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Camus, l'Algérien ou l'étranger ?

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  • Camus, l'Algérien ou l'étranger ?

    NOUVELOBS.COM

    A travers son œuvre et ses discours, Camus a toujours souligné son lien fidèle à sa terre natale, l’Algérie. Rejeté dans un premier temps par les Algériens, lui reprochant de ne pas avoir pris parti pour la libération, il est finalement peu à peu réintégré par la nouvelle génération. Paroles de Yasmina Khadra, Maïssa Bey et Boualem Sansal.


    Yasmina Khadra (Sipa)
    Je ne pourrai pas vivre en dehors d'Alger. Jamais. Je voyagerai car je veux connaître le monde mais, j'en ai la conviction, ailleurs, je serais toujours en exil". Cette phrase qu'Albert Camus a écrite à son ami Claude de Fréminville en octobre 1932 pourrait résumer à elle seule le lien indéfectible qui unit l'auteur de "l'Etranger" à sa terre natale. Camus est mort en 1960. Deux ans plus tard, l'Algérie déclarait son indépendance. On ne saura jamais qu'elle aurait été sa réaction à cette issue, mais tous les Algériens s'accordent à dire que Camus a chanté l'Algérie comme personne ne l'a jamais fait.
    Tout au long de son œuvre, la terre, la mer et le ciel algériens sont décrits avec lyrisme et nostalgie. Mais un décor méditerranéen, aussi chaleureux soit-il, ne peut s’affranchir à ce moment-là du fait colonial et de la guerre d’Algérie. Et malgré la lucidité de Camus sur le sort du peuple "indigène", il ne se fera pas à l'idée que l’Algérie retrouve son indépendance. "Il savait ce qu’il avait à perdre si l’Algérie venait à recouvrer son ‘algériannité’. Il s’accrochait à cette Algérie comme un naufragé à son épave. Il n’avait qu’un seul rivage: que ce pays reste ce qu’il a toujours été pour lui", considère l’écrivain algérien Yasmina Khadra. Ni totalement Français, ni totalement Algérien, Camus était entre les deux, impossible à situer, ni même à définir, suscitant méfiance et admiration à la fois. D'un coté, le respect pour son œuvre et sa fidélité à l'Algérie. De l'autre, une réserve critique à cause de sa discrétion sur la politique française en Algérie. La position de Camus sur le devenir de son pays était pourtant attendue à double titre: d’abord en tant qu’intellectuel, ensuite en tant que Français d’Algérie.

    Peu écouté


    Dans un climat de passions exacerbées, il sera peu écouté et mal compris. Rejeté dans un premier temps par les intellectuels algériens de l’époque, à l'instar de Kateb Yacine "flamme bourdonnante et presque dévastatrice", comme le décrit Yasmina Khadra, il sera finalement réintégré par la nouvelle génération issue des années noires du terrorisme, de Maïssa Bey à Boualem Sansal. Même s'il n'a pas rallié l'idée d'une nation algérienne, il s'est engagé en faveur de la justice et s'est insurgé contre le fait colonial, mais aussi contre les moyens qu’utilisait le FLN dans sa lutte pour l’indépendance.
    Du "Manifeste des intellectuels algériens en faveur du projet Violette", en 1937, qui prévoit une démocratisation de l'Algérie fondée sur l'idée d'assimilation, à l'appel à la trêve civile en 1956 pour un "vivre ensemble" qu'il publie dans l'Express, Camus s'est accroché à une solution difficile à tenir à mesure que la révolte grondait et que la guerre d'Algérie s'engageait. Un pacifisme qu'on lui a reproché, tant du côté algérien que du côté français.
    Son déchirement et son obstination ne seront pas compris. Répondant à un étudiant algérien en 1957 sur son manque d'engagement aux côtés du FLN, comme l'a été Sartre, Camus répond : "Je partage votre malheur […] J'ai toujours condamné la terreur, je dois condamner aussi un terrorisme qui frappe aveuglément, dans les rues d'Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice". Une phrase mal comprise qui lui fera prendre la décision en 1958 d’arrêter de s’exprimer publiquement, laissant son point de vue dans "Chroniques algériennes" où il rassemble tous ces articles sur le sujet.

