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La chanson kabyle, mémoire d’une société

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  • La chanson kabyle, mémoire d’une société

    En l’absence d’une littérature écrite riche et diversifiée, la chanson a pris le relais. La chanson kabyle a, depuis des décennies, acquis une dimension importante à telle enseigne que des artistes sont devenus de véritables repères dans la société.

    La chanson est à la société kabyle ce que le roman est aux sociétés où la tradition écrite est ancrée depuis des siècles.

    On parle de Slimane Azem comme un Français évoquerait Molière et de Lounès Matoub comme un Français se référerait à Charles Baudelaire. L’importance accordée aux artistes a été telle que, jusqu’à un passé très récent, il était inadmissible qu’un chanteur puisse bâtir une carrière sans être doublé du statut de poète.

    Ils sont nombreux les artistes dotés d’une belle voix et ayant composé de belles musiques, à avoir fait long feu pour la simple raison que sur le plan textuel, ces chanteurs n’ont pas brillé. Etre un artiste, en Kabylie, doit impérativement impliquer être poète.

    Même les articles journalistiques, très foisonnants en la matière, accordent une part immense au volet poétique parfois au détriment du travail artistique proprement dit ainsi qu’en omettant carrément les capacités vocales. Pourtant, sous d’autres cieux, la voix d’un chanteur est, considérée comme étant le critère le plus élémentaire de sa fonction. Combien de sommités mondiales dans le domaine de l’art, ne savent pas aligner deux strophes ou même lire une partition. Leur voix et leur maîtrise de l’interprétation suffisent pour faire d’eux des étoiles scintillantes en permanence.

    Dans le cas de la chanson kabyle, l’artiste est, dans bien des cas, le parolier et le compositeur. Qu’il s’agisse des aînés, comme El Hasnaoui, Slimane Azem, Cheikh Arab Bouyezgarène, Akli Yahiatène, Salah Sadaoui ou des maîtres ayant révolutionné la chanson kabyle comme Matoub Lounès, l’artiste a la triple casquette d’interprète, auteur et compositeur. Sur le plan musical, des artistes comme El Hasnaoui, Slimane Azem et Matoub Lounès ont donné à la chanson kabyle des chefs-d’oeuvre en matière de composition.

    Ce n’est nullement le fruit du hasard si Matoub Lounès a fait des deux premiers, sa véritable école en allant jusqu’à fusionner deux musiques des deux maîtres et en faire une troisième. Il s’agit de la chanson A Moh A Moh (1988). Cette innovation sur le plan musical est inédite dans le domaine de la chanson kabyle. Le génie musical de Slimane Azem et de Cheikh El Hasnaoui n’a pas uniquement inspiré Matoub Lounès qui a su insuffler une âme à de nombreuses compositions, mais aussi d’autres artistes ont puisé dans ce patrimoine. On peut citer arbitrairement le cas de Kamel Messaoudi. Ce dernier, qui est peut-être le meilleur artiste arabophone de sa génération, a suivi les traces de Matoub Lounès dans sa méthode de travail en reprenant nombre de musiques et de textes de ces maîtres pour les habiller de sa touche.

    D’aucuns ont pu constater le succès arraché par la suite par Kamel Messaoudi, dont la carrière a été freinée cruellement par une disparition précoce. Le point commun des artistes El Hasnaoui, Azem et Matoub est leurs capacités vocales incomparables, leurs musiques très recherchées ainsi que des textes qui constituent la véritable mémoire de la société kabyle. On ne peut pas ne pas avoir une idée précise et détaillée de ce que fut la vie en Kabylie en écoutant les chansons d’El Hasnaoui, de Slimane Azem et de Matoub Lounès.

    Même si ce dernier a été plus explicite que les deux premiers à cause de son engagement et de sa sincérité absolue. El Hasnaoui a le mérite d’avoir cassé le tabou de l’amour. C’est le premier artiste de grande stature à avoir ressassé le sujet de l’amour sans faux-fuyants.

    Cheikh El Hasnaoui décrit comment le jeune Kabyle vivait les frustrations amoureuses à son époque. Ses chansons sont une véritable chronique de l’amour aux temps des interdits. El Hasnaoui introduit les prénoms des femmes aimées (Fadhma, Ouardia) et évoque des situations anodines inhérentes à la manière dont ce sentiment est vécu loin des feux de la rampe, mais vécu quand même.

    En entrant de plain-pied dans la chanson d’amour, El Hasnaoui a réussi à conquérir des fans plus qu’aucun autre artiste. Quand il passait à la radio à l’époque, beaucoup de femmes laissaient tomber leurs tâches ménagères pour l’écouter. C’était il y a cinquante ans.

    Aujourd’hui, malgré une absence de médiatisation injuste et inexpliquée, il reste l’un des artistes les plus écoutés. On entend sa voix particulière, surtout dans des lieux publics comme les bars mais aussi dans les bus et chez les particuliers. El Hasnaoui a aussi dépeint les situations vécues par des citoyens qui partaient en France pour une raison ou une autre. Des chansons, comme La Maison-Blanche sont devenues vraiment mythiques. On retrouve une bonne partie de la mémoire de la société kabyle dans ses oeuvres.

