L’homme qui écrivit « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros boulons dans les amas de pierre »(1), Albert Camus venait de succomber, le 4 janvier 1960, dans un effroyable accident de voiture dans le sud de la France. Il n’avait que 46 ans, trop jeune pour que son destin prenne fin aussi brutalement. Il mourait et laissait son pays, l’Algérie, en guerre.
Je ne peux m’empêcher de me demander quelle aurait été sa réaction s’il avait connu les conflits qui ont suivi ? Quelle aurait été son approche du conflit israélo-palestinien ? Ou du conflit sahraoui ? Plus récemment, qu’aurait-il écrit suite à l’échec de la conférence de Copenhague ? Et qu’aurait-il pensé de l’élection d’Obama ? Tant de sujets où son propos et son analyse aurait été précieux.
Il est parfois bizarre, et combien injuste dans la trajectoire d’une vie, de ne retenir que les derniers gestes, les dernières paroles qui scellent à jamais le parcours, aussi immense soit-il, d’une personne ; et c’est bien là toute la tragédie camusienne avec son pays. Car, la dernière parole de Camus fut bien pour l’Algérie sur la justice et sur sa mère. Des mots qu’il a prononcés lorsqu’il reçut à Stockholm le prix Nobel en 1957 : « Je crois en la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice ». Bien sûr, on a tenté d’en analyser la sémantique, de ne pas extraire la phrase hors de son contexte, de trouver les termes expiatoires à son propos : l’écrivain, harcelé à ce moment-là par un militant algérien, excédé par ses questions, aurait tenu pareils propos qui ont échappé à son esprit et entraîné cette fatale erreur...
Cette phrase restera indélébile et fera sans nul doute une partie de sa légende. « J’étais certain que Camus dirait des conneries », déclara en privé Hubert Beuve-Méry, le directeur du Monde lorsqu’il commente son interview de Stockholm. Ces adversaires, ici ou ailleurs, n’ont pas manqué de l’anathématiser et ont involontairement alimenté les incertitudes d’un Camus plus que jamais tiraillé par une conscience universelle transcendante et immanente. Pour beaucoup, cette phrase fut pensée et je partage cet avis. En effet, on retrouve une fois dans une lettre parue dans Carnet : « Aucune cause, même si elle était restée innocente et juste, ne me désolidarisera jamais de ma mère, qui est la plus grande cause que je connaisse du monde. » S’il manquait donc une affirmation à son propos, il l’apporte ici de manière on ne peut plus claire.
Mais comment un homme qui a défendu toute sa vie les valeurs de justice, d’équité, de liberté et de combat contre toutes les oppressions nouvelles et anciennes, a-t-il vécu tout ça ? Heurté de face et avec force à tout ce qu’il a cru dans une Algérie en guerre et qui reflétait inconditionnellement les valeurs-mêmes qu’il encensait. Certes, la justice est une vertu divine ; et quand bien même nous essayons - les hommes - de la rendre, elle n’est que l’expression de nos pensées collectives du moment, du temps et de l’espace où nous évoluons. On peut se révolter contre l’oppression, mais ce serait une entreprise absurde de ne pas aller plus loin en analysant les instruments et méthodes qui ont engendré cette dérive de l’homme, que nous devons comprendre pour mieux combattre. Camus avait compris la misère des Algériens qu’il a si bien décrit dans ses onze chroniques parues dans Alger Républicain « Alger Républicain ne sait pas tout, mais tout ce qu’il sait, il le dit », il avait fait sienne cette devise du quotidien Alger Républicain et lancé une série de reportages sur la Kabylie où il rapporte pour la première fois dans la presse l’état endémique de misère que connaît la population musulmane.