    Un journaliste conscient


    À l’inverse de ses écrits littéraires dans lesquels il écrivait "une Algérie fantasmée", comme l’affirme Yasmina Khadra, ses écrits journalistiques sont clairs et sans concessions. Dès 1939, alors que peu se souciaient du sort de la population colonisée, Camus décrit dans une série d'articles de l'Alger Républicain intitulé "Misère de la Kabylie", la misère économique de cette population principalement des montagnes et dénonce "le mépris général où le colon tient le malheureux peuple de ce pays". Non seulement il dénonce l’exploitation coloniale, mais il propose des solutions et condamne la répression contre les pionniers de l'anticolonialisme, comme Messali Hadj. Plus tard, ce sont les événements de Sétif en 1945 et la torture de l’armée française que le journaliste de Combat dénonce.
    Aujourd'hui nombre d'Algériens, le pouvoir politique en premier, gardent rancœur et mépris. D'autres revendiquent une filiation, un patrimoine qu'ils s'approprient, admirant son écriture d’enfant du pays. Mais au-delà de la littérature, la politique, liée à la période coloniale, n'est jamais très loin, et avec cela le reproche incessant fait à Camus sur l'absence des Arabes dans ses romans. Aujourd’hui, il ne laisse pas indifférents ni l’Algérie, ni les Algériens. Tantôt haï, tantôt aimé, Camus ravive les douleurs, mais le plus souvent rappelle une Algérie chérie.

    Trois auteurs algériens témoignent de leur rapport à Camus (Cliquez pour accéder directement aux témoignage ) :

    > Yasmina Khadra : "Les Algériens étaient l'excroissance d’une faune locale"

    > Maïssa Bey : "Il ne faisait aucune concession au fait colonial"

    > Boualem Sansal : "Camus a écrit l'Algérie d'une manière charnelle"

    Yasmina Khadra : "Les Algériens étaient l'excroissance d’une faune locale"


    "J'avais 14 ans quand j’ai lu "L’Etranger". C'est ce roman qui m’a donné envie d’écrire en français. "L’Etranger" est une réussite. Chaque fois que je le relis, j’ai le sentiment de découvrir une autre œuvre, toujours plus grandiose. C'est le plus grand roman du XXeme siècle. Je l’ai toujours dit. Ce n’est pas ce que dit Camus qui m’intéresse, mais la façon dont il le dit. J’aime ce côté révolutionnaire qu’il a pour aborder les sujets. J'aime sa façon de domestiquer avec des mots simples l’absurdité des êtres et des choses. Camus écrivait l'Algérie avec un regard d’enfant triste. Il avait un objet de prédilection qu’il ne voulait partager avec personne. Et cet objet c’était l’Algérie. Il le serrait contre lui comme un bien précieux et je crois que cela empêcha son regard d’aller plus loin. C’est quelqu’un qui n’a jamais su dire l’Algérie dans sa pluralité. Il est resté dans un fantasme très personnel et très singulier.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

