A lire, une histoire (peu connue) d'une alliance entre l'islam et la science
Article de François Raillon, « Le gouvernement de l'Indonésie par l'islam et la science. Visions d'intellectuels en quête de pouvoir » dans Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, pages 101-102, juillet 2003, http://remmm.revues.org/index50.html
Dans le texte ne pas confondre Soeharto et Soekarno !
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La science comme succédané politique
Et pourtant, l'investissement intellectuel dans la science et la technologie avait fourni un exutoire considérable aux différentes catégories d'activistes musulmans pendant les longues années de "l'Ordre nouveau". Sous la férule impitoyable du général Soeharto, certes musulman nominal, mais surtout militaire javanais, ce régime instauré en 1965-66 restait attaché à la défense de l'État séculier.
L'islam, dans sa dimension politique, constituait pour le général-président une force à contrôler et à contenir, voire à réprimer, afin de préserver le cadre quasi laïque de la république fondée par le président Soekarno sur la base des pancasila en 1945.
Dès sa prise du pouvoir, Soeharto avait mis au pas les partis musulmans qui avaient cru pouvoir profiter de l'avènement du nouveau régime pour faire avancer leur programme d'islamisation de l'État. Alors qu'il venait de réprimer dans le sang les forces progressistes qui soutenaient le président Soekarno, Soeharto ne laissait pas d'autre choix aux partis musulmans que d'adhérer à son projet de remise en ordre et de modernisation du pays. Ils étaient même autoritairement fusionnés pour former un nouveau parti ne comportant plus de référence officielle à l'islam. La religion du prophète devait désormais être cantonnée à la sphère privée, elle pouvait certes s'exprimer librement comme religion, mais non pas comme force politique.
Cette configuration imposée a plus que troublé les milieux confessionnels et notamment les intellectuels musulmans. Formés selon les normes éducatives occidentales (dans l'enseignement public indonésien, parfois complété par un séjour aux États-Unis ou en Europe), ces intellectuels étaient généralement engagés dans la voie du réformisme islamique, et, pour beaucoup d'entre eux, avaient entamé leur carrière publique comme membres de la très influente association d'étudiants musulmans, la Himpunan Mahasiswa Islam (HMI).
Face aux semonces du général Soeharto et sous l'impulsion de Nurcholish Madjid, ils ont opéré un retrait contraint mais finalement assumé du champ politique, pour se consacrer à la « modernisation et à la sécularisation » de l'islam, voire à la modernisation culturelle et sociale par l'islam. L'éthique musulmane devait désormais, affirmaient-ils, inspirer les valeurs de la société sans pour autant chercher à contrôler le politique. De toute façon, l'islamisation de la société devait in fine, tel était le calcul de certains, déboucher sur une islamisation du politique.
Corollaire de ce positionnement, les musulmans (réformistes) épousaient le primat donné à la science et à la technologie par l'Ordre nouveau et ratifiaient les principes technocratiques prônés par les généraux, faisant bon marché des libertés intellectuelles nécessaires à l'élaboration du savoir et à l'épanouissement de l'esprit critique.
Ils rationalisaient tant bien que mal leur attitude : puisque le gouvernement du pays devait être fondé sur l'expertise et le savoir-faire, puisque la seule légitimité de la nouvelle autocratie était dérivée de son programme modernisateur, les musulmans se devaient de montrer que l'islam, jusque là souvent tenu pour obscurantiste, pouvait non seulement accompagner, mais aussi inspirer, un développement de l'économie fondé sur des bases scientifiques et éthiques. Sans doute n'avaient-ils guère le choix.
Renouer avec les lumières de l'islam
Les intellectuels musulmans entendaient ainsi faire apparaître la validité métareligieuse de l'islam. Il fallait sortir du triptyque islam-science-pouvoir, où l'islam indonésien est presque toujours placé à la marge du pouvoir en raison de la forte tradition séculière implantée par les Néerlandais, et dont les républicains indonésiens de 1945 étaient les héritiers.
Quant à la science, elle est amphibologique : ennemie lorsqu'elle est utilisée par l'Occident et le colonisateur pour subvertir l'islam et assujettir les peuples d'Orient, objet de convoitise lorsqu'elle devient moyen d'émancipation. Il faut donc s'en emparer, ou plutôt se la réapproprier, puisque « l'islam dans sa première grandeur » (Maurice Lombard) en a été le dépositaire. Le passé illustre le modèle que l'on voudrait réinventer : plus qu'une religion ou un système politique, l'islam est une « civilisation » (peradaban) – même si l'on ne va pas jusqu'à dire qu'il est un humanisme, transcendance oblige. Du moins est-ce un idéal à retrouver. Un double travail devait donc être réalisé : réaffirmer la pertinence de l'islam comme moteur social en s'appuyant sur ses ressources historiques tout d'abord, et moderniser la société par l'islam ensuite.
