Les éditions APIC ont envoyé aux libraires, l’automne dernier, le livre de Suzanne El Farah El Kenz. Nous en étions à six mois passés de cette effroyable agression sur Ghaza. Nous en sommes à un an passé et à l’immense camp de concentration on rajoute un mur souterrain en acier et un nouveau port près de Rafah pour contrarier d’éventuelles livraisons clandestines par mer.
Serrer la vis, toujours et encore plus. Les «pensionnaires» du plus grand camp de concentration de l’histoire de l’humanité n’ont même plus droit au «couffin» des prisonniers après le dernier passage de la caravane. Six mois après l’agression israélienne, ce livre arrivait dans les rayonnages d’Alger. Il parlait de Ghaza, du désert du Néguev, d’El Qods, de Acca, de…de…de…
Comment se retrouver dans tous ces noms que nous connaissons depuis le lait maternel et qui nous ont bercé des itinéraires des prophètes ? Ces villes ou ces villages ne portent pas des noms mais des légendes de commencement du monde qui en font une terre de la naissance.
Suzanne a-t-elle écrit ce texte à cause de l’agression, à cause d’une urgence, à cause du temps qui lui aurait manqué de dire cette terre ? Suzanne ne parle pas de l’agression et vous ne trouverez que quelques rapides allusions.
Suzanne a écrit un récit personnel, très personnel. Elle écrit à la première personne du singulier ; c’est elle qui parle et son témoignage et ses mots deviennent irréductibles, durs, rocheux ; on les dirait irrémissibles. Pourtant, son texte se déroule sans dramatisation, sans pathos ni grandiloquence. Il nous parle plutôt sur un ton de confidence tranquille ou apaisée, avec des mots de tous les jours ; ceux que l’on tient aux voisins, aux enfants en curiosité, à la famille rassemblée autour d’un souvenir.
Son texte rassemble d’ailleurs des souvenirs mais ressemble à une terrible lutte contre le souvenir. Comme si la Palestine de sa naissance et de sa prime enfance ne devait pas rester qu’un souvenir mais retrouver cette consistance que les nouvelles de la guerre faite à son peuple subliment sous le feu et devant les morts.
Suzanne et son frère reviennent en Palestine pour suivre leur mère, déjà vieillie. Elle tient à revoir sa maison dans le désert du Néguev, dans la ville de Beer Sheva, aux proches limites de Ghaza.
Suzanne écrit Ghaza avec deux «z», transcription plus fidèle sur le plan phonétique. Cela n’a l’air de rien ? Peut-être ! Mais vous pouvez comprendre combien elle tient au nom du pays, à la bonne prononciation du nom pays. Le nom, ce n’est pas rien. Le nom c’est le pays et Beer Sheva s’appelait en arabe Bir es Sebaa. Ce n’est pas la même chose ; on vous dépossède deux fois quand on change les noms des lieux de votre enfance. Le lieu est aussi un nom. Les eux enfants suivent la mère.
Mais Dieu, qu’est-elle venue faire dans cet endroit et quelle importance de l’état de la maison qui fut la sienne ? Mais c’est sa maison ! C’est encore sa maison ! On lui a pris sa maison, mais elle reste la sienne ! Celle de ses parents. Ce n’est peut-être pas tout à fait l’avis des enfants ni celui du cousin qui les conduit en voiture et qui conduit si nerveusement.
Pourquoi revenir sur les lieux comme si la mère faisait un pèlerinage. La guerre était passée par-là ; sans armes ils avaient fui, puis on avait pris leur maison. Ces bouleversements n’avaient donc rien changé pour sa mère ni l’exil en Arabie saoudite, puis en Algérie, ni les morts, tous ces morts. Rien n’y faisait, la mère tenait à voir sa maison. Une grande demeure de gens aisés qui eurent du bien, des personnages importants dans la société palestinienne. Des parents qui ont acheté ensuite une autre maison dans Ghaza alors que d’autres s’entassaient dans les camps. Comme sans trop souligner, sans lourdeur ni cuistrerie, Suzanne nous introduit dans les complexités d’une société surprise dans le sommeil de ses distinctions de classes et de préséances sociales par un projet colonial qu’elle n’était pas prête à imaginer ni à contrecarrer.