  • #2
    Je me suis approprié les espaces qu'il n'a pas voulu investir, tout cet espace vierge qu'il a abandonné. L’autre Algérie, le Kabyle, l’Arabe. J'ai essayé de donné un sens et une vie à tous ces territoires qui lui paraissaient dérisoires, insignifiants. Camus m’a laissé tout ce qu’il n’a pas voulu voir. Il a été comme un maraudeur qui s’aventure dans un verger. Il a pris les fruits qui lui paraissent les plus beaux. Et il m'a laissé tout le reste.
    Tout le reste, c'est cette communauté musulmane qu'il ne voyait pas, qu'il ignorait totalement ! Pour lui, c’était l’excroissance d’une faune locale. Des figurants, fantomatiques, qu’il préférait garder au loin. Des petites références géographiques. Je crois que les Algériens d'hier et d'aujourd'hui lui reprochent d’avoir résumé les Algériens en un seul vocable : l’Arabe. Et il y avait dans cet Arabe quelque chose de péjoratif, d’insupportable que les Algériens ont perçu comme une sorte de négation. L’Arabe était générique. C’était le sac dans lequel il mettait tous les autres qui n’étaient pas européens. Dans son fantasme, il assainissait, il élaguait pour ne garder que ce qui comptait à ses yeux. Et l’Arabe ne comptait pas à ses yeux. Il était dans son rêve algérien.
    Cela ne l'a pas empêché, dans son rôle de journaliste, de décrire le quotidien des Algériens avec justesse. Mais pas dans ses romans. J'ai toujours voulu lui répondre. "Ce que le jour doit à la nuit" (Ed. Julliard, 2008) est ma réponse algérienne, fraternelle. J’ai tout simplement voulu lui dire que l’Algérie, ce n’est pas ce type qu’on abat sur une plage parce qu’il fait chaud. J’ai voulu montrer que l’Algérien est une histoire, une épopée, une bravoure, une vaillance, une intelligence, une générosité. Toutes ces belles choses que Camus n’a pas réussies à déceler. J’ai toujours voulu lui dire que malgré la magnificence de ton talent, malgré ton immense génie, tu as été injuste avec l’Algérien !
    En revanche on a eu tort de lui reprocher la fameuse phrase dans laquelle il déclare préférer défendre sa mère avant la justice. Camus était un homme loyal, mais il a préféré le cœur à la raison à mon grand regret. Pour les intellectuels algériens de l'époque, cela a été un coup de poignard dans le cœur. A aucun moment, les Algériens n’ont réussi à situer Camus. Quand il écrivait dans la presse, il était hésitant. Il s’engageait, puis se rétractait, puis revenait… C’était quelqu’un qui n’arrivait pas à choisir. Il s’accrochait à cette Algérie comme un naufragé à son épave. Il n’avait qu’un seul rivage : que ce pays reste ce qu’il a toujours été pour lui. Il aimait atrocement ce pays. Et il était prêt à tous les sacrifices. Et jusqu’à sacrifier son âme pour son Algérie à lui. J’ai toujours dit qu’on ne devait jamais impliquer un écrivain ailleurs que dans son texte. Camus quand il écrit c’est une divinité. Ce qu’il écrit peut blesser, comme moi par exemple, mais je ne peux pas contester son immense génie et son immense talent. On continue de l’aimer. C’est un immense écrivain du patrimoine algérien. C’est notre seul prix Nobel.

    Maïssa Bey : "Il ne faisait aucune concession au fait colonial"