    Slimane Azem, plus prolifique, a aussi écrit sur un pan entier de l’histoire de la région. Ayant été interdit, à l’instar de Matoub Lounès, de tous les médias algériens, ceci ne l’empêcha pas d’être le plus grand artiste de son temps. On peut même dire, sans risque de se tromper, que son exclusion lui a profité en quelque sorte.

    Ayant évolué à une époque où l’identité berbère était broyée et vouée aux gémonies, Slimane Azem a pu constituer la seule bouffée d’oxygène pour la population. Ce rôle sera joué bien plus amplement par Matoub Lounès à partir de son atterrissage artistique tonitruant en 1978. Slimane Azem, quoique dénonçant l’injustice, est resté toutefois fidèle au discours moralisateur et conservateur.

    Contrairement à El Hasnaoui, il n’a pas beaucoup chanté l’amour. Une certaine pudeur, qu’on retrouve dans ses textes, ont fait de lui l’artiste de la famille jusqu’à la fin des années 1980. Mais avec l’arrivée sismique de Matoub Lounès, ce dernier brisera tous les tabous y compris celui de la religion. En effet, Matoub Lounès restera le premier et le seul artiste à s’en prendre avec des termes crus à tous les fanatismes religieux ainsi qu’au maraboutisme, dans son contenu hypnotisant. Toutefois, l’oeuvre de Slimane Azem nous renseigne sur un grand pan de la vie en Kabylie. Slimane Azem s’est beaucoup étalé sur le déclin des valeurs qui faisaient le propre de la culture et de la société kabyles. Des valeurs morales que ce grand poète regrettera dans un certain nombre de ses chansons mythiques.

    Les concepts de la fraternité, de la famille, de la solidarité, de l’union, du respect et d’autres encore qui disparaissaient progressivement mais irréversiblement ont tous été évoqués brillamment dans les textes de Slimane Azem.

    Ce dernier s’est aussi penché systématiquement sur la chanson de l’exil. En la matière, il en est le maître incontesté. Il a abordé la question de l’émigration de manière plutôt philosophique comme c’est le cas dans les chansons A Moh Moh, Anetsruhu netsughal et autres.

    On peut donc lire l’histoire de la Kabylie en écoutant les mélodies de Slimane Azem.

    Avec Matoub Lounès, c’est à un tout autre phénomène que l’on a assisté. Le Rebelle a introduit une infinité d’innovations en matière artistique et poétique! Ainsi, il a injecté dans sa poésie la notion de la désignation des noms des personnes et des lieux ainsi que de celle des événements. Chose qu’on ne trouve chez aucun autre poète de la région.

    Déjà dans son premier album (1978), il dédie une chanson à la JSK (Jeunesse sportive de Kabylie) où sont cités tous les noms des joueurs qui y évoluaient. Quand on sait qu’à l’époque, la JSK n’était pas uniquement un club sportif mais un porte-flambeau de la cause identitaire berbère, on mesurera aisément la portée d’une telle chanson à travers l’histoire. A une époque où tous les médias étaient verrouillés, Matoub allait devenir le seul «média» libre. Ainsi, il reviendra sur l’ensemble des événements historiques et d’actualité qui étaient exclus de la presse et de l’histoire officielle. Matoub a été le premier à évoquer les événements de 1963 et l’affaire du FFS (Front des forces socialistes), il a cité nommément le Colonel Mohand Oulhadj, puis au fil des années, il revint sur d’autres événements en fonction de leur évolution. Matoub a écrit l’histoire de l’Algérie telle qu’elle devait l’être. C’est-à-dire sans parti pris et sans exclusion de quelque acteur que ce soit. Dans l’album, Yehzen El Oued Aïssi (1981), censuré en Algérie à l’époque, Matoub parle du rôle de l’armée algérienne dans plus d’une chanson.

    Puis, il évoque les noms de présidents, comme Boumediene et Ben Bella et fait allusion à Chadli, plusieurs fois. Il s’en prend à Aït Ahmed en 1985 et à Sadi en 1991. A Ferhat aussi, il consacra pas moins de deux chansons où il mit en relief le rôle négatif qu’il a joué en compagnie de Sadi dans la division de la Kabylie suite à la création d’un parti politique.

    Par la suite, avec l’évènement du terrorisme, Matoub n’hésita pas à s’allier avec les mêmes Sadi et Ferhat pour contrecarrer un danger plus grand qui menaçait l’existence même de l’Algérie. C’est dire que Matoub avait un grand coeur et il faisait passer les considérations individuelles au second plan quand il s’agissait du destin de tout un peuple et d’une nation. La chanson fleuve Regard sur l’histoire d’un pays damné (1991) est une grande page de l’histoire de l’Algérie réécrite et reconstituée fidèlement par Matoub Lounès.

    Dans ce très long poème, Matoub met l’art et la manière de narrer avec métaphores et rimes tout ce que le système politique de l’époque avait classé dans les casiers de l’interdit. Dans d’autres albums, Matoub revient aussi sur des événements dramatiques comme l’assassinat de Boudiaf et de Tahar Djaout et sur ce qui a touché de près ou de loin la terre algérienne dans ses moments les plus cruciaux. Ecouter El Hasnaoui, Azem et Matoub, c’est voyager à travers le temps de la Kabylie de tous les temps.

    Par l'Expression
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