« Dans la région de Sidi Aïch, 60% des habitants sont indigents. Dans le village d’EI Flay, au-dessus de centre de Sidi Aïch, on cite et on montre des familles qui restent souvent deux et trois jours sans manger. » Il fut le premier journaliste qui mit à nu le système colonial qui avait spolié et réduit à la misère tout un peuple. La valeur de ses écrits avaient poussé La Dépêche d’Alger et L’Echo d’Alger, deux journaux acquis à l’administration coloniale, à mener une contre-enquête, inutile à décrire ici. Camus espérait que ses reportages réveilleraient les consciences : « Qu’ajouterai-je à tous ces faits ? Qu’on le lise bien. Qu’on place derrière chacun d’eux la vie d’attente et de désespoir qu’ils figurent. Si on les trouve naturels, alors qu’on le dise, mais qu’on agisse si on les trouve révoltants et si enfin, on les trouve incroyables, je demande qu’on aille sur place. »(2) Est-il juste donc de le considérer comme un militant de l’Algérie Française ? Lui qui avait quitté le parti communiste pour protester contre ses dirigeants qui collaboraient avec l’administration coloniale et dénoncer les militants nationalistes...
« Ceux qui parlent au nom des Français d’Algérie refusent de reconnaître que le peuple arabe vivait sans avenir et dans l’humiliation. Mais c’est qu’ils refusent inconsciemment de considérer ce peuple comme une personne. »(3)
Néanmoins, il ne sut pas déceler, au-delà du sentiment social, la profonde aspiration nationaliste et indépendantiste des Algériens. L’humanisme et la compassion de Camus s’étofferont dans un lyrisme solidaire qui, projeté dans la réalité coloniale, s’avouera creux de consistance et tragique en démesure. Sa tentative de trêve civile en 1956 avait regroupé des militants sincères d’une Algérie fraternelle : Emanuel Roblès, Ferhat Abbas, Amar Ouzegane et Jean de Maisonseul. « Si je me sens plus près, par exemple, d’un paysan arabe, d’un berger kabyle, que d’un commerçant de nos villes du Nord, c’est qu’un même ciel, une antre impérieuse, la communauté des destins ont été plus forts, pour beaucoup d’entre nous, que les barrières naturelles ou les fossés artificiels entretenus par le colonialisme. » (3)
Tout à ses yeux pouvait encore être possible dans une Algérie qui ne se résignait pas à la déchirure et l’éclatement, mais il avait prêché par naïveté. Des centaines de manifestants pro-Algérie Française avaient détruit tout espoir. « Des pierres venaient frapper les fenêtres et il fallut en hâte rabattre les volets. La tension montait dans la salle surchauffée. Je ne regardais plus que Camus et je le voyais blêmir. » C’est la description que fait Charles Poncet du meeting du 21 janvier 1956. « Camus traître », « Algérie française », voilà ce que scandaient les « siens ».
L’Algérie était un empire d’illusions pour les « siens » et un monde d’injustice pour les « nôtres ». La pensée de Camus se diffracte, son discours ne convainc plus — même si au demeurant il n’a jamais rassemblé —, la voix dissonante des partisans de l’Algérie française finit par annihiler tout espoir de paix juste. Le peuple algérien a répondu aux années de « cette violente répression par la violence de sa révolte ». Quelques mois plus tard, Ferhat Abbas rejoignit le FLN et devint le premier président du GPRA et sûrement un des dirigeants les plus valeureux de l’Algérie post-indépendance, Amar Ouzegane monta au maquis et Jean de Maisonseul fut arrêté et jugé ; il devait, après l’indépendance, être le premier conservateur du musée des Beaux-Arts d’Alger et directeur de l’Institut d’Urbanisme d’Alger.
Depuis, il s’impose le silence, un silence assourdissant au moment où d’autres (Sartre, Jeanson, Germaine Tillon), au nom des valeurs de la France, dénoncent toutes les exactions de l’armée coloniale. Il manque certainement le rendez-vous de l’histoire avec les « hommes justes », mais à sa manière, il rentre justement dans l’histoire. Par la suite, les événements furent encore plus douloureux. La folie criminelle et meurtrière de l’OAS a fini par entraîner l’exil de toute la population pied-noir d’Algérie.
« Depuis trente ans, en effet, nous avons beaucoup promis au peuple arabe et nous n’avons à peu près rien tenu. A l’époque du projet Blum-Violette, en 1936, les Ouléma, aujourd’hui nationalistes, avaient comme revendication extrême l’assimilation ... La réaction des Français d’Algérie fut alors si puissante que le projet ne vint même pas devant les Chambres. Ce jour-là, l’Algérie perdit sa meilleure chance. »(3) Quelles que soient la race, la confession ou la couleur de peau, un colonisateur n’a aucune identité, il est simplement colon, il n’existe pas de « colonisateur humaniste ». Camus restera aveugle à la plus grande épopée de ce XXe siècle, la libération des peuples colonisés.
