Paul Jorion, 8 janvier 2010
A propos de la critique de « L’argent, mode d’emploi » par Jean-Marie Harribey dans Alternatives Economiques : « De quoi l’argent est-il le nom ? », nous avons eu la correspondance suivante, que nous avons tous deux accepté de rendre publique à l’invitation d’Alain Caillé.
Correspondance Harribey – Jorion (10 décembre 2009)
Harribey : L’intérêt est toujours un prélèvement sur le fruit du travail productif, plus précisément une portion du surplus engendré par celui-ci. Vous réhabilitez d’une certaine manière l’économie politique et Marx. Est-ce le cas ?
Jorion : Oui. Dans la note aux pages 95 et 96 de « L’argent, mode d’emploi », je situe ma démarche par rapport à Quesnay et Marx.
H : Vous critiquez Keynes pour qui l’intérêt est le prix de l’arbitrage entre placement et thésaurisation et non pas entre placement et consommation. Pourquoi lui reprocher de voir dans l’intérêt « une prime de risque (…), dimension qui domine dans le crédit à la consommation » (p. 105), ou lui faire grief d’ignorer la répartition du revenu global ?
J : Je ne pense pas nier la dimension prime de risque. Je décompose quelque part le coupon en 1) coût du financement, 2) frais de gestion, 3) prime de risque et 4) marge bancaire. Ce que je reproche à Keynes, c’est d’ignorer, comme la plupart des économistes depuis le XIXe siècle, le fait que les intérêts sont l’une des composantes résultant de la redistribution du surplus.
H : Pourquoi la fonction de réserve de valeur de la monnaie « ne lui est-elle pas constitutive » mais « n’apparaît que parce que l’argent stagne là où il existe en trop grande quantité pour être utilisé » (p. 285). L’incertitude radicale soulignée par Keynes n’existe donc pas ?
J : Effectivement, la qualité de l’argent d’être marchandise spécialisée dans l’échange est à mon sens sa propriété essentielle ; celle d’être une réserve de valeur est à mes yeux une de ses qualités accidentelles. Ce n’est pas l’incertitude, à mon sens, qui est rétribuée mais le risque effectif. Keynes me semble influencé ici par la qualité très « bayésienne », très « subjectiviste », de ses travaux sur la théorie des probabilités.
H : Le billet de 100 € que j’ai en poche n’a pas le même statut que les 100 € déposés sur un compte dans une banque ordinaire. L’un est de la vraie monnaie selon vous, la somme inscrite à mon crédit ne l’est pas car elle n’est qu’une reconnaissance de dette de la banque envers moi, dont je ne peux me prévaloir que si celle-ci n’a pas utilisé ailleurs mon dépôt. Mais le billet banque centrale est lui aussi une reconnaissance de dette de la banque centrale, et il n’est pas vrai que la banque ordinaire peut me priver de l’utilisation de mon dépôt pour le prêter à une autre. Le billet et le dépôt ne sont ni plus ni moins l’un que l’autre exempts de conditions : la principale étant d’ailleurs, pour fonctionner comme monnaie inaltérée, d’avoir en face d’eux des marchandises à acheter, immédiatement ou plus tard.
J : « Le billet banque centrale est lui aussi une reconnaissance de dette de la banque centrale ». Je ne lis là qu’une métaphore – qui émerge historiquement comme on le sait, au milieu du XIXe siècle – et qui était plausible à l’époque du métallisme : on peut se faire échanger son billet pour une certaine quantité d’or en banque centrale, mais à mon sens – et comme je l’explique dans « L’argent, mode d’emploi » – le métallisme repose sur un malentendu quant à la nature de l’argent, que sa doublure par un métal précieux constituant son gage est nécessaire. En fait l’argent ne peut pas fonctionner sans la garantie d’un État (qui poursuit les faux-monnayeurs, etc.) et du coup la doublure-gage n’est en réalité jamais nécessaire. On a attiré mon attention récemment sur le fait que je reproduis là un raisonnement qui se trouve déjà chez Locke.
H : Ce ne sont pas les crédits qui font les dépôts mais l’inverse pour vous. Plus encore, les banques prêtent à d’autres les dépôts effectués par leurs clients. « Dans leur pratique quotidienne, les banques commerciales prêtent à certains de leurs clients l’argent que d’autres déposent sur leurs comptes courants. Les sommes figurant sur ces comptes n’en restent pas moins disponibles aux déposants. Cette double utilisation est possible du fait que les banques s’organisent à partir de la constatation faite par elles que les sommes déposées sur un compte courant y restent en général un certain temps, dont elles peuvent tenir compte, et que tous les déposants ne réclameront pas simultanément l’ensemble des sommes qu’ils ont déposées. » (p. 131) Tandis que, plus loin, vous affirmez que ces sommes « ne peuvent pas être mobilisées simultanément » (p. 143).
J : Oui : il y a « double utilisation » : comme reconnaissance de dette pour l’un et comme argent pour l’autre. Ce qui permet la double utilisation, c’est le fait qu’il n’y ait pas double utilisation comme « argent ». Une double utilisation comme argent, c’est ce que j’appelle « double mobilisation », celle-là n’est pas possible : « ne peuvent pas être mobilisées simultanément ».
