À Alger, tout le monde ou presque connaît la place Audin. Elle est centrale, réunit la rue Didouche Mourad, le Bd Mohamed V et le fameux « Tunnel des Facultés » au-dessus duquel a été construite l’université d’Alger. La place n’est pas très grande mais est très animée : cafés, restaurants et librairies l’entourent, tandis qu’une noria incessante de bus et de taxis transportent les passagers sur les hauteurs, El Biar, Hydra, El Mouradia, Bir Mourad Raïs, Birkhadem. Le nom de Audin, sans son prénom, est inscrit en lettres lumineuses à l’avant des bus. Tout le monde sait aller à la place Audin.
Mais qui est Audin ? Il y a quelques années, un lecteur d’un journal dénonçait le recours à un nom français pour nommer une place publique, qui plus est, située en plein sur la rue Didouche Mourad et à quelques mètres de la rue Larbi Ben Mhidi. Sa véhémente ignorance de l’histoire de son pays, qu’il prétendait défendre en effaçant cette trace, fit quelque bruit dans le microcosme des idéologues, mais sans plus. Les usagers appellent toujours la place Audin, « Place Audin » ou même, pour faire court, « Audin » quand on veut y aller par taxi. « Audin », c’est comme « La Grande Poste » ou « le 1er Mai », un lieu central de la carte d’Alger, mais de sa géographie plus que de son histoire. Quelques-uns, bien sûr, savent qui est Maurice Audin : un sympathisant actif de la cause algérienne, qui a été assassiné le 11 juin 1957 par les services de sécurité de l’armée française.
Quelque temps après, un comité Maurice Audin a été créé à Paris et dirigé par de grands noms de l’intelligentsia française, Albert Chatelet, Laurent Schwartz, Jean Dresh, Henri Masson, Luc Montagnier, P. Vidal-Naquet, Madeleine Rebérioux que rejoindront plus tard ceux, artistes et intellectuels qui assisteront les « porteurs de valises » lors du procès du Réseau Jeanson. Audin est une figure historique « française » du mouvement de libération « algérien » et l’un des pionniers du basculement d’une partie des intellectuels de son pays en faveur de cette cause. La place qui porte son nom est une juste reconnaissance par l’Algérie de son action politique pour elle. Mais Audin est plus que cela. Deux raisons m’ont fait revenir à son exemple. La première, liée à mon admiration pour son geste, est le récent rejet par sa fille d’accepter une décoration officielle des autorités françaises en l’honneur de son père. Elle ne réclame pas les honneurs mais, plus simplement, que justice soit faite pour son assassinat. La seconde m’a été suggérée par la lecture d’un texte qu’une revue de sociologie de la connaissance m’avait envoyé pour évaluation.
Comme il s’agissait de l’histoire du département de mathématiques de l’université d’Alger, j’avais accepté cette tâche par curiosité personnelle, mais j’ai été rapidement absorbé par la lecture de l’article, un témoignage que je terminai en une semaine avec la rédaction du rapport d’évaluation, mais surtout j’ai été pris de court quand je découvris la place que Maurice Audin occupait « avant » sa mort dans ce département, et surpris par ses effets « après » sa mort sur ce même département, lors de l’indépendance du pays. Audin, cet enseignement au département de maths d’Alger dans les années cinquante, assassiné parce que militant de la liberté, avait ainsi continué d’agir doublement sur les consciences : celles strictement politiques de son engagement pour l’indépendance qui lui a coûté sa vie en 1957, et celles scientifiques, après sa mort, sur l’avenir de l’université algérienne post-coloniale, après 1962 donc. L’effet de mobilisation politique que son assassinat avait déclenché en 1957 sur les intellectuels français se dédoublait ainsi, quelques années après, mais cette fois-ci en mobilisation scientifique, celle d’une partie de la communauté des mathématiciens français. Voilà pourquoi j’ai décidé, dans cette chronique, de partager mes propres découvertes avec les lecteurs.