    "Camus fait partie des écrivains qui ont le mieux chanter la terre. En tant qu'écrivain, je puise ma sève dans les mêmes évidences : la lumière, l’ombre, la terre, la mer. Il écrivait l’Algérie comme personne ne l’a jamais écrit. Il a chanté ce pays qui le nourrissait et qui faisait de lui ce qu’il était. L’influence de la terre, sur lui et sur son écriture n’est plus à démontrer. On a souvent reproché à Albert Camus l’absence du peuple algérien qu’il côtoyait. Dans ses textes de fictions et particulièrement dans "L’Etranger" et dans "La Peste", qui se situait l’un à Alger, l’autre à Oran, on constate que les Arabes sont absents ou alors qu’ils ne sont que de vagues allusions. Cela a été retenu à charge contre Camus, disant qu'il niait leur existence. Mais si on essaye de comprendre la présence fugitive des Algériens, il faut se poser la question de la réalité telle qu’elle était vécue à ce moment là. Les Algériens et les Français se côtoyaient, mais il y avait une frontière réelle. Les textes de Camus correspondent exactement à ce qui se passait à ce moment-là. Les passerelles entre les deux peuples étaient rares. Elles étaient le fait d’intellectuels seulement. Il y avait très peu de contacts. Les œuvres des auteurs algériens de l'époque en sont la preuve. Dans "La Grande Maison" de Mohamed Dib par exemple, dans lequel l’auteur revient sur son enfance à Tlemcen, la seule présence des Français est visible seulement quand l’enfant Omar va porter des paniers au marché et entre dans une maison française. C’est la seule fois où il y a un "contact". Ce n’est que le reflet d’une réalité qui était là. Il y avait les quartiers européens et les quartiers algériens et de fait une séparation géographique quotidienne.
    Dans ses "Carnets", véritable mine d'or, on se rend compte que les Algériens étaient beaucoup plus présents qu’on a bien voulu le dire. On y découvre un Camus révolté par l’indignité de la situation des Algériens, surtout lorsqu'il décrit la situation en 1945 juste après les événements de Sétif. Et c’est une analyse qui ne fait aucune concession au fait colonial. Il évoque les tickets de rationnement en période de guerre, en expliquant que la ration de pain octroyé au Français était supérieure à celle d'un Algérien. Il avait une inconscience aigüe de l’injustice de la situation. Et dans son engagement d’homme, d’écrivain et de philosophe, je pense qu’il n’était pas insensible à cela. C’était un homme profondément meurtrie par la violence aveugle de son pays pendant la guerre, et on sait comment Camus condamnait la violence, au contraire de Sartre. Il était déchiré, écartelé. La fameuse phrase retenue à charge contre lui, était un cri du cœur, qui ne résumait pas son engagement, mais l’état dans lequel il était. Aujourd’hui, beaucoup d’Algériens peuvent se reconnaître dans cette phrase. Et ils sont d'ailleurs beaucoup à l’admettre. Mais pendant longtemps, il y a eu une incompréhension. L’écartèlement de Camus était difficile à accepter. Il a été rejeté par ses deux communautés d’appartenances. Les Français et les Algériens lui ont reproché son manque d’engagement pour l’une ou l’autre des deux parties. Et ce qui d’ailleurs l’a conduit à se murer dans le silence, tant il le vivait mal. Et pourtant, quand on lit ses textes, on devine qu’il adhérait totalement aux revendications des Algériens. Ce qui le gênait c’était les méthodes et les moyens.
    Aujourd'hui la place de Camus en Algérie est ambigüe. Ces dix dernières années de violence a fait revenir Camus comme objet d’étude. Beaucoup d’intellectuels algériens le revendiquent comme faisant partie du patrimoine, particulièrement chez les écrivains. Mais j'en doute. Si Camus faisait partie du patrimoine, concrètement cela voudrait dire qu’il y aurait une rue Camus, un lycée Camus, une place Camus. Il n’y en a pas. Je ne crois pas que l'Algérie est prête à le reconnaître. Et pourtant, quand on voit le nombre de titres d’ouvrages qui s’intitulent "Camus l’Algérien", je me dis qu'il y a un désir profond de se réapproprier cette voix, ces mots. Les choses évoluent. Mais comment définir l’algérianité de Camus et surtout celle de tous les Algériens ? Qu’est-ce qu’est être algérien ? C’est une question que nous-mêmes, nous nous posons. Pour moi, Camus est algérien parce que c’est quelqu’un de lié à la terre qui l’a vu naître. C’est une évidence qu’on ne peut pas nier. Camus à été forgé par la lumière de cette terre, par ses contradictions. Et il le dit lui-même dans tous ses textes. On sent qu’il ne peut pas se situer ailleurs. Il disait, et j’aime beaucoup cette phrase : ‘Je ne pourrai jamais vivre en dehors d'Alger. Jamais. […] Ailleurs je serais toujours en exil’ ».