Ces postulats et objectifs étant posés, il n'en demeurait pas moins nécessaire de les socialiser par un large débat à usage local, afin de lever les doutes et les complexes indonésiens : l'islam de l'archipel était-il capable de s'adapter à la modernité, voire d'orienter celle-ci ? Était-il compatible avec la science (à l'occidentale), pouvait-il s'accommoder de celle-ci sans nécessairement sacrifier aux valeurs de l'Occident, les réponses reprenaient généralement les arguments déjà testés ailleurs et en d'autres temps. Les références invoquées étaient puisées dans l'histoire générale de l'islam ou encore dans le passé indonésien, l'expérience contemporaine d'autres pays musulmans n'offrant guère d'encouragements, si ce n'est au niveau du questionnement.
D'aucuns, tel Endang Saifuddin Anshari, allaient même jusqu'à prétendre que l'islam indonésien était appelé à devenir un modèle pour le reste de l'umma (Anshari, 1983). Immanquablement, était soulignée la dette de la science occidentale envers l'islam.
L'un des intellectuels les plus réputés, Dawam Rahardjo, résumait le discours apologétique musulman en affirmant qu'il ne fallait pas hésiter à « redonner une légitimité scientifique à l'islam » (Rahardjo, 1993). L'argument était simple : puisque l'islam n'est pas simplement un système théologique, mais un ensemble culturel universel, complet et capable de répondre aux besoins du monde moderne, il peut, par la pratique de l'ijtihad comme méthode critique, conférer à la science une tonalité islamique.
Rahardjo précise sa pensée :
Ce désir de réintégrer l'islam dans le champ scientifique, qui s'exprime dès les débuts de l'Ordre nouveau, n'est pas nouveau. Il s'inscrit dans la continuité d'une tradition antérieure et légitimante, celle du réformisme islamique dans l'archipel.
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Article de François Raillon, « Le gouvernement de l'Indonésie par l'islam et la science. Visions d'intellectuels en quête de pouvoir » dans Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, pages 101-102, juillet 2003, http://remmm.revues.org/index50.html
Dans le texte ne pas confondre Soeharto et Soekarno !
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L'Indonésie se revendique comme premier pays musulman du monde, au prétexte qu'elle compte 210 millions d'habitants dont 87 % relèvent de l'islam à un titre ou à un autre. Cette vision purement quantitative mérite d'être nuancée par le fait qu'une patrie des musulmans indonésiens ne le sont que de façon formelle, à Java particulièrement. Dans cette île centrale, les Javanais ne sont souvent que des musulmans "statistiques", c'est-à-dire encore affectés par les pratiques de la religion syncrétique de Java. Toutefois, un processus d'islamisation plus profonde des Javanais est en cours depuis plusieurs décennies, sur lequel on revient plus bas.
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La science comme succédané politique
Et pourtant, l'investissement intellectuel dans la science et la technologie avait fourni un exutoire considérable aux différentes catégories d'activistes musulmans pendant les longues années de "l'Ordre nouveau". Sous la férule impitoyable du général Soeharto, certes musulman nominal, mais surtout militaire javanais, ce régime instauré en 1965-66 restait attaché à la défense de l'État séculier.
L'islam, dans sa dimension politique, constituait pour le général-président une force à contrôler et à contenir, voire à réprimer, afin de préserver le cadre quasi laïque de la république fondée par le président Soekarno sur la base des pancasila en 1945.
Dès sa prise du pouvoir, Soeharto avait mis au pas les partis musulmans qui avaient cru pouvoir profiter de l'avènement du nouveau régime pour faire avancer leur programme d'islamisation de l'État. Alors qu'il venait de réprimer dans le sang les forces progressistes qui soutenaient le président Soekarno, Soeharto ne laissait pas d'autre choix aux partis musulmans que d'adhérer à son projet de remise en ordre et de modernisation du pays. Ils étaient même autoritairement fusionnés pour former un nouveau parti ne comportant plus de référence officielle à l'islam. La religion du prophète devait désormais être cantonnée à la sphère privée, elle pouvait certes s'exprimer librement comme religion, mais non pas comme force politique.
Cette configuration imposée a plus que troublé les milieux confessionnels et notamment les intellectuels musulmans. Formés selon les normes éducatives occidentales (dans l'enseignement public indonésien, parfois complété par un séjour aux États-Unis ou en Europe), ces intellectuels étaient généralement engagés dans la voie du réformisme islamique, et, pour beaucoup d'entre eux, avaient entamé leur carrière publique comme membres de la très influente association d'étudiants musulmans, la Himpunan Mahasiswa Islam (HMI).
