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Ghazi Mellouli, l'homme qui en savait trop

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  • Ghazi Mellouli, l'homme qui en savait trop

    C'est un miraculé. L'homme d'affaires tunisien Ghazi Mellouli, 45 ans, n'aurait pas dû survivre à la tentative d'assassinat dont il a été victime, le 18 novembre 2009.
    C'était le jour du match de football Algérie-Egypte qualificatif pour la Coupe du monde 2010, qui se jouait au Soudan. Mellouli regarde la télévision dans le salon de la villa qu'il a louée dans un complexe résidentiel de Tripoli (Libye), en bord de mer. Il parle en même temps au téléphone avec un marchand d'avions français, Yves D., à Genève. "Soudain, j'ai entendu des cris aigus, raconte au Monde ce témoin. Je n'ai plus reconnu la voix de Mellouli. Ça a duré une quarantaine de secondes avant que la ligne soit coupée. Je n'ai pas compris ce qui se passait."

    De fait, quelqu'un s'est approché de Mellouli par-derrière, l'a ceinturé puis lui a porté plusieurs coups de poignard. L'agresseur, dit-il, n'est autre que son ancien chauffeur, un Tunisien qui a pris l'initiative inattendue de le rejoindre à Tripoli, quelques jours plus tôt.
    Mellouli hurle : "Mais qu'est-ce que tu fais ? Tu es devenu fou ?" L'autre répond : "Ne bouge pas ou je te frappe encore." L'agresseur relâche sa victime quelques secondes, le temps de sortir de sa poche une corde et de l'adhésif. "Il préparait une mise en scène pour faire croire à un cambriolage qui aurait mal tourné", pense Ghazi Mellouli.
    L'homme d'affaires profite de ce bref répit pour reprendre l'avantage, malgré ses blessures. Dans le corps-à-corps qui va suivre, le poignard vole à l'autre bout de la pièce. Mellouli réussit à se relever. Il ouvre la porte de la villa et prend la fuite, chancelant, les entrailles à demi hors de l'abdomen. "Je les ai tenues, comme une boule sous ma chemise, jusqu'à l'arrivée des sauveteurs", se souvient-il.
    Son agresseur, lui, s'enfuit vers la plage. Un complice l'attend, vraisemblablement dans une voiture. La frontière tuniso-libyenne n'étant qu'à une heure et demie de Tripoli par la route, il paraît plausible qu'il ait regagné la Tunisie, avant même que la police libyenne ait eu le temps de réagir.
    Transporté aux urgences, Mellouli va passer cinq heures sur la table d'opération. L'estomac et le foie ont été sérieusement endommagés, mais aussi la vésicule biliaire, l'aine, la main, l'épaule... Le blessé reste plusieurs jours dans un état critique, mais, contre toute attente, il s'en sort. "On dit souvent le pire des médecins libyens, mais, ce jour-là, ils m'ont sauvé la vie !", remarque-t-il.
    Mi-décembre 2009, Mellouli est transféré en France, grâce à l'intervention de son frère qui a la nationalité française. Il subit une seconde opération. A présent, en convalescence à Paris, il s'apprête à faire une demande d'asile politique à la France. A intervalles réguliers, il reçoit sur son portable des coups de fil et des SMS de menace de mort, en provenance de Tunisie. "Ton heure est venue !", "Adieu pour toi", ou encore : "Ta mère et ta soeur (restées en Tunisie) vont payer pour toi !"
    Qui en veut à sa vie et pourquoi ? Sur ordre de qui, surtout, son agresseur a-t-il agi, le 18 novembre à Tripoli ? "Il n'a pas l'âme d'un assassin. Pour qu'il en soit venu là, c'est qu'on l'a menacé, j'en suis convaincu", affirme Ghazi Mellouli.
    Pas un instant, l'homme d'affaires tunisien ne met en cause la Libye. Il se voit, dit-il, plutôt au coeur d'un règlement de comptes politico-mafieux orchestré par l'un des clans au pouvoir à Tunis. Sollicitées par Le Monde à plusieurs reprises, les autorités tunisiennes n'ont pas souhaité réagir à cette affaire.
    L'agresseur de Mellouli, en tout cas, est libre de ses mouvements, en Tunisie, en dépit de la plainte déposée contre lui auprès des autorités libyennes et tunisiennes. Pour Thibault de Montbrial, l'avocat français de M ; Mellouli, il est évident que son agresseur a bénéficié de "solides complicités", depuis la Tunisie, pour mener son opération. "Il a fallu notamment qu'il paye les 1 000 dollars de visa d'entrée en Libye et qu'il quitte le secteur, dissimulé au fond d'une voiture, couvert du sang de sa victime", souligne Me de Montbrial.
    Ghazi Mellouli en saurait-il trop ? Depuis toujours, ce faux dilettante baigne dans le milieu tunisien des affaires. Il connaît mieux que personne les clans qui s'accaparent les richesses de la Tunisie depuis des années. Et pour cause : il a fait partie de ce marigot avant d'en être chassé.
    Quand il se lance dans les affaires, sa bonne étoile s'appelle Moncef Ben Ali. C'est un ami. Il est en outre le frère cadet de Zine El-Abidine Ben Ali, à l'époque ministre de l'intérieur. Après que Zine El-Abidine Ben Ali eut accédé à la présidence de la République, en 1987, Mellouli s'associe avec Moncef Ben Ali pour importer des matières premières industrielles. Ils touchent des commissions florissantes. Et les démêlés de Moncef Ben Ali avec la justice française ne les dérangent pas trop. Impliqué dans un réseau de trafic de drogue, dit la "Couscous Connection", le frère du président est condamné par défaut, en novembre 1992, à dix ans de prison par un tribunal parisien. Pendant plusieurs années, le tandem Moncef Ben Ali-Ghazi Mellouli fonctionne bien. Le nom de Ben Ali ouvre toutes les portes.
    Le vent va pourtant tourner. Leïla Trabelsi, que le chef de l'Etat a épousée en 1992, est bien décidée à asseoir son pouvoir. Au fil du temps, la nouvelle première dame va écarter tous ceux qui ne sont pas de son clan ou de sa fratrie. Kamel Eltaïef, ami intime du président, est mis sur la touche. Moncef Ben Ali ne tarde pas à découvrir que les Trabelsi - Moncef Trabelsi en particulier - ne sont pas ses alliés, bien au contraire. Quant à Slim Chiboub, l'époux d'une fille née du premier mariage du président - jusque-là considéré comme le gendre préféré du chef de l'Etat -, il tombe en disgrâce, de même que ses amis.

