Mohamed Chafik Mesbah. Officier supérieur du DRS à la retraite, docteur d’Etat en sciences politiques de l’université d’Alger et diplômé du Royal College of Defence Studies britannique :
« Une crise de gouvernance, pas une lutte de clans »
La scène publique nationale est agitée par une cascade de scandales liés à la corruption, révélés par la presse à grands coups de manchette. Faut-il y voir la manifestation d’une lutte de clans au sommet de l’Etat ?
C’est une vision réductrice d’un phénomène combien plus complexe. Nous sommes en présence d’une crise chronique de gouvernance, pas d’une querelle à fleurets mouchetés entre protagonistes d’une pièce de théâtre. Mais procédons avec méthode. Vous avez insisté dans nos discussions sur le caractère factuel du phénomène de la corruption, soit. Sur un plan très pratique, nous pouvons distinguer trois protagonistes. En premier lieu le chef de L’Etat reste détenteur de la décision finale, au niveau stratégique. En second lieu, à un niveau tactique, le ministre de l’Energie qui reste, quoi qu’il affirme, le véritable patron de Sonatrach. En troisième lieu, enfin, le Département du renseignement et de la sécurité, dénomination officielle des services de renseignement algériens, instrument d’exécution en la circonstance, en charge, sur ordre, d’une enquête on ne peut plus officielle.
Je préfère alors parler de pôles de pouvoir, pas de clans. Ce que je connais du fonctionnement du système politique et administratif en Algérie me conduit à exclure, à cet égard, l’hypothèse que le DRS ait pu entreprendre les enquêtes en cours sans l’aval du président de la République. Le mode de gestion des ressources nationales par Sonatrach – et aussi bien, par ailleurs, les graves dépassements imputés à la réalisation du projet d’autoroute – ont toujours fait l’objet de suivi de la part des services de renseignement. Il en est même résulté, dans l’esprit des cadres du renseignement qui ont eu à connaître le comportement des corrupteurs et des corrompus, un profond ressentiment à l’égard des responsables concernés, ceux de l’énergie, notamment.
Mais il faut raison garder. Ce ressentiment, s’il a incontestablement été conforté par la transformation des actes de corruption en phénomènes structurels, ne peut avoir poussé cependant ces cadres du renseignement jusqu’à s’engager, à l’insu de la tutelle politique, dans un combat qui aurait été forcément donquichottesque. Il suffit simplement de se convaincre, jusqu’à preuve du contraire, que le rôle des services de renseignement se limite à informer l’autorité politique compétente, seule habilitée à autoriser le passage en phase dans les actions à entreprendre. Cette forme d’immobilisme forcé a pu laisser imaginer que les services de renseignement se sont accommodé de dysfonctionnements qui affectent la conscience morale de l’opinion, mais aussi le fonctionnement efficient de l’économie. Naturellement, ce phénomène a nourri, au sein de l’institution sécuritaire, de l’amertume à profusion, mais ne forçons pas trop le trait.
Si vous tenez à voir absolument une lutte entre pôles de pouvoir, je serais tenté d’être provocateur. Si position de défiance il y a, c’est celle du chef de l’Etat vis-à-vis du premier cercle de collaborateurs qu’il a lui-même ramenés. Je note avec insistance que le ministre de l’Energie est le seul responsable à s’efforcer, sans complexe, d’accréditer l’idée que le DRS, excroissance du système institutionnel algérien, se serait, à l’insu de la présidence de la République, autosaisi dans l’affaire Sonatrach.
Ce que vous dites semble pourtant invraisemblable…
Invraisemblable, dites-vous ? Lorsque, pour des raisons impérieuses, le chef de l’Etat a abrogé la fameuse loi sur les hydrocarbures, déjugeant son inspirateur, l’actuel ministre de l’Energie, a-t-il pris des gants ? Attention, les chefs d’Etat sont faits de chair et d’os, avec une âme qui leur insuffle des sentiments. Je veux dire qu’ils peuvent être excédés par les frasques récurrentes de leurs proches collaborateurs. Soyons plus sérieux, toutefois. Il faut distinguer entre la démarche du chef de l’Etat lequel, volens nolens, est guidé par un certain sens politique et les motivations de la cour, celle que le ministre de l’Energie affuble de la dénomination explicite de « clan présidentiel » qui cultive plutôt l’instinct de survie. Jusqu’à plus ample informé, le chef de l’Etat, toujours libre de ses mouvements, n’a pas réagi aux enquêtes déclenchées autour de Sonatrach, alors qu’il a toute latitude de la faire. Ce sont les membres de l’entourage présidentiel qui semblent le plus s’agiter…
Quelle serait la motivation du président Bouteflika ?