    Boualem Sansal


    "Ce qui saute aux yeux, c'est qu'il écrivait l'Algérie avec beaucoup d'amour. Il a aimé ce pays d'une manière charnelle. Avec des mots, des accents, une musique extraordinaire. Il donne envie d'aimer cette terre, même sans la connaître, même s'il ne parle que de son Algérie à lui. Camus, c'est la nostalgie de l'Algérie, ce qu'elle n'est plus. Quand on lit Camus, on voit une autre Algérie, belle, qui parle à la chair et au corps, qui parle à l'humain.
    On lui a reproché sa discrétion sur le peuple algérien, de ne pas avoir exprimé son empathie d'une manière plus nette, plus directe. Et je pense qu'il a fait ce choix à cause d'un sentiment de culpabilité. Camus était dans le déchirement. Il observait une situation de colonisation qu'il dénonçait. A l'époque l'état d'urgence était d'une complexité incroyable. Tout le monde se posait des questions, même Camus. Et il fallait faire attention à ce qui se disait. Moi qui vit en Algérie aujourd'hui j'ai les mêmes réticences à prendre la parole en public. Sans doute par peur de heurter les sensibilités. Aimés par les uns, détestés par les autres, Camus était dans une situation qui l'obligeait à modérer ses propos. On lui a fait un mauvais procès en lui reprochant sa fameuse phrase sur la mère et la justice. Aujourd'hui les choses ont changées. Le reproche de son ambivalence est de plus en plus compris. Après quinze ans de terrorisme, les Algériens se sont mis à la place de Camus qui avait peur que sa mère ne se fasse emporter par une bombe. La société civile découvre Camus grâce notamment à des écrivains comme Yasmina Khadra et Maïssa Bey qui en font l'éloge. Camus est un enfant du pays. Il a même été question à un moment de baptiser le lycée français du nom de Camus. Ca ne s'est pas fait, le discours officiel reste encore méfiant. Cela aurait été un signe de réconciliation fort entre la France et l'Algérie. Dommage, le traité d'amitié de Bouteflika a pris l'eau. Mais je suis sûr que bientôt, Camus fera partie du programme scolaire. Les choses bougent. L'Algérien commence à ressentir le besoin de rejeter les idéologies, de reprendre leur vie en main et de retrouver leur dignité. Comme Camus. S’il était encore vivant, je lui écrirais tous les jours, en tant que lecteur et lui dirais combien je l'admire et comment il me fascine. »

    Propos recueillis par Sarah Diffalah - nouvelobs.com
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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    • #3
      Camus, l'Algérien ou l'étranger ?
      Algérien d'une algérie qui n'existe plus.....

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      • #4
        POUR EN FINIR AVEC CAMUS : «L’étranger» au calvaire colonial des Algériens

