Une fois n’est pas coutume : le dossier que TelQuel vous propose cette semaine n’est ni une enquête journalistique, ni
un reportage de terrain. Il s’agit plutôt d’un cri – celui d’un intellectuel marocain brillant mais méconnu, qui assume pleinement sa subjectivité.
Avec sa raison mais surtout avec ses tripes, Lahcen Berkou dénonce “les turpitudes et les contradictions d’une société marocaine à la dérive”, devenue “une jungle livrée à la loi du plus fort, où l’individualisme s’est incrusté avec cette violence qui caractérise la prédation”. Aux nantis obsédés par “la frime”, les couches populaires “opposent sans complexe une anarchie désarmante, écho de la Siba de naguère”. Quant aux “contraintes liées à l’exercice du droit et des libertés”, chacun, riche ou pauvre, s’évertue à s’en exonérer, ajoutant à “la raison du plus fort” celle… du plus malin.
Une analyse crue, sans concession, salutaire – à lire d’urgence.
La société marocaine a la certitude de s'être définitivement installée dans la modernité. Une “modernité” visible, évidente, nous répète-t-on. La pensée commune s'entête et l'affirme comme allant de soi. Certes, on voit bien que la classe moyenne accède de plus en plus à la consommation des biens d'équipement moderne. Mais il est faux d'établir, de fait, une adéquation entre l'appropriation de ces “signes” et la revendication de la modernité. Le pas serait abusif.
La modernité, cette illusion
En réalité, la modernité ne se dévoile pas sur les murs et les enseignes. Elle ne se rencontre pas dans les parcs, les supermarchés et les réseaux autoroutiers. Pas plus qu'elle ne se laisse réduire aux artefacts de la consommation, aussi moderne soit-elle. Non. La modernité se donne à lire dans l'aptitude à une bonne et authentique gouvernance, au niveau politique. Elle s'appréhende dans les capacités d'une société à se construire un espace de citoyenneté qui met en scène l'individu souverain dans ses actes et dans ses engagements, quand ils sont gouvernés par la raison et affranchis de toute transcendance. La raison confère à l'individu sa pleine liberté de citoyen qu'il exerce en convoquant, dans l'exercice de la liberté, l'expérience des limites qu'elle lui impose.
On ne conçoit pas une liberté qui nie celle des autres ou qui la contrarie. C'est un lieu commun. La liberté est un continuum où les contiguïtés de ses représentations et de sa pratique édifient un espace civique où s'assument les droits et les devoirs inhérents au principe de responsabilité citoyenne. Penser son individualité et faire valoir sa liberté, c'est assurément une façon de se tourner vers la modernité.
Les sociétés traditionnelles revendiquent, certes, les mêmes caractères “d'individualité” et de “liberté”. Mais en les “diluant” dans et pour la pérennité du groupe. Par ailleurs, ces sociétés règlent leur présent sur l'invocation de leur passé. Leur présent n'est alors qu'une contextualisation figée de leur passé, à travers les rites, les coutumes et les traditions intériorisées.
C'est que la modernité n'est pas donnée une fois pour toute. Elle ne connaît pas l'immuable. Elle admet ; elle appelle les ruptures. On n'est pas installé dans la modernité quand le poids, les lourdeurs du passé gèrent le présent et l'avenir. La modernité est un projet d'émancipation sociale, sans cesse renouvelé. Un projet inachevé, qui a le mérite d'inciter à une constante remise en question de soi, des normes et des valeurs sociales. Entrer dans la modernité, c'est tout simplement vivre avec son temps.
L'espace public, ce bien commun
De tout temps, les sociétés humaines ont œuvré, chacune dans sa singularité, à l'édification d'un espace public, enjeu de leur cohésion sociale. Des grottes du néolithique aux steppes de l'Asie centrale, des savanes africaines à la place de mai en Argentine, en passant par l'Agora des Grecs, les sociétés humaines, selon leur génie, ont construit leur espace public, en y privilégiant une aire de pratiques et de représentations visant à une régulation des mœurs et des conduites des groupes sociaux.
Les Grecs, bien évidemment, ont marqué l'histoire universelle. On a davantage retenu l'Agora que le baobab ou l'arbre à palabres des sociétés africaines traditionnelles. Le modèle grec a inspiré l'espace social de l'Europe, comme il lui a fourni les fondements de ses démocraties, politiquement parlant.
