L’objectif de « Barbares : Immigrés, réfugiés et déportés dans l’Empire romain », de Alessandro Barbero (Ed. Tallandier) est d’étudier la gestion de la « ressource immigration » par les autorités impériales, d’Auguste au Ve siècle. Bien des idées reçues sur la politique d’immigration romaine se trouvent ici mises à mal, et l’ouvrage résonne d’une étonnante actualité dans une Europe qui ferme ses frontières comme l’Empire romain avait fermé les siennes : franchir le limes nécessitait une autorisation, alors que la circulation était libre dans l’ensemble de l’Empire…
En 376 apr. J.-C., sur les rives du Danube, frontière de l’Empire romain, se pressent soudainement des Goths fuyant devant les Huns : guerriers, vieillards, femmes, enfants, ils demandent à entrer dans l’Empire, à recevoir des terres en Thrace. Leur nombre augmente de jour en jour. Sans ordre des autorités impériales, les officiers de l’armée romaine massacrent dans un premier temps les guerriers qui franchissent illégalement le fleuve.
L’Empereur Valens leur accorde pourtant d’entrer dans l’Empire, mais la traversée du Danube en crue est mal contrôlée ; l’afflux de population est tel que les autorités décident rapidement d’interdire tout nouveau franchissement. Les réfugiés s’accumulent alors au nord du Danube, leur hostilité envers l’Empire devient palpable, tandis que, de l’autre côté, ceux qui ont réussi à passer avant la fermeture de la frontière ne sont pas pris en charge : aucun transfert n’est effectué vers les zones en friches, les camps de réfugiés, improvisés, ne sont pas suffisamment approvisionnés, d’autant que les militaires romains détournent les vivres.
Cette situation débouche rapidement sur une crise grave : les Goths traversent le fleuve en masse, les réfugiés légaux sont envoyés vers l’intérieur de l’Empire, les conflits avec l’armée romaine éclatent, conduisant au massacre des troupes régulières.
Pendant deux ans, les Goths « en situation illégale » se déplacent en Thrace, rejoints par les esclaves et les mercenaires issus de leur peuple et installés au cours des années précédentes, affrontant l’armée, pillant les villes. Le 9 août 378, l’Empereur Valens ouvre les négociations avec les Goths, mais le combat éclate au même moment. L’Empereur est tué, l’armée romaine se révèle incapable de lutter contre les Barbares.
Cette crise des années 376-378 constitue pour Alessandro Barbero un tournant dans l’existence-même de l’Empire romain d’Occident, en liaison avec sa politique d’immigration. L’idée force de son ouvrage est en effet que l’Empire survit tant que sa capacité d’intégration des barbares est intacte, et s’effondre lorsqu’il ne peut plus leur accorder ni place dans l’armée, ni terres à cultiver.
L’armée, un facteur d’intégration
L’objectif de Barbares. Immigrés, réfugiés et déportés dans l’Empire romain est d’étudier la gestion de la « ressource immigration » par les autorités impériales, d’Auguste au Ve siècle. Le plan adopté, totalement chronologique, ne permet à l’auteur d’arriver aux grandes lignes de sa démonstration que vers le milieu de l’ouvrage.
Aussi les premiers chapitres donnent-ils une impression de répétition, d’un règne à l’autre, des mêmes pratiques : l’utilisation de barbares réfugiés ou déportés dans l’Empire pour repeupler des zones dévastées par les guerres ou par les maladies ; leur versement dans l’armée pour renforcer celle-ci.
L’épisode de l’arrivée massive des Goths dans l’Empire – au neuvième chapitre, tout de même ! – donne un nouveau souffle à la démonstration, peut-être parce que l’auteur est plus à l’aise avec la période du Bas-Empire qu’avec celles qui précèdent. Celles-ci lui sont pourtant indispensables pour tordre le cou à bien des idées reçues sur la politique d’immigration aux IV-Ves siècles.
En effet, dès l’époque de Marc-Aurèle, des barbares ont été installés dans l’Empire romain pour repeupler des zones dévastées par les guerres ou les épidémies ; ces hommes ont été placés dans un premier temps sur les domaines impériaux, puis parfois confiés à des propriétaires terriens. Les guerriers barbares étaient également employés, d’abord dans des régiments spécifiques, puis parmi les auxiliaires. Envoyés à l’autre bout de l’Empire par rapport à leur lieu d’arrivée, ils se mêlèrent à la population locale.
212 apr. J.-C. : tous citoyens de Rome !