        jeudi 7 janvier 2010
        «(...) Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce malheur. C’est le sang, les haines décharnent le coeur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donné naissance...»
        Albert Camus
        Albert Camus au Panthéon ? Cette interrogation franco française nous donne l’opportunité de décrire l’ambiguité du discours chez Camus s’agissant de l’indépendance de l’Algérie. On a souvent parlé, en effet de Camus comme d’un Français contre l’indépendance de l’Algérie et pendant des années, il était tabou. Les rares intellectuels algériens qui en parlent le font avec des précautions oratoires pour ne pas s’attirer les foudres du consensus révolutionnaire ambiant. Souvenons-nous de la phrase : «Entre ma mère et la justice, je choisirai ma mère.» S’il est vrai que la phrase qui fait débat est souvent citée hors de son contexte, s’il est vrai aussi que comme tout «méditerranéen», Camus aimait beaucoup sa mère, il est possible que Camus, dans le contexte difficile de la guerre, eut à faire un choix douloureux qui lui fait préférer la France à la justice à rendre à ceux qui la réclament. Avec le temps et l’apaisement des douleurs, voici le temps de l’anamnèse. On commence à trouver à Camus quelques talents et même certains s’en réclament voire à tort se l’approprient. Camus l’Algérien ! L’était-il?
        Nous allons tracer le parcours atypique d ’Albert Camus qui eut deux vies, celle vécue dans sa terre natale l’Algérie et celle en «Métropole» où il sera amené à prendre faits et causes pour la France coloniale. Le 7 novembre 1913 naissait Albert Camus à Mondovi, petit village près de Annaba. Albert Camus, élevé par sa mère mais surtout par une grand-mère autoritaire, «apprend la misère» dans le quartier populaire de Belcourt, à Alger où ils ont émigré : «La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire ; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout.» Sa mère, Catherine Sintès, d’origine espagnole, fait des ménages pour nourrir ses deux fils. Camus éprouve pour elle une affection sans bornes. Camus entre au lycée Bugeaud d’Alger en 1924. En 1930 il passe son baccalauréat. Premières atteintes de la tuberculose, maladie. En 1934 il adhère au parti communiste. En 1937 il doit rompre avec le parti communiste qui le somme de réviser ses convictions, favorables aux revendications musulmanes.
        Un parcours atypique
        Camus fonde, avec Pascal Pia qui en est l’instigateur, le journal Alger républicain qui, aussitôt, tranche avec le silence complice des autres quotidiens. Camus fait scandale par ses prises de position contre l’oppression coloniale, contre une tutelle qui maintient dans la misère et l’asservissement le peuple musulman, il publie, dans les colonnes d’Alger républicain, puis de Soir républicain, organe du Front populaire, plus de cent articles : politique locale ou nationale, chroniques judiciaires et littéraires, reportages, dont l’important Misère de la Kabylie.(1)
        Si les écrits de Camus sur la misère sont indéniablement accablants pour le pouvoir colonial , on ne connaît pas, dans le fond, la position de Camus concernant la tentative de génocide de 1945. Albert Camus est mort en janvier 1960, au moment où l’option de la négociation avec le FLN pour préparer l’indépendance de l’Algérie commençait à être envisagée par le général de Gaulle. On ne sait pas comment il aurait réagi s’il avait vécu en 1960, 1961 et 1962, à un moment où chacun a eu à choisir entre cette acceptation de l’indépendance et l’option du putsch et de l’OAS. « Quoi qu’il en soit, les textes qu’il a écrits en mai 1945 pour le journal Combat montrent son estime et sa grande attention aux populations arabes déshéritées, ainsi que sa conviction qu’il s’agit «de faire jouer à leur propos les principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes.» Voici des extraits de ces textes : «[...] Sur le plan politique, je voudrais rappeler aussi que le peuple arabe existe. Je veux dire par là qu’il n’est pas cette foule anonyme et misérable où l’Occident ne voit rien à respecter ni à défendre. Il s’agit au contraire d’un peuple de grandes traditions et dont les vertus, pour peu qu’on veuille l’approcher sans préjugés, sont parmi les premières Ce peuple n’est pas inférieur, sinon par la condition de vie où il se trouve, et nous avons des leçons à prendre chez lui, dans la mesure même où il peut en prendre chez nous. Trop de Français, en Algérie ou ailleurs, l’imaginent par exemple comme une masse amorphe que rien n’intéresse. (...) Tout ceci, en tout cas, doit nous apprendre à ne rien préjuger en ce qui concerne l’Algérie et à nous garder des formules toutes faites. (...)» »(1)