La structuration de l'espace public en tant que champ de l'agir individuel et collectif est consubstantielle des enjeux de société qu'il porte et incarne. Un espace régi par des velléités coercitives inhibe les réseaux d'interactions des hommes, leur volonté, leur liberté. Il force à une crispation des mentalités. Un tel espace de “forclusion” génère de la violence, intériorisée ou flagrante, parce que les hommes ne s'y reconnaissent pas, ne le reconnaissent pas comme “un bien commun”, selon l'expression d'Aristote.
L'espace marocain, quant à lui, ne souffre plus de ces coercitions d'antan. Mais il continue de porter les stigmates d'un régime défunt. Il peine à se libérer de lui-même. Enchaîné aux réflexes de survie, il manifeste encore les turpitudes et les contradictions d'une société à la dérive. Il est loin d'avoir atteint un semblant de citoyenneté. C'est bien un espace public, comme une jungle est une jungle. L'individualisme s'y est incrusté avec cette violence qui caractérise la prédation. Le fort y est fort, le faible y est faible. Les deux y sont liés par ce fatal attrait du prédateur pour sa proie.
Livré à la raison du plus fort, notre espace public prédispose à une mentalité agressive du “bec et de la griffe”, selon la formule de Jean-Marie Pelt (La raison du plus faible, Ed. Fayard, 2009). Le principe qui régit les relations individuelles se résumerait dans ce mot d'ordre, résonance d'un écho primitif, forgé par le même Pelt : “Mangez-vous les uns les autres”. On serait en peine de déceler, à l'intérieur de cet espace, la figure du citoyen responsable, respectueux de lui-même, des autres et du bien commun.
Le paradoxe de l'espace public marocain, c'est qu'il se réclame d'un changement longtemps espéré, enfin advenu, en même temps qu'il mobilise et convoque, pour son fonctionnement, des attributs de stéréotypies de comportements et de conduites archaïques ou anachroniques. Le changement n'est que représentation de façade, les mentalités demeurent les mêmes, au point qu'il n'est pas abusif de penser que l'espace public est gangréné par cette contradiction : changer pour rester le même ou rester le même dans le changement. Une quadrature du cercle. L'espace public marocain a sa propre grammaire. Il s'y pratique une conjugaison rigide de l'un sans les autres, sans le tout.
un reportage de terrain. Il s’agit plutôt d’un cri – celui d’un intellectuel marocain brillant mais méconnu, qui assume pleinement sa subjectivité.
Avec sa raison mais surtout avec ses tripes, Lahcen Berkou dénonce “les turpitudes et les contradictions d’une société marocaine à la dérive”, devenue “une jungle livrée à la loi du plus fort, où l’individualisme s’est incrusté avec cette violence qui caractérise la prédation”. Aux nantis obsédés par “la frime”, les couches populaires “opposent sans complexe une anarchie désarmante, écho de la Siba de naguère”. Quant aux “contraintes liées à l’exercice du droit et des libertés”, chacun, riche ou pauvre, s’évertue à s’en exonérer, ajoutant à “la raison du plus fort” celle… du plus malin.
Une analyse crue, sans concession, salutaire – à lire d’urgence.
La société marocaine a la certitude de s'être définitivement installée dans la modernité. Une “modernité” visible, évidente, nous répète-t-on. La pensée commune s'entête et l'affirme comme allant de soi. Certes, on voit bien que la classe moyenne accède de plus en plus à la consommation des biens d'équipement moderne. Mais il est faux d'établir, de fait, une adéquation entre l'appropriation de ces “signes” et la revendication de la modernité. Le pas serait abusif.
La modernité, cette illusion
En réalité, la modernité ne se dévoile pas sur les murs et les enseignes. Elle ne se rencontre pas dans les parcs, les supermarchés et les réseaux autoroutiers. Pas plus qu'elle ne se laisse réduire aux artefacts de la consommation, aussi moderne soit-elle. Non. La modernité se donne à lire dans l'aptitude à une bonne et authentique gouvernance, au niveau politique. Elle s'appréhende dans les capacités d'une société à se construire un espace de citoyenneté qui met en scène l'individu souverain dans ses actes et dans ses engagements, quand ils sont gouvernés par la raison et affranchis de toute transcendance. La raison confère à l'individu sa pleine liberté de citoyen qu'il exerce en convoquant, dans l'exercice de la liberté, l'expérience des limites qu'elle lui impose.
