Alain Badiou
Alain Badiou, philosophe français, dont la pensée a actuellement une grande influence, était en décembre dernier à Bruxelles pour présenter son dernier livre « Eloge de l'amour ». Influencé par la révolte de 1968, il est engagé dans la lutte contre le capitalisme, toutefois en se démarquant des partis communistes qu'il considère être d'une autre époque.
Pour participer au débat sur l'avenir du socialisme, Investig'Action – ****************** vous propose ici une interview d'Alain Badiou réalisée par le politologue Bleri Lleshi qui lui a posé des questions sur les alternatives au capitalisme, la définition du communisme, la situation actuelle de la social-démocratie en Europe, l'islamophobie...
Puis dans un autre article : De quoi Badiou est-il le nom ? Aymeric Monville, philosophe, membre du PCF, auteur de Misère du Nietzschéisme de gauche: de Georges Bataille à Michel Onfray réagit à l'ouvrage d'Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, et à sa réception au sein du PCF. Le débat est lancé !
Bleri Lleshi : Hier soir, vous avez évoqué des nouvelles alternatives sociales et politiques. Pourriez-vous en dire davantage ?
Nous sommes dans un monde de plus en plus dominé par une vision unique d'organisation politique et sociale avec en son cœur le capitalisme, et comme forme politique (se déclarant la meilleure), la démocratie parlementaire. Nous sommes dans un monde où cette combinaison est présentée comme seule voie possible et acceptable pour l’humanité. Ce capitalisme dominé par les intérêts privés est une politique qui se résume à la gestion de l’Etat par des gestionnaires nommés par des élections. J’ai appelé cela le capitalo-parlementarisme.
Ma question est de savoir si réellement ce modèle est un modèle unique. La question de l’alternative est donc une question globale : peut-on imaginer, peut-on vouloir que l’organisation de la société soit entièrement différente ?
Si vous me demandez quelle est l’alternative, je ne le sais pas évidemment, si je le savais, je ne manquerais pas de vous le dire et je ferais campagne pour. Depuis le 19ème siècle, ça s’est appelé le communisme, l’alternative. Le communisme, cela veut dire quoi ? Essentiellement une société qui serait organisée à tous les niveaux, économique, politique, social, etc. par autre chose que la propriété privée, autre chose que le règne du profit maximum. Une société qui ne serait pas sous la loi de l’égoïsme capitaliste tel qu’il domine actuellement. Le communisme a désigné cela pendant un moment.
Cela a ensuite désigné autre chose qui était la construction de nouveaux Etats, différents, collectivistes, mais malheureusement qui étaient aussi des états extrêmement brutaux et terroristes.
Je propose d’entrer dans une troisième étape communiste qui tiendrait compte de toutes les expériences et qui désignerait le projet d’une société collective, mais sans la terreur générale qui a existé au 20ème siècle.
Bleri Lleshi : Le communisme a aujourd'hui une image très négative pour beaucoup de gens, comment pouvons-nous changer cela ?
Avant de dire à quelqu'un qu’il est communiste, il faut redéfinir le communisme et après on verra. Pour l’instant, le communisme est au niveau de l’idée. Il faut donc reformuler, rediscuter l’idée de communisme, et après on verra ce que c’est d’être communiste, d’être militant.
Bleri Lleshi : Comment pouvons-nous alors redéfinir le communisme du 21ème siècle ?
Je pense qu’il faut continuer à définir le communisme comme je l’ai fait tout à l’heure : une société organisée autrement qu’autour de la propriété privée et du profit ; une économie qui ne soit pas organisée autour du profit mais collectivement et dans une vision égalitaire.
Au fond, il y a deux idées essentielles dans le communisme, mais qu’il faut retravailler. La première est une idée négative : il ne faut pas que les choses se fassent autour de la propriété et du profit, ; la deuxième est positive : dans toutes les situations essayer d’obtenir une égalité maximale.
Bleri Lleshi : Les partis communistes en Europe ne sont pas très grands ni importants pour le moment ...
Mais le communisme dont je parle n’a rien à voir avec les partis communistes existants : ce sont des restes du passé, des restes du communisme tel qu’il a été défini au 19ème siècle. Tout le monde sait que c’est fini, ça. L’URSS s’est effondrée, la Chine est un pays capitaliste en réalité, donc c’est fini, ça. On est de nouveau au commencement de quelque chose, on ne peut pas continuer avec ce qu’il y a eu avant. Et donc comme toujours, on commence par le projet, la pensée, l’idéologie.
Bleri Lleshi : Existe-t-il déjà des exemples d’un nouveau communisme ?
Non on n’a pas d’exemple, bien sûr. Il n’a pas encore été défini, que voulez-vous dire par avoir des exemples ? Quand Marx a défini le communisme, avait-il des exemples ? Il n’en avait aucun, encore moins qu’aujourd’hui. Qu’on ne nous demande pas d’exemples, qu’on nous demande le travail de la pensée. Quand Marx en 1848 a fait le manifeste du parti communiste, il n'y avait encore aucun communiste. On est dans la même situation aujourd’hui, Il faut recommencer l’expérience communiste à zéro. Parce que nous sommes après un effort d'un siècle. Recommençons !
Bleri Lleshi : Ce sont les philosophes, les penseurs politiques qui devraient mettre en place cette nouvelle idée ?
Exactement, comme c’étaient des intellectuels, des philosophes, avec Marx, avec Fourrier et des tas d’autres qui l’ont formulé, tout en tenant compte de l’expérience pratique, parce qu’on était juste après la révolution française. Vous tenez compte de l’expérience pratique et c’est à vous de reformuler, de re-proposer, de discuter de la nouvelle idée du communisme, et de voir comment elle peut prendre une forme pratique, aussi. Marx, après avoir écrit sur le communisme, a essayé de créer la première Internationale, qui était finalement le premier parti communiste au monde, donc nous devons suivre le même chemin. Quand même, nous sommes beaucoup plus dans la même situation que celle de Marx au 19e siècle, que dans la situation de Lénine ou de Mao, si vous voulez, au 20e siècle.
Bleri Lleshi : Êtes-vous optimiste pour l'avenir ? Voyez-vous certaines étapes à parcourir, pouvez-vous nommer personnes sur qui vous pourrez compter ?
Quand on commence quelque chose, il faut bien être optimiste, sinon ce n'est pas la peine de commencer. Je suis optimiste, dans le sens où je suis convaincu que, premièrement, le capitalisme est une mauvaise chose pour l’humanité. Il y a la crise, et après la crise, il y aura des conflits, des guerres etc. L’avenir du capitalisme n’est pas du tout un avenir positif. Je suis donc optimiste à cause de ça. Les gens vont voir les mauvaises choses du capitalisme.
Puis je suis optimiste, parce que je pense que nous sommes maintenant à nouveau dans la possibilité de faire des propositions philosophiques, théoriques, idéologiques en faveur du communisme. Il faut voir qu'en France, il y a quelques années encore, on ne pouvait même pas parler de communisme. Si vous parliez de communisme, on vous disait que vous étiez criminel, terroriste, Stalinien, etc. C’est déjà une victoire de pouvoir parler de communisme, de pouvoir tenir des réunions sur le communisme, de pouvoir rassembler des philosophes. Cette victoire pour l’instant est dans la tête, mais c’est déjà quelque chose.
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