    "D'année en année, le clan des Trabelsi est monté en puissance. Sous la houlette de la présidente, les frères et soeurs (onze) se sont emparés des secteurs les plus lucratifs : aviation, transport maritime, télécommunications, agroalimentaire, hôtellerie, foncier... Rien ne leur a échappé", souligne Ghazi Mellouli. Ce sera bientôt au tour du nouveau "gendre préféré", Sakhr El-Materi, époux d'une fille née du second mariage du président, de faire une carrière aussi fulgurante qu'inattendue. La population tunisienne assiste, frustrée mais paralysée par la peur, à cette confiscation des ressources du pays.

    Face à ce rouleau compresseur, le binôme Moncef Ben Ali-Ghazi Mellouli a du mal à résister. Un tournant se produit le 15 mai 1996. Ce jour-là, Moncef Ben Ali est retrouvé mort dans sa chambre à Tunis. Officiellement, le frère du président a succombé à une crise cardiaque. "Pour moi, les causes de ce décès restent obscures", lâche Mellouli, sans s'étendre davantage.
    Le choc est rude. D'un coup, il a perdu un ami et un protecteur. Sa disgrâce est signée. Elle se confirme à l'été 2001. Du jour au lendemain, Mellouli se retrouve sous les verrous. "J'ai été condamné à huit ans de prison pour des supposés abus de confiance ou des dettes que je n'avais jamais contractées", raconte-t-il. Des amis interviennent. En appel, sa peine est réduite à quatre ans. Puis, en cassation, il est gracié.
    A l'été 2003, Mellouli retrouve la liberté. Mais ce n'est plus le même homme. Lui, que la politique et la question des libertés n'ont jamais intéressé, a côtoyé pendant sa détention son exact opposé : Hamma Hammami, le dirigeant du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (POCT, interdit), mari de la célèbre avocate et défenseur des droits de l'homme Radhia Nasraoui. Etonnamment, les deux hommes ont fraternisé. "Avant de partager ma cellule avec lui, j'aurais juré qu'Hammami était le diable ! Or il est devenu mon ami et même mon frère", dit-il. Ghazi Mellouli découvre par ailleurs en prison une autre Tunisie. "J'ai vu des chambrées de 350 hommes entassés, dormant à même le sol ! J'ai vu des détenus qui se tailladaient les veines pour échapper à cet enfer ! J'en ai vu d'autres torturés. C'est là que j'ai compris qu'il ne s'agissait pas d'une invention des ONG", avoue-t-il.
    Sorti de prison, Mellouli se lance dans le transport maritime des hydrocarbures. Il se heurte, dit-il, de nouveau au clan des Trabelsi et se voit l'objet d'interdictions répétées de sortie du territoire, sans motif. "J'ai essayé de composer avec eux. Rien à faire. J'ai été la cible d'un harcèlement indescriptible", raconte-t-il.
    Pierre Bonnard, un homme d'affaires français avec lequel Mellouli a monté des opérations d'affrètement maritime, confirme ces propos. "On n'a pas cessé de le racketter. A chaque fois qu'il voulait entrer ou sortir de Tunisie, Mellouli devait verser des dizaines de milliers de dollars en liquide", raconte-t-il. Pierre Bonnard a, par ailleurs, été le témoin direct de l'animosité des Trabelsi à l'encontre de son associé. "En mars 2007, j'ai rencontré Moncef Trabelsi à l'aéroport d'Orly, se souvient-il. Il m'a parlé de Mellouli avec une véritable haine."
    Lassé de ces intimidations, Ghazi Mellouli s'exile en 2008. Il s'installe en Libye où il décroche un contrat agricole. C'est là que ses ennemis le rattrapent... "Je ne cherche pas à me faire passer pour un saint, mais il est grand temps que je parle. C'est ma façon à moi de retrouver ma dignité, assure-t-il. Il règne aujourd'hui en Tunisie un climat de Far West, marqué par le racket, les règlements de comptes et l'impunité qu'impose le clan Trabelsi. J'en suis la preuve, heureusement vivante..."

    Florence Beaugé
    Le Monde 18.02.10
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