On ne conçoit pas une liberté qui nie celle des autres ou qui la contrarie. C'est un lieu commun. La liberté est un continuum où les contiguïtés de ses représentations et de sa pratique édifient un espace civique où s'assument les droits et les devoirs inhérents au principe de responsabilité citoyenne. Penser son individualité et faire valoir sa liberté, c'est assurément une façon de se tourner vers la modernité.
Les sociétés traditionnelles revendiquent, certes, les mêmes caractères “d'individualité” et de “liberté”. Mais en les “diluant” dans et pour la pérennité du groupe. Par ailleurs, ces sociétés règlent leur présent sur l'invocation de leur passé. Leur présent n'est alors qu'une contextualisation figée de leur passé, à travers les rites, les coutumes et les traditions intériorisées.
C'est que la modernité n'est pas donnée une fois pour toute. Elle ne connaît pas l'immuable. Elle admet ; elle appelle les ruptures. On n'est pas installé dans la modernité quand le poids, les lourdeurs du passé gèrent le présent et l'avenir. La modernité est un projet d'émancipation sociale, sans cesse renouvelé. Un projet inachevé, qui a le mérite d'inciter à une constante remise en question de soi, des normes et des valeurs sociales. Entrer dans la modernité, c'est tout simplement vivre avec son temps.
L'espace public, ce bien commun
De tout temps, les sociétés humaines ont œuvré, chacune dans sa singularité, à l'édification d'un espace public, enjeu de leur cohésion sociale. Des grottes du néolithique aux steppes de l'Asie centrale, des savanes africaines à la place de mai en Argentine, en passant par l'Agora des Grecs, les sociétés humaines, selon leur génie, ont construit leur espace public, en y privilégiant une aire de pratiques et de représentations visant à une régulation des mœurs et des conduites des groupes sociaux.
Les Grecs, bien évidemment, ont marqué l'histoire universelle. On a davantage retenu l'Agora que le baobab ou l'arbre à palabres des sociétés africaines traditionnelles. Le modèle grec a inspiré l'espace social de l'Europe, comme il lui a fourni les fondements de ses démocraties, politiquement parlant.
La structuration de l'espace public en tant que champ de l'agir individuel et collectif est consubstantielle des enjeux de société qu'il porte et incarne. Un espace régi par des velléités coercitives inhibe les réseaux d'interactions des hommes, leur volonté, leur liberté. Il force à une crispation des mentalités. Un tel espace de “forclusion” génère de la violence, intériorisée ou flagrante, parce que les hommes ne s'y reconnaissent pas, ne le reconnaissent pas comme “un bien commun”, selon l'expression d'Aristote.
L'espace marocain, quant à lui, ne souffre plus de ces coercitions d'antan. Mais il continue de porter les stigmates d'un régime défunt. Il peine à se libérer de lui-même. Enchaîné aux réflexes de survie, il manifeste encore les turpitudes et les contradictions d'une société à la dérive. Il est loin d'avoir atteint un semblant de citoyenneté. C'est bien un espace public, comme une jungle est une jungle. L'individualisme s'y est incrusté avec cette violence qui caractérise la prédation. Le fort y est fort, le faible y est faible. Les deux y sont liés par ce fatal attrait du prédateur pour sa proie.
Livré à la raison du plus fort, notre espace public prédispose à une mentalité agressive du “bec et de la griffe”, selon la formule de Jean-Marie Pelt (La raison du plus faible, Ed. Fayard, 2009). Le principe qui régit les relations individuelles se résumerait dans ce mot d'ordre, résonance d'un écho primitif, forgé par le même Pelt : “Mangez-vous les uns les autres”. On serait en peine de déceler, à l'intérieur de cet espace, la figure du citoyen responsable, respectueux de lui-même, des autres et du bien commun.
Le paradoxe de l'espace public marocain, c'est qu'il se réclame d'un changement longtemps espéré, enfin advenu, en même temps qu'il mobilise et convoque, pour son fonctionnement, des attributs de stéréotypies de comportements et de conduites archaïques ou anachroniques. Le changement n'est que représentation de façade, les mentalités demeurent les mêmes, au point qu'il n'est pas abusif de penser que l'espace public est gangréné par cette contradiction : changer pour rester le même ou rester le même dans le changement. Une quadrature du cercle. L'espace public marocain a sa propre grammaire. Il s'y pratique une conjugaison rigide de l'un sans les autres, sans le tout.
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