Paris - De tous les intellectuels français, Régis Debray compte parmi les plus attentifs aux rites, aux phénomènes de longue durée, à ce qui ne se voit pas au premier abord mais structure le monde. La médiologie, méthode de réflexion dont il est l’initiateur, ne vise pas à étudier la rumeur médiatique, mais au contraire à comprendre quels systèmes d’organisation, d’information et de pensée permettent l’existence d’un événement. Dans son dernier ouvrage, Le Moment fraternité, Régis Debray déplore le cynisme et la désinvolture de notre société.
Propos recueillis par Jean-Luc Mouton et Frédérick Casadesus, de l'hebdomaire français Réforme
Nous assistons périodiquement à une montée des peurs vis-à-vis de l’islam.
Comment l’analysez-vous ?
Comment l’analysez-vous ?
Il faudrait distinguer le court terme et la longue durée. Pour l’actualité, l’affaire des minarets
représente une petite réaction hystérique, xénophobe, politicienne, qui ne sent pas très bon. Le vieil antisémitisme du terroir est mort et le racisme est devenu islamophobique. Certes, un antisémitisme perdure, mais il est d’importation, de procuration ; c’est le ricochet du conflit israélo-arabe dans les cités. (...)
représente une petite réaction hystérique, xénophobe, politicienne, qui ne sent pas très bon. Le vieil antisémitisme du terroir est mort et le racisme est devenu islamophobique. Certes, un antisémitisme perdure, mais il est d’importation, de procuration ; c’est le ricochet du conflit israélo-arabe dans les cités. (...)
Maintenant, si l’on regarde la longue durée, il faut relever que nos religions sont devenues molles alors que l’islam est une religion dure. Nous vivons une phase d’insurrection identitaire dans une partie du monde arabo-musulman. Je l’analyse comme un choc en retour, c’est-à-dire que la globalisation technique et économique produit son contre-effet dans une balkanisation politique et culturelle du monde. A la globalisation matérielle correspond une fragmentation morale, culturelle et éthique. C’est ce que nous appelons en médiologie l’effet "jogging": plus vous construisez d’autoroutes, plus les gens ont envie de marcher.
Quand j’étais en Algérie ou en Tunisie, dans les années soixante-dix, je constatais avec surprise que les fondamentalistes s’étaient emparés des facultés des sciences et qu’ils n’avaient donc rien à voir avec la caricature classique de l’intégriste en djellaba et en babouche, hirsute et rustique, sortant de sa médina.
Le progrès technique délocalise, le retour aux sources relocalise.
Ce sont les acteurs des secteurs de pointe qui trouvaient dans l’affirmation de leurs traditions propres les repères spirituels qu’ils redoutaient de perdre. Le progrès technique délocalise, le retour aux sources relocalise. Le progrès est ainsi fait que, lorsque vous désorientez quelqu’un en l’insérant dans un mode de vie indifférencié, en multipliant les non-lieux (aéroports, autoroutes), vous multipliez les appétences patrimoniales. Dans les années trente, un futurologue avait prédit que les citadins, à force de conduire des automobiles, allaientavoir les membres inférieurs atrophiés. L’évolution récente a démontré que les futurologues se trompent souvent et que les citadins mobilisés par l’automobile pratiquent le jogging – c’est le sens de la métaphore que nous utilisons en médiologie.
L’idée de progrès est niaise dès lors que l’on ne distingue pas la sphère culturelle et la sphère technique, dès lors que l’on imagine que, parce que l’on va donner aux gens des rudiments de mathématiques, des rasoirs électriques et un ordinateur, on va en faire des hommes modernes, c’est-à-dire des hommes qui vivent selon les critères du monde occidental. Or, ce n’est pas le cas. Ces hommes vont être déstabilisés, atomisés par ce nivellement des outils et vont spontanément retrouver ce qu’il y a en eux d’irréductible, l’empreinte de leur enfance. On peut dire la chose de manière plus triviale : plus vous mettez de Coca-Cola dans un pays, plus vous récoltez d’ayatollahs !