L’octroi de la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’Empire par Caracalla en 212 apr. J.-C. modifie le lien entre statut juridique de citoyen et intégration à l’Empire : le premier n’est plus nécessaire à l’intégration, qui se définit progressivement par l’appartenance à un monde commun, au partage des mêmes lois.
Durant le IIIe siècle, les évolutions lexicales témoignent également du fait que les individus ne se définissent plus par leur statut originel, mais par leur fonction dans la société. En effet, les Romains faits prisonniers par les barbares puis rapatriés dans l’Empire reçoivent au début de ce siècle le nom de laeti, que l’on peut ici traduire par « libres » ; ils sont pris en charge par des préfets, dans une structure administrative particulière.
Mais progressivement, ces « préfets des lètes » (praefecti laetorum) s’occupent aussi des barbares installés sur les mêmes terres que les lètes ; ce dernier terme désigne donc, au IVe siècle, non plus les Romains rapatriés, mais l’ensemble des rapatriés et des immigrés qui travaillent sur les terres domaniales comme colons, c’est-à-dire paysans attachés au domaine. Leur nom renvoie alors à leur fonction de « restaurateurs » de campagnes dévastées ou dépeuplées.
Vers le désintérêt pour l’origine ethnique
La question de l’origine ethnique disparaît également pour ce qui concerne les soldats romains : qu’ils soient immigrés barbares ou Romains d’origine, ils sont tous recrutés selon le système de conscription appliqués aux colons, qui doivent un service militaire, ou aux fils de vétérans, obligés de reprendre les fonctions de leur père. Ce qui fait leur identité et leur valeur n’est plus leur origine, mais leur force et leur bravoure. L’armée devient ainsi un lieu d’intégration, pour les officiers, mais également pour les simples soldats, en raison de l’appartenance à une même société militaire.
Au IVe siècle apparaissent toutefois les traces de débats concernant l’intégration des barbares. Bien qu’il n’existe pas de témoignage d’hostilité des populations locales devant l’arrivée de barbares implantés pour repeupler les campagnes, la question de l’intégration culturelle se pose. La plupart des auteurs insistent néanmoins sur cette intégration présentée comme un processus de civilisation, et en même temps de libération vis-à-vis des oppressions antérieures auxquelles les populations étrangères pouvaient être soumises.
Ce discours concerne néanmoins aussi bien les immigrants volontaires que les populations déportées d’un bout à l’autre de l’Empire suite aux victoires romaines : la question de l’intégration à l’Empire, même si elle ne se pose plus en termes de citoyenneté, reste un discours éminemment politique, tendant à montrer la supériorité romaine, pour former « un seul et même peuple » (Claudien, Panégyrique de Stilicon), mélangeant vainqueur et vaincus.
La suite...
En 376 apr. J.-C., sur les rives du Danube, frontière de l’Empire romain, se pressent soudainement des Goths fuyant devant les Huns : guerriers, vieillards, femmes, enfants, ils demandent à entrer dans l’Empire, à recevoir des terres en Thrace. Leur nombre augmente de jour en jour. Sans ordre des autorités impériales, les officiers de l’armée romaine massacrent dans un premier temps les guerriers qui franchissent illégalement le fleuve.
L’Empereur Valens leur accorde pourtant d’entrer dans l’Empire, mais la traversée du Danube en crue est mal contrôlée ; l’afflux de population est tel que les autorités décident rapidement d’interdire tout nouveau franchissement. Les réfugiés s’accumulent alors au nord du Danube, leur hostilité envers l’Empire devient palpable, tandis que, de l’autre côté, ceux qui ont réussi à passer avant la fermeture de la frontière ne sont pas pris en charge : aucun transfert n’est effectué vers les zones en friches, les camps de réfugiés, improvisés, ne sont pas suffisamment approvisionnés, d’autant que les militaires romains détournent les vivres.
Cette situation débouche rapidement sur une crise grave : les Goths traversent le fleuve en masse, les réfugiés légaux sont envoyés vers l’intérieur de l’Empire, les conflits avec l’armée romaine éclatent, conduisant au massacre des troupes régulières.
Pendant deux ans, les Goths « en situation illégale » se déplacent en Thrace, rejoints par les esclaves et les mercenaires issus de leur peuple et installés au cours des années précédentes, affrontant l’armée, pillant les villes. Le 9 août 378, l’Empereur Valens ouvre les négociations avec les Goths, mais le combat éclate au même moment. L’Empereur est tué, l’armée romaine se révèle incapable de lutter contre les Barbares.
Cette crise des années 376-378 constitue pour Alessandro Barbero un tournant dans l’existence-même de l’Empire romain d’Occident, en liaison avec sa politique d’immigration. L’idée force de son ouvrage est en effet que l’Empire survit tant que sa capacité d’intégration des barbares est intacte, et s’effondre lorsqu’il ne peut plus leur accorder ni place dans l’armée, ni terres à cultiver.