Car voyez-vous, occupation ou pas, ennemi commun ou pas, il n’était pas question de mésalliances comme celle qui a mené la mère de Suzanne à épouser un mari d’une autre extraction sociale, qui n’émigrera plus, qui ne s’exilera que pour se hisser au niveau de ses beaux-parents. Emigration qui se transformera en exil par la force des choses, par la suite des événements. C’était une autre situation de la Palestine qui permettait encore de sortir et de revenir vanter cette occupation hégémonique. Mais quelle gêne, mon Dieu!
Devant cette maison et cet intrus qui se disait chez lui et qui s’opposait à la visite pourtant autorisée de la vieille maison, si belle par ailleurs. Le cousin, chauffeur, et les enfants suivront la mère qui force le passage, une mère aussitôt médusée par le temps immobile qui a enveloppé la maison dans une atmosphère ottomane avec tous les meubles en place, rien qui ait été changé et tous les souvenirs qui reviennent. Rien de dramatique dans cette description. Au contraire, l’écriture de Suzanne est retenue, pudique, comme détachée de la tragédie de la mère et inquiète seulement des détails.
Mais quels détails ? Le napperon que la mère avait tissé et qui est resté là à sa place sous le vase en cristal. Mais c’était son napperon. La sœur de l’intrus, l’intruse, réglera tout en deux trois mouvements : elle cassera le vase et déchirera le napperon.
Toute l’occupation de la Palestine est dans cette scène. L’intruse la cassera plutôt que de la rendre à ses propriétaires légitimes. Nous sommes sur la terre des prophètes et cela ressemble au jugement de Salomon. L’affrontement entre la mère et l’intruse s’arrêtera là, dans cette brisure et ce déchirement. Mais alors, c’est cela la patrie et est-ce cela l’exil ? Le souvenir du divan réservé au grand-père, le napperon brodé, le vase de cristal, la lumière brisée dans le salon, la fraîcheur de la maison sous le soleil torride de Palestine, un arbre dans le jardin et ces odeurs qui vous poursuivent. Il aurait été difficile à tous de parler de cette terre et de l’exil après Darwish.
Suzanne en parle avec une intelligence aiguisée, une sensibilité retenue mais très sensible, une émotion communicative. Oui, cela doit être cela l’exil et l’expropriation : le napperon qui prend une importance si exceptionnelle qu’il fait oublier la maison tout entière, qu’il acquiert une valeur supérieure à la pierre de la demeure.
Serrer la vis, toujours et encore plus. Les «pensionnaires» du plus grand camp de concentration de l’histoire de l’humanité n’ont même plus droit au «couffin» des prisonniers après le dernier passage de la caravane. Six mois après l’agression israélienne, ce livre arrivait dans les rayonnages d’Alger. Il parlait de Ghaza, du désert du Néguev, d’El Qods, de Acca, de…de…de…
Comment se retrouver dans tous ces noms que nous connaissons depuis le lait maternel et qui nous ont bercé des itinéraires des prophètes ? Ces villes ou ces villages ne portent pas des noms mais des légendes de commencement du monde qui en font une terre de la naissance.
Suzanne a-t-elle écrit ce texte à cause de l’agression, à cause d’une urgence, à cause du temps qui lui aurait manqué de dire cette terre ? Suzanne ne parle pas de l’agression et vous ne trouverez que quelques rapides allusions.
Suzanne a écrit un récit personnel, très personnel. Elle écrit à la première personne du singulier ; c’est elle qui parle et son témoignage et ses mots deviennent irréductibles, durs, rocheux ; on les dirait irrémissibles. Pourtant, son texte se déroule sans dramatisation, sans pathos ni grandiloquence. Il nous parle plutôt sur un ton de confidence tranquille ou apaisée, avec des mots de tous les jours ; ceux que l’on tient aux voisins, aux enfants en curiosité, à la famille rassemblée autour d’un souvenir.
Son texte rassemble d’ailleurs des souvenirs mais ressemble à une terrible lutte contre le souvenir. Comme si la Palestine de sa naissance et de sa prime enfance ne devait pas rester qu’un souvenir mais retrouver cette consistance que les nouvelles de la guerre faite à son peuple subliment sous le feu et devant les morts.
Suzanne et son frère reviennent en Palestine pour suivre leur mère, déjà vieillie. Elle tient à revoir sa maison dans le désert du Néguev, dans la ville de Beer Sheva, aux proches limites de Ghaza.