        Pour Camus les massacres de 1945 sont un simple ras-le-bol social et économique et il apporte ce faisant, des remèdes superficiels : «L’Algérie de 1945 est plongée dans une crise économique et politique qu’elle a toujours connue, mais qui n’avait jamais atteint ce degré d’acuité. Dans cet admirable pays qu’un printemps sans égal couvre en ce moment de ses fleurs et de sa lumière, des hommes souffrent de faim et demandent la justice. Ce sont des souffrances qui ne peuvent nous laisser indifférents, puisque nous les avons connues. Au lieu d’y répondre par des condamnations, essayons plutôt d’en comprendre les raisons et de faire jouer à leur propos les principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes. (..)Un peuple qui ne marchande pas son sang dans les circonstances actuelles est fondé à penser qu’on ne doit pas lui marchander son pain. [...] Les massacres de Guelma et de Sétif ont provoqué chez les Français d’Algérie un ressentiment profond et indigné. La répression qui a suivi a développé dans les masses arabes un sentiment de crainte et d’hostilité. (...) Tout ce que nous pouvons faire pour la vérité, française et humaine, nous avons à le faire contre la haine. A tout prix, il faut apaiser ces peuples déchirés et tourmentés par de trop longues souffrances. Pour nous, du moins, tâchons de ne rien ajouter aux rancoeurs algériennes.»(1)
        L’écrivain américain Edward Saïd va à contresens de la doxa laudative concernant Camus. Il décèle dans son oeuvre un plaidoyer sincère pour la colonisation européenne à l’instar de Joseph Conrad ou de Rudyard Kipling. Ecoutons-le : « Albert Camus est le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec quelque justification, être considéré comme d’envergure mondiale. (...) Camus joue un rôle particulièrement important dans les sinistres sursauts colonialistes qui accompagnent l’enfantement douloureux de la décolonisation française du XXe siècle. C’est une figure impérialiste très tardive : non seulement il a survécu à l’apogée de l’empire, mais il survit comme auteur «universaliste», qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié.(...) »(2)
        The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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        • #5
          « O’Brien, dans un livre qui ressemble beaucoup à l’étude de Raymond Williams sur Orwell, écrit : Il est probable qu’aucun auteur européen de son temps n’a si profondément marqué (...) De plus, Joseph Conrad et Camus ne sont pas les représentants d’une réalité aussi impondérable que la «conscience occidentale», mais bien de la domination occidentale sur le monde non européen. Conrad exprime cette abstraction avec une force qui ne trompe pas, dans son essai Geography and Some Explorers. Il y célèbre l’exploration de l’Arctique par les Britanniques puis conclut sur un exemple de sa propre «géographie militante» : J’ai posé le doigt au beau milieu de la tache, alors toute blanche, qu’était l’Afrique, et j’ai déclaré : «Un jour j’irai là-bas.» Il y est allé, bien sûr, et il reprend le geste dans Au coeur des ténèbres ».(2)
          « Le colonialisme occidental, qu’O’Brien et Conrad se donnent tant de mal pour décrire, est, premièrement, une pénétration hors des frontières européennes et dans une autre entité géographique. Deuxièmement, il ne renvoie nullement à une «conscience occidentale» anhistorique «à l’égard du monde non occidental» : l’écrasante majorité des indigènes africains et Indiens ne rapportaient pas leurs malheurs à la «conscience occidentale», mais à des pratiques coloniales très précises comme l’esclavage, l’expropriation, la violence des armes. C’est une relation laborieusement construite où la France et la Grande-Bretagne s’autoproclamaient l’«Occident» face aux peuples inférieurs et soumis du «non-Occident», pour l’essentiel inerte et sous-développé. (...) Car, si regrettable qu’ait été le comportement collectif des colons français en Algérie, il n’y a aucune raison d’en accabler Camus.(...) »(2)
          « Allant plus loin que la plupart des critiques, O’Brien observe que le choix n’est pas innocent : bien des éléments de ces récits (par exemple le procès de Meursault [dans L’Etranger]) constituent une justification furtive ou inconsciente de la domination française, ou une tentative idéologique de l’enjoliver....) Lorsque son oeuvre évoque en clair l’Algérie contemporaine, Camus s’intéresse en général aux relations franco-algériennes telles qu’elles sont, et non aux vicissitudes historiques spectaculaires qui constituent leur destin dans la durée. (...) Il faut donc comparer les assertions et présupposés de Camus sur l’histoire algérienne avec les histoires écrites par des Algériens après l’Indépendance, afin d’appréhender pleinement la controverse entre le nationalisme algérien et le colonialisme français. (...) L’écriture de Camus est animée par une sensibilité coloniale extraordinairement tardive et en fait sans force, qui refait le geste impérial en usant d’un genre, le roman réaliste, dont la grande période en Europe est depuis longtemps passée.(...) »(2)