L’armée, un facteur d’intégration
L’objectif de Barbares. Immigrés, réfugiés et déportés dans l’Empire romain est d’étudier la gestion de la « ressource immigration » par les autorités impériales, d’Auguste au Ve siècle. Le plan adopté, totalement chronologique, ne permet à l’auteur d’arriver aux grandes lignes de sa démonstration que vers le milieu de l’ouvrage.
Aussi les premiers chapitres donnent-ils une impression de répétition, d’un règne à l’autre, des mêmes pratiques : l’utilisation de barbares réfugiés ou déportés dans l’Empire pour repeupler des zones dévastées par les guerres ou par les maladies ; leur versement dans l’armée pour renforcer celle-ci.
L’épisode de l’arrivée massive des Goths dans l’Empire – au neuvième chapitre, tout de même ! – donne un nouveau souffle à la démonstration, peut-être parce que l’auteur est plus à l’aise avec la période du Bas-Empire qu’avec celles qui précèdent. Celles-ci lui sont pourtant indispensables pour tordre le cou à bien des idées reçues sur la politique d’immigration aux IV-Ves siècles.
En effet, dès l’époque de Marc-Aurèle, des barbares ont été installés dans l’Empire romain pour repeupler des zones dévastées par les guerres ou les épidémies ; ces hommes ont été placés dans un premier temps sur les domaines impériaux, puis parfois confiés à des propriétaires terriens. Les guerriers barbares étaient également employés, d’abord dans des régiments spécifiques, puis parmi les auxiliaires. Envoyés à l’autre bout de l’Empire par rapport à leur lieu d’arrivée, ils se mêlèrent à la population locale.
212 apr. J.-C. : tous citoyens de Rome !
L’octroi de la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’Empire par Caracalla en 212 apr. J.-C. modifie le lien entre statut juridique de citoyen et intégration à l’Empire : le premier n’est plus nécessaire à l’intégration, qui se définit progressivement par l’appartenance à un monde commun, au partage des mêmes lois.
Durant le IIIe siècle, les évolutions lexicales témoignent également du fait que les individus ne se définissent plus par leur statut originel, mais par leur fonction dans la société. En effet, les Romains faits prisonniers par les barbares puis rapatriés dans l’Empire reçoivent au début de ce siècle le nom de laeti, que l’on peut ici traduire par « libres » ; ils sont pris en charge par des préfets, dans une structure administrative particulière.
Mais progressivement, ces « préfets des lètes » (praefecti laetorum) s’occupent aussi des barbares installés sur les mêmes terres que les lètes ; ce dernier terme désigne donc, au IVe siècle, non plus les Romains rapatriés, mais l’ensemble des rapatriés et des immigrés qui travaillent sur les terres domaniales comme colons, c’est-à-dire paysans attachés au domaine. Leur nom renvoie alors à leur fonction de « restaurateurs » de campagnes dévastées ou dépeuplées.
Vers le désintérêt pour l’origine ethnique
La question de l’origine ethnique disparaît également pour ce qui concerne les soldats romains : qu’ils soient immigrés barbares ou Romains d’origine, ils sont tous recrutés selon le système de conscription appliqués aux colons, qui doivent un service militaire, ou aux fils de vétérans, obligés de reprendre les fonctions de leur père. Ce qui fait leur identité et leur valeur n’est plus leur origine, mais leur force et leur bravoure. L’armée devient ainsi un lieu d’intégration, pour les officiers, mais également pour les simples soldats, en raison de l’appartenance à une même société militaire.
Au IVe siècle apparaissent toutefois les traces de débats concernant l’intégration des barbares. Bien qu’il n’existe pas de témoignage d’hostilité des populations locales devant l’arrivée de barbares implantés pour repeupler les campagnes, la question de l’intégration culturelle se pose. La plupart des auteurs insistent néanmoins sur cette intégration présentée comme un processus de civilisation, et en même temps de libération vis-à-vis des oppressions antérieures auxquelles les populations étrangères pouvaient être soumises.
Ce discours concerne néanmoins aussi bien les immigrants volontaires que les populations déportées d’un bout à l’autre de l’Empire suite aux victoires romaines : la question de l’intégration à l’Empire, même si elle ne se pose plus en termes de citoyenneté, reste un discours éminemment politique, tendant à montrer la supériorité romaine, pour former « un seul et même peuple » (Claudien, Panégyrique de Stilicon), mélangeant vainqueur et vaincus.
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