A propos de la critique de « L’argent, mode d’emploi » par Jean-Marie Harribey dans Alternatives Economiques : « De quoi l’argent est-il le nom ? », nous avons eu la correspondance suivante, que nous avons tous deux accepté de rendre publique à l’invitation d’Alain Caillé.
Correspondance Harribey – Jorion (10 décembre 2009)
Harribey : L’intérêt est toujours un prélèvement sur le fruit du travail productif, plus précisément une portion du surplus engendré par celui-ci. Vous réhabilitez d’une certaine manière l’économie politique et Marx. Est-ce le cas ?
Jorion : Oui. Dans la note aux pages 95 et 96 de « L’argent, mode d’emploi », je situe ma démarche par rapport à Quesnay et Marx.
H : Vous critiquez Keynes pour qui l’intérêt est le prix de l’arbitrage entre placement et thésaurisation et non pas entre placement et consommation. Pourquoi lui reprocher de voir dans l’intérêt « une prime de risque (…), dimension qui domine dans le crédit à la consommation » (p. 105), ou lui faire grief d’ignorer la répartition du revenu global ?
J : Je ne pense pas nier la dimension prime de risque. Je décompose quelque part le coupon en 1) coût du financement, 2) frais de gestion, 3) prime de risque et 4) marge bancaire. Ce que je reproche à Keynes, c’est d’ignorer, comme la plupart des économistes depuis le XIXe siècle, le fait que les intérêts sont l’une des composantes résultant de la redistribution du surplus.
H : Pourquoi la fonction de réserve de valeur de la monnaie « ne lui est-elle pas constitutive » mais « n’apparaît que parce que l’argent stagne là où il existe en trop grande quantité pour être utilisé » (p. 285). L’incertitude radicale soulignée par Keynes n’existe donc pas ?
J : Effectivement, la qualité de l’argent d’être marchandise spécialisée dans l’échange est à mon sens sa propriété essentielle ; celle d’être une réserve de valeur est à mes yeux une de ses qualités accidentelles. Ce n’est pas l’incertitude, à mon sens, qui est rétribuée mais le risque effectif. Keynes me semble influencé ici par la qualité très « bayésienne », très « subjectiviste », de ses travaux sur la théorie des probabilités.
H : Le billet de 100 € que j’ai en poche n’a pas le même statut que les 100 € déposés sur un compte dans une banque ordinaire. L’un est de la vraie monnaie selon vous, la somme inscrite à mon crédit ne l’est pas car elle n’est qu’une reconnaissance de dette de la banque envers moi, dont je ne peux me prévaloir que si celle-ci n’a pas utilisé ailleurs mon dépôt. Mais le billet banque centrale est lui aussi une reconnaissance de dette de la banque centrale, et il n’est pas vrai que la banque ordinaire peut me priver de l’utilisation de mon dépôt pour le prêter à une autre. Le billet et le dépôt ne sont ni plus ni moins l’un que l’autre exempts de conditions : la principale étant d’ailleurs, pour fonctionner comme monnaie inaltérée, d’avoir en face d’eux des marchandises à acheter, immédiatement ou plus tard.
J : « Le billet banque centrale est lui aussi une reconnaissance de dette de la banque centrale ». Je ne lis là qu’une métaphore – qui émerge historiquement comme on le sait, au milieu du XIXe siècle – et qui était plausible à l’époque du métallisme : on peut se faire échanger son billet pour une certaine quantité d’or en banque centrale, mais à mon sens – et comme je l’explique dans « L’argent, mode d’emploi » – le métallisme repose sur un malentendu quant à la nature de l’argent, que sa doublure par un métal précieux constituant son gage est nécessaire. En fait l’argent ne peut pas fonctionner sans la garantie d’un État (qui poursuit les faux-monnayeurs, etc.) et du coup la doublure-gage n’est en réalité jamais nécessaire. On a attiré mon attention récemment sur le fait que je reproduis là un raisonnement qui se trouve déjà chez Locke.
H : Ce ne sont pas les crédits qui font les dépôts mais l’inverse pour vous. Plus encore, les banques prêtent à d’autres les dépôts effectués par leurs clients. « Dans leur pratique quotidienne, les banques commerciales prêtent à certains de leurs clients l’argent que d’autres déposent sur leurs comptes courants. Les sommes figurant sur ces comptes n’en restent pas moins disponibles aux déposants. Cette double utilisation est possible du fait que les banques s’organisent à partir de la constatation faite par elles que les sommes déposées sur un compte courant y restent en général un certain temps, dont elles peuvent tenir compte, et que tous les déposants ne réclameront pas simultanément l’ensemble des sommes qu’ils ont déposées. » (p. 131) Tandis que, plus loin, vous affirmez que ces sommes « ne peuvent pas être mobilisées simultanément » (p. 143).
J : Oui : il y a « double utilisation » : comme reconnaissance de dette pour l’un et comme argent pour l’autre. Ce qui permet la double utilisation, c’est le fait qu’il n’y ait pas double utilisation comme « argent ». Une double utilisation comme argent, c’est ce que j’appelle « double mobilisation », celle-là n’est pas possible : « ne peuvent pas être mobilisées simultanément ».
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