Nous sommes en 1956-1957 : en Algérie, à Alger, nous nous trouvons au cœur de l’histoire ; celle de l’Algérie mais aussi, et bien au-delà, celle de la fin de l’Empire colonial français. Aujourd’hui, tout le monde connaît, même si les détails sont encore à préciser, l’importance de cette séquence historique : il y a la fameuse bataille d’Alger, la grève des étudiants, la « grande guerre » des opérations « Challe » et consorts qui s’ébranlent. Le département de mathématiques de l’université d’Alger n’est pas isolé de ce contexte. Mais, comme le notent les rédacteurs de l’article, « l’année 1957 a marqué la fin de la recherche mathématique à la faculté des sciences d’Alger. Le seul jeune chercheur réellement actif et d’ailleurs d’une grande valeur, Maurice Audin, militant du PCA, a été arrêté et assassiné par les parachutistes en juin. Son directeur de recherche, René Possel, excellent mathématicien, a quitté Alger définitivement en décembre. Mais il a tenu à organiser ‘‘in abstentia’’ sa soutenance de thèse à Paris ».
A la veille de l’indépendance, il n’y a aucun professeur algérien de mathématiques, et les professeurs français sont partis ; il ne reste que quelques jeunes assistants. C’est avec eux que Rachid Touri, qui vient d’obtenir son agrégation ainsi que deux autres collègues, Mostefaï et El Kolli tentent d’assurer la transition. La tâche est immense : comment redémarrer le département sans professeurs pour encadrer les jeunes assistants algériens tout juste licenciés, organiser des DEA, des troisièmes cycles, un programme d’enseignements et de recherches ? Cela ne s’improvise pas. Mais « la chance » sourit aux nouveaux responsables du premier et unique département de mathématiques d’Algérie.
Roger Godemont, professeur à Paris, mathématicien de renommée internationale et membre du groupe Bourbaki passe l’année 1963-1964 à Alger. Godement était déjà passé à Alger et avait été plastiqué par l’OAS. Pour l’anecdote, il avait laissé à l’UNEA (Union nationale des étudiants algériens) en 1964 un polycopié de première année en deux volumes sur la théorie des ensembles qui n’avait pas l’équivalent en France ; quand j’étais étudiant à l’ENS de Kouba en 1966, les matheux nous parlaient des exercices qu’ils faisaient sur ce polycopié dont certains, par exemple, étaient tirés de la bataille d’Alger. Après ce passage rapide, commencent à arriver à Alger les premiers VSNA (Volontaires du service national en Algérie) des Ens (Ecoles normales de St Cloud et de Paris), des universités de Lyon, de Marseille, de Nice.
Mais qui est Audin ? Il y a quelques années, un lecteur d’un journal dénonçait le recours à un nom français pour nommer une place publique, qui plus est, située en plein sur la rue Didouche Mourad et à quelques mètres de la rue Larbi Ben Mhidi. Sa véhémente ignorance de l’histoire de son pays, qu’il prétendait défendre en effaçant cette trace, fit quelque bruit dans le microcosme des idéologues, mais sans plus. Les usagers appellent toujours la place Audin, « Place Audin » ou même, pour faire court, « Audin » quand on veut y aller par taxi. « Audin », c’est comme « La Grande Poste » ou « le 1er Mai », un lieu central de la carte d’Alger, mais de sa géographie plus que de son histoire. Quelques-uns, bien sûr, savent qui est Maurice Audin : un sympathisant actif de la cause algérienne, qui a été assassiné le 11 juin 1957 par les services de sécurité de l’armée française.
Quelque temps après, un comité Maurice Audin a été créé à Paris et dirigé par de grands noms de l’intelligentsia française, Albert Chatelet, Laurent Schwartz, Jean Dresh, Henri Masson, Luc Montagnier, P. Vidal-Naquet, Madeleine Rebérioux que rejoindront plus tard ceux, artistes et intellectuels qui assisteront les « porteurs de valises » lors du procès du Réseau Jeanson. Audin est une figure historique « française » du mouvement de libération « algérien » et l’un des pionniers du basculement d’une partie des intellectuels de son pays en faveur de cette cause. La place qui porte son nom est une juste reconnaissance par l’Algérie de son action politique pour elle. Mais Audin est plus que cela. Deux raisons m’ont fait revenir à son exemple. La première, liée à mon admiration pour son geste, est le récent rejet par sa fille d’accepter une décoration officielle des autorités françaises en l’honneur de son père. Elle ne réclame pas les honneurs mais, plus simplement, que justice soit faite pour son assassinat. La seconde m’a été suggérée par la lecture d’un texte qu’une revue de sociologie de la connaissance m’avait envoyé pour évaluation.