C’est, de mon point de vue, la question essentielle dans ce débat. Pourquoi, en laissant ses proches s’embourber, le président de la République se résout-il à cette solution extrême ? Je n’ai pas de réponse convaincante. J’imagine que, tenant compte des rapports et des informations qu’il reçoit, il a pris la mesure de l’étendue du mal de la corruption qui a gangrené tous les secteurs d’activité économique. Peut-être a-t-il compris aussi la relation dialectique qui rattache l’aggravation de la corruption au bouillonnement social, prélude de soubresauts à l’issue incertaine ? Peut-être, soucieux de son empreinte sur l’histoire, veut-il laisser une marque dépouillée d’aspects bien contestables ?
La responsabilité du ministre de l’Energie vous semble engagée dans les enquêtes en cours. Est-ce que le président de la République le sait ?
Loin de moi la prétention de me substituer à la justice ou de percer, à ce point, l’esprit du chef de l’Etat. Laissons faire la justice en souhaitant qu’elle accomplisse totalement sa mission. Accordons au président de la République le répit nécessaire pour qu’il éclaire le peuple algérien sur ses intentions et ses projets. Laissons donc la justice suivre son cours et le chef de l’Etat préparer ses déclarations. Cela ne m’interdit pas, pour autant, de développer un avis sur le bilan de ce ministre et de relever l’image que retient de lui l’opinion nationale. Parlons stratégie pétrolière en premier lieu. Je ne suis pas expert en la matière, mais les relations que j’entretiens dans le secteur me permettent d’affirmer que, par delà la mauvaise gestion, le ministre actuel du secteur n’a cessé de faire des choix de stratégie erronés. Qu’en est-il des investissements inconsidérés effectués à l’étranger, au Pérou en particulier ? Qu’en est-il du regain de production d’hydrocarbures claironné alors qu’il s’agit de découvertes intervenues dans les années 1990 ? Qu’en est-il des contrats d’exploration signés sous l’autorité de l’actuel ministre de l’Energie et dont pas un seul n’a donné lieu à une mise en exploitation ?
Abordons la question du management du secteur de manière générale. Qui, au sein de Sonatrach, pouvait ignorer que le véritable patron de l’entreprise, loin d’être le président-directeur général nommé, était son propre chef de cabinet, un cadre subalterne lié par des relations de parenté avec le ministre de l’Energie ? Une personne disposant, de plus, de peu de qualifications pour la fonction occupée et installée en dépit de l’avis défavorable des services de sécurité. Comment justifier le choix de l’encadrement supérieur de Sonatrach effectué sur la base de l’acceptation d’une docilité totale au ministre du secteur via le chef de cabinet précédemment évoqué ? Le fameux Baosem (bulletin d’annonces des appels d’offres) censé introduire la transparence dans la gestion, me diriez-vous ? C’est, en l’occurrence, une invention géniale car les spécialistes de marchés publics savent que c’est en agissant, en amont, sur la définition des spécifications techniques – pointues en la matière – que l’on force déjà le choix.
Sur un plan moral et politique, l’opinion nationale a le droit, également, de nourrir un état d’esprit vis-à-vis de responsables éminents qui ont en charge l’essentiel des richesses du pays. Il existe de par le monde un code de déontologie pour les responsables publics. Combien de ministres de premier plan, notamment durant la première période de la présidence de Chadli Bendjedid, sous l’ère du parti unique, dans des circonstances bien moins contraignantes, ont démissionné de leurs fonctions ? Combien d’autres ministres, assumant leurs responsabilités sans faux- fuyant, sont venus témoigner, avec détermination, en faveur de leurs collaborateurs déférés à la justice pour des accusations de malversation plus ou moins établies ? Il existe, hélas, chez certains responsables de l’heure, se réclamant précisément de ce fameux « clan présidentiel », un sentiment de grave mépris pour le peuple algérien, considéré comme un sujet mineur congénital.
Pour nous résumer, il manque indubitablement au ministre de l’Energie ce courage politique qui caractérise les hommes de conviction. Il aurait été inspiré, par égard pour son ami d’enfance, de se démettre de ses responsabilités, au moins le temps que s’achève l’enquête. Laissez-moi, de grâce, m’exprimer comme un simple citoyen : « Un peu de pudeur, Grand Dieu ! »
(à suivre
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