Suite à la crise des banlieues en France, les intellectuels et sociologues tentent de décrypter le mal profond qui ronge ces quartiers. Ici l’auteur met l’accent sur le caractère provisoire des cités ouvrières, qui ne sont pas adaptées à devenir lieux de vie à long terme.
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François Dubet, professeur de sociologie à l'université Bordeaux-II et à l'EHESS, s'est exprimé lors lors de la première conférence sur le thème de la société inégalitaire. Voici des extraits de son intervention.
« Il faut refuser une idée simple, celle que peut donner les sondages et qui serait que la pauvreté croît depuis vingt ans de manière exponentielle. Non, ça dépend, c'est plus compliqué, que ça, il faut rejeter cette image catastrophiquement inégalitaire. Il y a simplement une concentration : les pauvres ne sont pas de plus en plus pauvres, mais de plus en plus ensemble. Quand vous prenez “les quartiers”, vous pouvez doubler le nombre de Rmistes, de chômeurs, de délinquants et de victimes.
» A leur création, les HLM étaient des sas, pas agréables à vivre, mais les gens y restaient trois ans. Désormais en HLM, il n'y qu'1% des appartements qui bougent. Les gens sont cloués. La projection des inégalités dans l'espace géographique s'est beaucoup creusée. Il y a 20 ans, les quartiers difficiles semblaient les endroits où finissait de mourir le monde ouvrier. Il y avait une idée de fin du monde : ceux qui manifestaient aux Minguettes en 1981, c'étaient de jeunes immigrés qui voyaient leurs projets d'intégration se casser. A l'époque, ils se définissaient sur le mode social : “Nous sommes les enfants de travailleurs privés de travail.” On était déjà dans une sorte de crise de la société industrielle, et la référence, c'était ça : la société industrielle. Maintenant, ce qui était perçu comme un problème social est perçu, entre autres, sur des termes ethniques : “Nous sommes Noirs, nous sommes Arabes, nous sommes de telle ou telle cité.”
» En 25 ans, on passe d'un monde ouvrier qui se défait à un monde de ghetto, où les composantes sociales et culturelles se mêlent dans un espace conscient d'être isolé. Le monde des cités s'est reconstruit avec une énorme conscience du dedans et du dehors. C'est un espace totalement traversé par les médias, et avec énormément de contrôle social, d'honneur, de contrôle des filles, ce sont des choses qu'on ne voyait pas il y a 20 ans. Il y a un “capital guerrier” là-dedans. On doit se faire sa place dans ce monde. De même, la figure du militant, du travailleur social qu'il pouvait y avoir a été remplacée par la figure de l'homme de foi, une figure morale et communautaire. Ce qui a aussi changé, c'est qu'avant, ceux qui s'en sortaient restaient pour tirer les autres, comme le fils de paysan qui devenait instituteur et qui restait dans le village pour le tirer. Maintenant, on se tire.
» L'exclusion s'est également accrue car la volonté d'intégration s'est renforcée. Il y a 20 ans, on arrêtait les études après le collège, maintenant, 70% d'une génération atteint le bac, donc l'école et les stages deviennent très importants, mais on avale les enfants des quartiers et on les relègue dans les filières mauvaises. Ils partagent ce sentiment : “L'école m'oblige à y aller, pour m'exclure. L'école est la seule manière que j'ai de m'en sortir, mais elle ne me propose rien d'efficace.” Donc, on est piégés par les institutions, même si celles-ci font un effort pour qu'on s'en sorte. Il faut aussi dire que les systèmes sont entièrement contrôlés par les blancs.
» On passe d'une vision sociale d'un problème social à une vision nationale d'un problème social. Et ce qui me frappe finalement, ce n'est pas que les quartiers ont changé, c'est que la vision qu'en a la société a changé. On est complètement dans une déseuphémisation du langage. On ne dit plus “enfants d'ouvriers” mais “cas sociaux, handicapés sociaux”. Maintenant, il s'est créé l'idée que les vraies victimes sont les classes moyennes qui vont au front de ces quartiers. Résultat, des réformes comme l'apprentissage à 14 ans, la fin du collège unique, sont passées très facilement. On manipule le sentiment d'insécurité : une frontière se forme entre les “gens normaux” et ceux qui, parce qu'ils sont victimes, deviennent dangereux. Maintenant, on critique violemment les inégalités sociales, mais on critique aussi violemment le pauvre. Et les classes moyennes ont des sentiments de sympathie pour les pauvres tant qu'ils peuvent assurer leur fuite, qu'ils ne sont pas obligés de fréquenter le même établissement scolaire.