          « Même si, selon tous ses biographes, Camus a grandi en Algérie en jeune Français, il a toujours été environné des signes de la lutte franco-algérienne. Il semble en général les avoir esquivés (..). Quand, dans les dernières années de sa vie, Camus s’oppose publiquement, et même violemment, à la revendication nationaliste d’indépendance algérienne, il le fait dans le droit-fil de la représentation qu’il a donnée de l’Algérie depuis le début de sa carrière littéraire, même si ses propos font alors tristement écho à la rhétorique officielle anglo-française de Suez. Ses commentaires sur le «colonel Nasser», sur l’impérialisme arabe et musulman, nous sont familiers, mais le seul énoncé politique, d’une intransigeance totale, qu’il consacre à l’Algérie dans ce texte apparaît comme un résumé sans nuance de tout ce qu’il a écrit antérieurement : «En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. (...)» »(2)
          « Quelle différence, conclut Saïd, d’attitude et de ton dans le livre de Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie publié, comme L’Exil et Le Royaume, en 1958 : ses analyses réfutent les formules à l’emporte-pièce de Camus et présentent franchement la guerre coloniale comme l’effet d’un conflit entre deux sociétés. (...) Camus confirme donc et raffermit la priorité française, il ne condamne pas la guerre pour la souveraineté livrée aux musulmans algériens depuis plus d’un siècle, il ne s’en désolidarise pas. Au centre de l’affrontement, il y a la lutte armée, dont les premiers grands protagonistes sont le maréchal Théodore Bugeaud et l’émir Abd El-Kader. (...) «Il faut empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer», avait ordonné Bugeaud. (...) Le général Changarnier décrit l’agréable distraction qu’il octroie à ses soldats en les laissant razzier de paisibles villages ; ce type d’activité est enseigné par les Ecritures, dit-il, Josué et d’autres grands chefs dirigeaient «de bien terribles razzias» et étaient bénis par Dieu.(...) »(2)
          Que les messieurs du Nobel aient cru bon de «couronner» l’immense talent littéraire d’Albert Camus, ne doit pas nous interdire de porter un jugement de valeur sur le combat politique de l’homme. Camus n’a pas compris ou a refusé de comprendre que l’indépendance des colonies était inéluctable ; il avait pourtant l’exemple de l’Inde, du Maroc et de la Tunisie. Pour lui l’Algérie devait demeurer française, il disait, qu’il faut se poser la question à partir de quelle conquête une terre vous appartient mais que des «aménagements» devraient y être permis aux indigènes pour que tout reste comme avant. Il est à craindre que les articles de Camus pendant sa période à Alger Républicain sur la misère noire en Kabylie ne soient, en fait, que des appels à la charité et non pas des appels à la liberté, à l’égalité et la fraternité...
          L’Algérie aseptisée
          Les exégèses de Camus s’évertuent à décortiquer le sens profond de telle ou telle phrase. Pour nous, Camus a raté le train de la décolonisation en s’accrochant à une vision passéiste du monde. Cela n’enlève rien à son immense talent, à ses beaux textes sur l’Algérie de Tipaza la Romaine, de Salsa la Berbère, bref, une Algérie aseptisée, avec les monuments sans arabe, sans culture autochtone si ce n’est celle de Meursaut...le personnage central de l’Etranger Pour sa position ambiguë sur l’Algérie, au contraire de celle de Jean-Paul Sartre qui refusa, lui, le prix Nobel en écrivant au Comité Nobel une lettre magnifique : «(...)Pendant la guerre d’Algérie alors que nous avions signé le Manifeste des 121, j’aurais accepté le prix avec reconnaissance, parce qu’il n’aurait pas honoré que moi mais aussi la liberté pour laquelle nous luttions. Mais cela n’a pas eu lieu et ce n’est qu’à la fin des combats que l’on me décerne le prix.»
          Il n’est pas sûr que Camus aurait aussi, s’il avait vécu, signé le fameux «Manifeste des 121» dont la conclusion est sans appel avec trois propositions finales : «Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien. Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français. La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres.» Camus restera encore une énigme controversée et il serait malvenu aux Algériens de «se l’approprier», car il a vécu dans une Algérie à des années-lumière d’une autre Algérie, celle des damnés de la Terre dont parle si justement Frantz Fanon, un autre géant qui, lui, s’impliqua à en mourir pour la liberté de l’Algérie.
          1.Albert Camus : L’Algérie en mai 1945 Revue les deux rives de la Méditerranée 29 10 2007
          2.Edward Saïd : Albert Camus, ou l’inconscient colonial.Le Monde Diplomatique 11/ 2000
          Pr Chems Eddine CHITOUR
          Ecole Polytechnique Alger enp-edu.dz
          The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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