L’inverse est vrai aussi. C’est un phénomène de fond qui a été aggravé par les stratégies occidentales qui, pour faire pièce au progressismenational laïc, ont systématiquement poussé en avant les milieux religieux traditionalistes. C’est ce qu’a fait l’Amérique en Arabie Saoudite et en Afghanistan, c’est ce qu’Israël fait avec le Hamas pour nuire au Fatah. Ce que nous disons là du fondamentalisme musulman vaut aussi pour le fondamentalisme hindou : c’est à Bombay, dans les entreprises qui travaillent dans le domaine le plus "high tech", que l’on rencontre le plus grand nombre d’intégristes.
Mais au contact de l’Occident, l’islam ne peut-il pas évoluer ?
Je ne suis pas compétent mais je crois pouvoir identifier une course de vitesse entre deux courants. Le premier courant, c’est la radicalisation des enclaves islamiques dans la société européenne. (...) N’oubliez jamais que les intégristes viennent de l’exil : c’est à Londres que l’on a brûlé le livre de Salman Rushdie. (...)
Un second courant existe pourtant, celui d’une avancée réformiste, c’est-à-dire l’invention d’un islam sécularisé, assoupli, prenant en compte les acquis de l’histoire contemporaine, disons un islam réformé. Oui, il existe des réformateurs de l’islam. (...) J’ai demandé à ces musulmans réformistes si nous allions vers un rigorisme accentué par réaction à la modernité ou bien vers une Réforme à la manière protestante. A dire vrai, ils ne le savent pas encore. L’issue est incertaine. (...)
Mais comment marquer les limites de que nos sociétés acceptent ou non ?
J’ai fait partie de la commission Stasi, qui portait sur l’école et qui, très vite, s’est consacrée àla question du voile. Dans mon esprit, il s’agissait de sanctuariser l’école ; j’ai fait valoir que la vie sur la planète est un échange de politesses. Lorsque nous allons à Istanbul ou Damas, nous enlevons nos souliers en entrant dans une mosquée. En réciprocité, quand on va à l’école de la République, on retire son voile. J’ajoutais qu’il ne fallait pas retirer seulement le voile, mais la kippa, la croix et les logos publicitaires. Cela me semblait indispensable mais a été pris comme une remarque réactionnaire. Notez que cela me laisse d’autant plus libre pour dire qu’une loi contre la burqa n’a pas lieu d’être. Tout d’abord parce qu’elle ne tiendra pas le coup devant le Conseil d’Etat. Mais aussi parce que cela revient à stigmatiser une religion plus que d’autres à partir d’un phénomène marginal. Il n’y a pas lieu, me semble-t-il, de se crisper, sauf à faire le jeu d’une escalade intégriste.
Comment analysez-vous le débat lancé par le gouvernement sur l’identité nationale ?
L’identité de la France, c’est d’abord la langue française. Or, ceux qui nous demandent d’y réfléchir sont les premiers à maltraiter notre langue, à parler l’anglais dès qu’ils mettent le pied à Strasbourg ou à Bruxelles… Une identité, c’est une histoire. On la rend facultative à l’école. Tout cela est grotesque. Je ne vais pas quand même pas aller en préfecture pour discuter de tout cela ! Ce débat révèle un grand désarroi psychologique dans notre pays...L’identité française résulte d’une sédimentation de quinze ou dix-sept siècles, avec des strates successives culminant par une formule très originale qui était celle de la République. La France, c’était l’école, l’armée, un certain type de paysage, une certaine façon de jardiner, de manger, bref, c’était un rapport au monde. Dans un livre intitulé La puissance et les rêves, j’avançais que la France était le pays de l’eau vive, ce qui la distingue des pays d’Océan comme la Grande-Bretagne, les pays de lacs comme la Suisse ou des nations de forêts. On touche là à des inconscients matériels. La France est àla fois un héritage et une pratique : on ne peut pas être fier d’être français ; on peut être fier de faire la France.
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