» Pour résumer, les problèmes qui étaient vus il y a vingt ans comme sociaux et interrogeant la société sont vus désormais comme des problèmes culturels, des problèmes d'institutions, des problèmes d'étrangers, des problèmes de classes dangereuses. Bientôt, on ne parlera même plus des immigrés, mais des minorités, comme on parle aux Etats-Unis d'Afro-Américains. Prenons garde. »
http://origine.liberation.fr/page.php?Article=353686
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François Dubet, professeur de sociologie à l'université Bordeaux-II et à l'EHESS, s'est exprimé lors lors de la première conférence sur le thème de la société inégalitaire. Voici des extraits de son intervention.
« Il faut refuser une idée simple, celle que peut donner les sondages et qui serait que la pauvreté croît depuis vingt ans de manière exponentielle. Non, ça dépend, c'est plus compliqué, que ça, il faut rejeter cette image catastrophiquement inégalitaire. Il y a simplement une concentration : les pauvres ne sont pas de plus en plus pauvres, mais de plus en plus ensemble. Quand vous prenez “les quartiers”, vous pouvez doubler le nombre de Rmistes, de chômeurs, de délinquants et de victimes.
» A leur création, les HLM étaient des sas, pas agréables à vivre, mais les gens y restaient trois ans. Désormais en HLM, il n'y qu'1% des appartements qui bougent. Les gens sont cloués. La projection des inégalités dans l'espace géographique s'est beaucoup creusée. Il y a 20 ans, les quartiers difficiles semblaient les endroits où finissait de mourir le monde ouvrier. Il y avait une idée de fin du monde : ceux qui manifestaient aux Minguettes en 1981, c'étaient de jeunes immigrés qui voyaient leurs projets d'intégration se casser. A l'époque, ils se définissaient sur le mode social : “Nous sommes les enfants de travailleurs privés de travail.” On était déjà dans une sorte de crise de la société industrielle, et la référence, c'était ça : la société industrielle. Maintenant, ce qui était perçu comme un problème social est perçu, entre autres, sur des termes ethniques : “Nous sommes Noirs, nous sommes Arabes, nous sommes de telle ou telle cité.”
» En 25 ans, on passe d'un monde ouvrier qui se défait à un monde de ghetto, où les composantes sociales et culturelles se mêlent dans un espace conscient d'être isolé. Le monde des cités s'est reconstruit avec une énorme conscience du dedans et du dehors. C'est un espace totalement traversé par les médias, et avec énormément de contrôle social, d'honneur, de contrôle des filles, ce sont des choses qu'on ne voyait pas il y a 20 ans. Il y a un “capital guerrier” là-dedans. On doit se faire sa place dans ce monde. De même, la figure du militant, du travailleur social qu'il pouvait y avoir a été remplacée par la figure de l'homme de foi, une figure morale et communautaire. Ce qui a aussi changé, c'est qu'avant, ceux qui s'en sortaient restaient pour tirer les autres, comme le fils de paysan qui devenait instituteur et qui restait dans le village pour le tirer. Maintenant, on se tire.
» L'exclusion s'est également accrue car la volonté d'intégration s'est renforcée. Il y a 20 ans, on arrêtait les études après le collège, maintenant, 70% d'une génération atteint le bac, donc l'école et les stages deviennent très importants, mais on avale les enfants des quartiers et on les relègue dans les filières mauvaises. Ils partagent ce sentiment : “L'école m'oblige à y aller, pour m'exclure. L'école est la seule manière que j'ai de m'en sortir, mais elle ne me propose rien d'efficace.” Donc, on est piégés par les institutions, même si celles-ci font un effort pour qu'on s'en sorte. Il faut aussi dire que les systèmes sont entièrement contrôlés par les blancs.
» On passe d'une vision sociale d'un problème social à une vision nationale d'un problème social. Et ce qui me frappe finalement, ce n'est pas que les quartiers ont changé, c'est que la vision qu'en a la société a changé. On est complètement dans une déseuphémisation du langage. On ne dit plus “enfants d'ouvriers” mais “cas sociaux, handicapés sociaux”. Maintenant, il s'est créé l'idée que les vraies victimes sont les classes moyennes qui vont au front de ces quartiers. Résultat, des réformes comme l'apprentissage à 14 ans, la fin du collège unique, sont passées très facilement. On manipule le sentiment d'insécurité : une frontière se forme entre les “gens normaux” et ceux qui, parce qu'ils sont victimes, deviennent dangereux. Maintenant, on critique violemment les inégalités sociales, mais on critique aussi violemment le pauvre. Et les classes moyennes ont des sentiments de sympathie pour les pauvres tant qu'ils peuvent assurer leur fuite, qu'ils ne sont pas obligés de fréquenter le même établissement scolaire.
» Pour résumer, les problèmes qui étaient vus il y a vingt ans comme sociaux et interrogeant la société sont vus désormais comme des problèmes culturels, des problèmes d'institutions, des problèmes d'étrangers, des problèmes de classes dangereuses. Bientôt, on ne parlera même plus des immigrés, mais des minorités, comme on parle aux Etats-Unis d'Afro-Américains. Prenons garde. »
http://origine.liberation.fr/page.php?Article=353686
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