Suzanne écrit Ghaza avec deux «z», transcription plus fidèle sur le plan phonétique. Cela n’a l’air de rien ? Peut-être ! Mais vous pouvez comprendre combien elle tient au nom du pays, à la bonne prononciation du nom pays. Le nom, ce n’est pas rien. Le nom c’est le pays et Beer Sheva s’appelait en arabe Bir es Sebaa. Ce n’est pas la même chose ; on vous dépossède deux fois quand on change les noms des lieux de votre enfance. Le lieu est aussi un nom. Les eux enfants suivent la mère.
Mais Dieu, qu’est-elle venue faire dans cet endroit et quelle importance de l’état de la maison qui fut la sienne ? Mais c’est sa maison ! C’est encore sa maison ! On lui a pris sa maison, mais elle reste la sienne ! Celle de ses parents. Ce n’est peut-être pas tout à fait l’avis des enfants ni celui du cousin qui les conduit en voiture et qui conduit si nerveusement.
Pourquoi revenir sur les lieux comme si la mère faisait un pèlerinage. La guerre était passée par-là ; sans armes ils avaient fui, puis on avait pris leur maison. Ces bouleversements n’avaient donc rien changé pour sa mère ni l’exil en Arabie saoudite, puis en Algérie, ni les morts, tous ces morts. Rien n’y faisait, la mère tenait à voir sa maison. Une grande demeure de gens aisés qui eurent du bien, des personnages importants dans la société palestinienne. Des parents qui ont acheté ensuite une autre maison dans Ghaza alors que d’autres s’entassaient dans les camps. Comme sans trop souligner, sans lourdeur ni cuistrerie, Suzanne nous introduit dans les complexités d’une société surprise dans le sommeil de ses distinctions de classes et de préséances sociales par un projet colonial qu’elle n’était pas prête à imaginer ni à contrecarrer.
Car voyez-vous, occupation ou pas, ennemi commun ou pas, il n’était pas question de mésalliances comme celle qui a mené la mère de Suzanne à épouser un mari d’une autre extraction sociale, qui n’émigrera plus, qui ne s’exilera que pour se hisser au niveau de ses beaux-parents. Emigration qui se transformera en exil par la force des choses, par la suite des événements. C’était une autre situation de la Palestine qui permettait encore de sortir et de revenir vanter cette occupation hégémonique. Mais quelle gêne, mon Dieu!
Devant cette maison et cet intrus qui se disait chez lui et qui s’opposait à la visite pourtant autorisée de la vieille maison, si belle par ailleurs. Le cousin, chauffeur, et les enfants suivront la mère qui force le passage, une mère aussitôt médusée par le temps immobile qui a enveloppé la maison dans une atmosphère ottomane avec tous les meubles en place, rien qui ait été changé et tous les souvenirs qui reviennent. Rien de dramatique dans cette description. Au contraire, l’écriture de Suzanne est retenue, pudique, comme détachée de la tragédie de la mère et inquiète seulement des détails.
Mais quels détails ? Le napperon que la mère avait tissé et qui est resté là à sa place sous le vase en cristal. Mais c’était son napperon. La sœur de l’intrus, l’intruse, réglera tout en deux trois mouvements : elle cassera le vase et déchirera le napperon.
Toute l’occupation de la Palestine est dans cette scène. L’intruse la cassera plutôt que de la rendre à ses propriétaires légitimes. Nous sommes sur la terre des prophètes et cela ressemble au jugement de Salomon. L’affrontement entre la mère et l’intruse s’arrêtera là, dans cette brisure et ce déchirement. Mais alors, c’est cela la patrie et est-ce cela l’exil ? Le souvenir du divan réservé au grand-père, le napperon brodé, le vase de cristal, la lumière brisée dans le salon, la fraîcheur de la maison sous le soleil torride de Palestine, un arbre dans le jardin et ces odeurs qui vous poursuivent. Il aurait été difficile à tous de parler de cette terre et de l’exil après Darwish.
Suzanne en parle avec une intelligence aiguisée, une sensibilité retenue mais très sensible, une émotion communicative. Oui, cela doit être cela l’exil et l’expropriation : le napperon qui prend une importance si exceptionnelle qu’il fait oublier la maison tout entière, qu’il acquiert une valeur supérieure à la pierre de la demeure.
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