Je ne peux m’empêcher de me demander quelle aurait été sa réaction s’il avait connu les conflits qui ont suivi ? Quelle aurait été son approche du conflit israélo-palestinien ? Ou du conflit sahraoui ? Plus récemment, qu’aurait-il écrit suite à l’échec de la conférence de Copenhague ? Et qu’aurait-il pensé de l’élection d’Obama ? Tant de sujets où son propos et son analyse aurait été précieux.
Camus et l’Algérie
Il est parfois bizarre, et combien injuste dans la trajectoire d’une vie, de ne retenir que les derniers gestes, les dernières paroles qui scellent à jamais le parcours, aussi immense soit-il, d’une personne ; et c’est bien là toute la tragédie camusienne avec son pays. Car, la dernière parole de Camus fut bien pour l’Algérie sur la justice et sur sa mère. Des mots qu’il a prononcés lorsqu’il reçut à Stockholm le prix Nobel en 1957 : « Je crois en la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice ». Bien sûr, on a tenté d’en analyser la sémantique, de ne pas extraire la phrase hors de son contexte, de trouver les termes expiatoires à son propos : l’écrivain, harcelé à ce moment-là par un militant algérien, excédé par ses questions, aurait tenu pareils propos qui ont échappé à son esprit et entraîné cette fatale erreur...
Cette phrase restera indélébile et fera sans nul doute une partie de sa légende. « J’étais certain que Camus dirait des conneries », déclara en privé Hubert Beuve-Méry, le directeur du Monde lorsqu’il commente son interview de Stockholm. Ces adversaires, ici ou ailleurs, n’ont pas manqué de l’anathématiser et ont involontairement alimenté les incertitudes d’un Camus plus que jamais tiraillé par une conscience universelle transcendante et immanente. Pour beaucoup, cette phrase fut pensée et je partage cet avis. En effet, on retrouve une fois dans une lettre parue dans Carnet : « Aucune cause, même si elle était restée innocente et juste, ne me désolidarisera jamais de ma mère, qui est la plus grande cause que je connaisse du monde. » S’il manquait donc une affirmation à son propos, il l’apporte ici de manière on ne peut plus claire.
Mais comment un homme qui a défendu toute sa vie les valeurs de justice, d’équité, de liberté et de combat contre toutes les oppressions nouvelles et anciennes, a-t-il vécu tout ça ? Heurté de face et avec force à tout ce qu’il a cru dans une Algérie en guerre et qui reflétait inconditionnellement les valeurs-mêmes qu’il encensait. Certes, la justice est une vertu divine ; et quand bien même nous essayons - les hommes - de la rendre, elle n’est que l’expression de nos pensées collectives du moment, du temps et de l’espace où nous évoluons. On peut se révolter contre l’oppression, mais ce serait une entreprise absurde de ne pas aller plus loin en analysant les instruments et méthodes qui ont engendré cette dérive de l’homme, que nous devons comprendre pour mieux combattre. Camus avait compris la misère des Algériens qu’il a si bien décrit dans ses onze chroniques parues dans Alger Républicain « Alger Républicain ne sait pas tout, mais tout ce qu’il sait, il le dit », il avait fait sienne cette devise du quotidien Alger Républicain et lancé une série de reportages sur la Kabylie où il rapporte pour la première fois dans la presse l’état endémique de misère que connaît la population musulmane.
« Dans la région de Sidi Aïch, 60% des habitants sont indigents. Dans le village d’EI Flay, au-dessus de centre de Sidi Aïch, on cite et on montre des familles qui restent souvent deux et trois jours sans manger. » Il fut le premier journaliste qui mit à nu le système colonial qui avait spolié et réduit à la misère tout un peuple. La valeur de ses écrits avaient poussé La Dépêche d’Alger et L’Echo d’Alger, deux journaux acquis à l’administration coloniale, à mener une contre-enquête, inutile à décrire ici. Camus espérait que ses reportages réveilleraient les consciences : « Qu’ajouterai-je à tous ces faits ? Qu’on le lise bien. Qu’on place derrière chacun d’eux la vie d’attente et de désespoir qu’ils figurent. Si on les trouve naturels, alors qu’on le dise, mais qu’on agisse si on les trouve révoltants et si enfin, on les trouve incroyables, je demande qu’on aille sur place. »(2) Est-il juste donc de le considérer comme un militant de l’Algérie Française ? Lui qui avait quitté le parti communiste pour protester contre ses dirigeants qui collaboraient avec l’administration coloniale et dénoncer les militants nationalistes...