Comme il s’agissait de l’histoire du département de mathématiques de l’université d’Alger, j’avais accepté cette tâche par curiosité personnelle, mais j’ai été rapidement absorbé par la lecture de l’article, un témoignage que je terminai en une semaine avec la rédaction du rapport d’évaluation, mais surtout j’ai été pris de court quand je découvris la place que Maurice Audin occupait « avant » sa mort dans ce département, et surpris par ses effets « après » sa mort sur ce même département, lors de l’indépendance du pays. Audin, cet enseignement au département de maths d’Alger dans les années cinquante, assassiné parce que militant de la liberté, avait ainsi continué d’agir doublement sur les consciences : celles strictement politiques de son engagement pour l’indépendance qui lui a coûté sa vie en 1957, et celles scientifiques, après sa mort, sur l’avenir de l’université algérienne post-coloniale, après 1962 donc. L’effet de mobilisation politique que son assassinat avait déclenché en 1957 sur les intellectuels français se dédoublait ainsi, quelques années après, mais cette fois-ci en mobilisation scientifique, celle d’une partie de la communauté des mathématiciens français. Voilà pourquoi j’ai décidé, dans cette chronique, de partager mes propres découvertes avec les lecteurs.
Retour sur les faits
Nous sommes en 1956-1957 : en Algérie, à Alger, nous nous trouvons au cœur de l’histoire ; celle de l’Algérie mais aussi, et bien au-delà, celle de la fin de l’Empire colonial français. Aujourd’hui, tout le monde connaît, même si les détails sont encore à préciser, l’importance de cette séquence historique : il y a la fameuse bataille d’Alger, la grève des étudiants, la « grande guerre » des opérations « Challe » et consorts qui s’ébranlent. Le département de mathématiques de l’université d’Alger n’est pas isolé de ce contexte. Mais, comme le notent les rédacteurs de l’article, « l’année 1957 a marqué la fin de la recherche mathématique à la faculté des sciences d’Alger. Le seul jeune chercheur réellement actif et d’ailleurs d’une grande valeur, Maurice Audin, militant du PCA, a été arrêté et assassiné par les parachutistes en juin. Son directeur de recherche, René Possel, excellent mathématicien, a quitté Alger définitivement en décembre. Mais il a tenu à organiser ‘‘in abstentia’’ sa soutenance de thèse à Paris ».
A la veille de l’indépendance, il n’y a aucun professeur algérien de mathématiques, et les professeurs français sont partis ; il ne reste que quelques jeunes assistants. C’est avec eux que Rachid Touri, qui vient d’obtenir son agrégation ainsi que deux autres collègues, Mostefaï et El Kolli tentent d’assurer la transition. La tâche est immense : comment redémarrer le département sans professeurs pour encadrer les jeunes assistants algériens tout juste licenciés, organiser des DEA, des troisièmes cycles, un programme d’enseignements et de recherches ? Cela ne s’improvise pas. Mais « la chance » sourit aux nouveaux responsables du premier et unique département de mathématiques d’Algérie.
Roger Godemont, professeur à Paris, mathématicien de renommée internationale et membre du groupe Bourbaki passe l’année 1963-1964 à Alger. Godement était déjà passé à Alger et avait été plastiqué par l’OAS. Pour l’anecdote, il avait laissé à l’UNEA (Union nationale des étudiants algériens) en 1964 un polycopié de première année en deux volumes sur la théorie des ensembles qui n’avait pas l’équivalent en France ; quand j’étais étudiant à l’ENS de Kouba en 1966, les matheux nous parlaient des exercices qu’ils faisaient sur ce polycopié dont certains, par exemple, étaient tirés de la bataille d’Alger. Après ce passage rapide, commencent à arriver à Alger les premiers VSNA (Volontaires du service national en Algérie) des Ens (Ecoles normales de St Cloud et de Paris), des universités de Lyon, de Marseille, de Nice.
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