Face aux semonces du général Soeharto et sous l'impulsion de Nurcholish Madjid, ils ont opéré un retrait contraint mais finalement assumé du champ politique, pour se consacrer à la « modernisation et à la sécularisation » de l'islam, voire à la modernisation culturelle et sociale par l'islam. L'éthique musulmane devait désormais, affirmaient-ils, inspirer les valeurs de la société sans pour autant chercher à contrôler le politique. De toute façon, l'islamisation de la société devait in fine, tel était le calcul de certains, déboucher sur une islamisation du politique.
Corollaire de ce positionnement, les musulmans (réformistes) épousaient le primat donné à la science et à la technologie par l'Ordre nouveau et ratifiaient les principes technocratiques prônés par les généraux, faisant bon marché des libertés intellectuelles nécessaires à l'élaboration du savoir et à l'épanouissement de l'esprit critique.
Ils rationalisaient tant bien que mal leur attitude : puisque le gouvernement du pays devait être fondé sur l'expertise et le savoir-faire, puisque la seule légitimité de la nouvelle autocratie était dérivée de son programme modernisateur, les musulmans se devaient de montrer que l'islam, jusque là souvent tenu pour obscurantiste, pouvait non seulement accompagner, mais aussi inspirer, un développement de l'économie fondé sur des bases scientifiques et éthiques. Sans doute n'avaient-ils guère le choix.
Renouer avec les lumières de l'islam
Les intellectuels musulmans entendaient ainsi faire apparaître la validité métareligieuse de l'islam. Il fallait sortir du triptyque islam-science-pouvoir, où l'islam indonésien est presque toujours placé à la marge du pouvoir en raison de la forte tradition séculière implantée par les Néerlandais, et dont les républicains indonésiens de 1945 étaient les héritiers.
Quant à la science, elle est amphibologique : ennemie lorsqu'elle est utilisée par l'Occident et le colonisateur pour subvertir l'islam et assujettir les peuples d'Orient, objet de convoitise lorsqu'elle devient moyen d'émancipation. Il faut donc s'en emparer, ou plutôt se la réapproprier, puisque « l'islam dans sa première grandeur » (Maurice Lombard) en a été le dépositaire. Le passé illustre le modèle que l'on voudrait réinventer : plus qu'une religion ou un système politique, l'islam est une « civilisation » (peradaban) – même si l'on ne va pas jusqu'à dire qu'il est un humanisme, transcendance oblige. Du moins est-ce un idéal à retrouver. Un double travail devait donc être réalisé : réaffirmer la pertinence de l'islam comme moteur social en s'appuyant sur ses ressources historiques tout d'abord, et moderniser la société par l'islam ensuite.
Ces postulats et objectifs étant posés, il n'en demeurait pas moins nécessaire de les socialiser par un large débat à usage local, afin de lever les doutes et les complexes indonésiens : l'islam de l'archipel était-il capable de s'adapter à la modernité, voire d'orienter celle-ci ? Était-il compatible avec la science (à l'occidentale), pouvait-il s'accommoder de celle-ci sans nécessairement sacrifier aux valeurs de l'Occident, les réponses reprenaient généralement les arguments déjà testés ailleurs et en d'autres temps. Les références invoquées étaient puisées dans l'histoire générale de l'islam ou encore dans le passé indonésien, l'expérience contemporaine d'autres pays musulmans n'offrant guère d'encouragements, si ce n'est au niveau du questionnement.
D'aucuns, tel Endang Saifuddin Anshari, allaient même jusqu'à prétendre que l'islam indonésien était appelé à devenir un modèle pour le reste de l'umma (Anshari, 1983). Immanquablement, était soulignée la dette de la science occidentale envers l'islam.
L'un des intellectuels les plus réputés, Dawam Rahardjo, résumait le discours apologétique musulman en affirmant qu'il ne fallait pas hésiter à « redonner une légitimité scientifique à l'islam » (Rahardjo, 1993). L'argument était simple : puisque l'islam n'est pas simplement un système théologique, mais un ensemble culturel universel, complet et capable de répondre aux besoins du monde moderne, il peut, par la pratique de l'ijtihad comme méthode critique, conférer à la science une tonalité islamique.
Rahardjo précise sa pensée :
« C'est ici que surgit l'idée d'islamisation de la science, par laquelle la religion doit devenir le fondement et la motivation de l'activité scientifique, et faire partie de ses aspects ontologiques, épistémologiques et axiologiques. C'est ici que les préceptes de la Révélation aident à définir l'objet d'analyse et son étude empirique, les modalités et processus de découverte des faits, et à déceler les implications morales et éthiques dans l'utilisation de la dite science. C'est ici que les scientifiques participent directement à la discussion sur des points qui relèvent de l'ijtihad, dans la résolution des problèmes de droit comme de société. »
Ce désir de réintégrer l'islam dans le champ scientifique, qui s'exprime dès les débuts de l'Ordre nouveau, n'est pas nouveau. Il s'inscrit dans la continuité d'une tradition antérieure et légitimante, celle du réformisme islamique dans l'archipel.
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