« Ceux qui parlent au nom des Français d’Algérie refusent de reconnaître que le peuple arabe vivait sans avenir et dans l’humiliation. Mais c’est qu’ils refusent inconsciemment de considérer ce peuple comme une personne. »(3)
Néanmoins, il ne sut pas déceler, au-delà du sentiment social, la profonde aspiration nationaliste et indépendantiste des Algériens. L’humanisme et la compassion de Camus s’étofferont dans un lyrisme solidaire qui, projeté dans la réalité coloniale, s’avouera creux de consistance et tragique en démesure. Sa tentative de trêve civile en 1956 avait regroupé des militants sincères d’une Algérie fraternelle : Emanuel Roblès, Ferhat Abbas, Amar Ouzegane et Jean de Maisonseul. « Si je me sens plus près, par exemple, d’un paysan arabe, d’un berger kabyle, que d’un commerçant de nos villes du Nord, c’est qu’un même ciel, une antre impérieuse, la communauté des destins ont été plus forts, pour beaucoup d’entre nous, que les barrières naturelles ou les fossés artificiels entretenus par le colonialisme. » (3)
Tout à ses yeux pouvait encore être possible dans une Algérie qui ne se résignait pas à la déchirure et l’éclatement, mais il avait prêché par naïveté. Des centaines de manifestants pro-Algérie Française avaient détruit tout espoir. « Des pierres venaient frapper les fenêtres et il fallut en hâte rabattre les volets. La tension montait dans la salle surchauffée. Je ne regardais plus que Camus et je le voyais blêmir. » C’est la description que fait Charles Poncet du meeting du 21 janvier 1956. « Camus traître », « Algérie française », voilà ce que scandaient les « siens ».
L’Algérie était un empire d’illusions pour les « siens » et un monde d’injustice pour les « nôtres ». La pensée de Camus se diffracte, son discours ne convainc plus — même si au demeurant il n’a jamais rassemblé —, la voix dissonante des partisans de l’Algérie française finit par annihiler tout espoir de paix juste. Le peuple algérien a répondu aux années de « cette violente répression par la violence de sa révolte ». Quelques mois plus tard, Ferhat Abbas rejoignit le FLN et devint le premier président du GPRA et sûrement un des dirigeants les plus valeureux de l’Algérie post-indépendance, Amar Ouzegane monta au maquis et Jean de Maisonseul fut arrêté et jugé ; il devait, après l’indépendance, être le premier conservateur du musée des Beaux-Arts d’Alger et directeur de l’Institut d’Urbanisme d’Alger.
Depuis, il s’impose le silence, un silence assourdissant au moment où d’autres (Sartre, Jeanson, Germaine Tillon), au nom des valeurs de la France, dénoncent toutes les exactions de l’armée coloniale. Il manque certainement le rendez-vous de l’histoire avec les « hommes justes », mais à sa manière, il rentre justement dans l’histoire. Par la suite, les événements furent encore plus douloureux. La folie criminelle et meurtrière de l’OAS a fini par entraîner l’exil de toute la population pied-noir d’Algérie.
« Depuis trente ans, en effet, nous avons beaucoup promis au peuple arabe et nous n’avons à peu près rien tenu. A l’époque du projet Blum-Violette, en 1936, les Ouléma, aujourd’hui nationalistes, avaient comme revendication extrême l’assimilation ... La réaction des Français d’Algérie fut alors si puissante que le projet ne vint même pas devant les Chambres. Ce jour-là, l’Algérie perdit sa meilleure chance. »(3) Quelles que soient la race, la confession ou la couleur de peau, un colonisateur n’a aucune identité, il est simplement colon, il n’existe pas de « colonisateur humaniste ». Camus restera aveugle à la plus grande épopée de ce XXe siècle, la libération des peuples colonisés.
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