Taïeb Hafsi*, Professeur
à HEC Montréal
Les problèmes du socialisme-étatisme et le marché comme alternative
Le socialisme en Algérie était drivé par la recherche de la justice sociale. Cette dernière, sous la pression des populations, devint rapidement égalité sociale. C'est le grand mérite des révolutionnaires algériens d'avoir voulu réaliser l'égalité pour tous, mais celle-ci n'est réalisable qu'au plan institutionnel. C'est une utopie au plan économique. Nous devons être égaux en droits et en devoirs, mais nous ne pouvons vraiment l'être au plan social et économique, parce que la société et l'économie sont en évolution constante et ne peuvent être maintenues statiques sans grand danger pour la survie. Voyons cela plus en détail. La théorie du socialisme, surtout sous le contrôle centralisé de l'État, est basée sur les hypothèses (implicites ou explicites) suivantes :
H1 : les personnes sont toutes semblables et équivalentes. Elles ont les mêmes besoins et elles ont les mêmes talents.
H2 : les personnes ne cherchent à satisfaire que des besoins de base (nourriture, gite, sécurité, descendance) et sont prêtes au travail et à la discipline requise pour cela.
H3 : les personnes sont généralement altruistes et peuvent se sacrifier pour les autres. La cupidité est une maladie facile à combattre.
H4 : Pour une efficacité de l'action collective, il suffit de mettre de l'ordre dans le travail, si nécessaire par la force.
H5 : On peut organiser la société comme on organise une usine de production.
H6 : Il suffit de faire les bons choix (d'objectifs), d'avoir les bons principes pour réussir à atteindre les objectifs.
H7 : les dirigeants sont des philosophes-rois, capables à la fois de la réflexion et de l'action nécessaires pour l'émancipation de la société.
Toutes ces hypothèses sont utopiques. Elles sont basées sur l'idée que le monde est simple et que des actions claires se mettent en application d'elles-mêmes. Les tenants de l'Étatisme pensent que les principales barrières au développement de la société seraient alors le manque de clarté des objectifs et la déviance des personnes et parfois des dirigeants. Ils affirment qu'avec la force de l'État, on pourrait remédier à tout cela. Ceci est faux. Dans un monde simple où les relations de cause à effet sont linéaires, où les personnes n'ont pas d'ambitions, ni de désir de découverte, où il suffit de voir clair pour réaliser les choses, ces hypothèses pourraient être acceptables. Un exemple de situation simple où cela est possible est celui d'une petite entreprise familiale, où les employés peu nombreux sont unis par des liens affectifs et où le pater familial est juste et respecté. Dans un état moderne, rien de tout cela n'est vrai. D'abord, les êtres humains sont libres de leurs choix. Ils sont aussi libres de remettre en cause leurs choix. Ils le font constamment à la recherche de leur bien être et de celui de leurs proches. Ils ne coopèrent que lorsqu'il faut faire des choses qu'ils ne peuvent pas faire par eux-mêmes. C'est à cela que servent les organisations[6]. C'est un mécanisme par lequel les personnes coopèrent vers une finalité déterminée. Les personnes coopèrent lorsqu'elles considèrent que les compensations (au sens large) qu'elles reçoivent de l'organisation, sont en équilibre avec les contributions (au sens large) qu'elles lui apportent. Chaque personne fait cette évaluation elle-même. Les dirigeants, les gestionnaires, sont alors dans le métier de les convaincre qu'il y a équilibre. Pour convaincre les membres de l'organisation, les dirigeants disposent de trois types d'outils : (1) une finalité convaincante, (2) des incitatifs matériels (salaires, promotions, etc.) et (3) des incitatifs idéels, dont l'objet est de convaincre les membres de l'organisation que les objectifs de celle-ci ont de la valeur en soi.
Une organisation, même parmi les plus simples, pose des problèmes de compréhension à ses dirigeants, ce qui explique que peu d'entre elles survivent longtemps. Nous savons aujourd'hui que c'est parce que le système de coopération est très difficile à maintenir que les organisations disparaissent. Sans coopération, à terme on ne peut avoir d'organisation. Les organisations qui survivent longtemps sont celles qui sont capables de maintenir la coopération de leurs membres. Barnard, qui fut l'un des plus importants théoriciens du fonctionnement des organisations aux États-Unis, au moment où l'Amérique était frappée par une série de grandes crises, affirmait que la coopération est l'exception plutôt que la règle et il avait raison. Lorsque l'organisation est un assemblage d'organisations, comme c'est le cas pour les très grandes entreprises et pour l'État, on est alors face à un problème nouveau que nous appellerons Complexité. C'est une situation où les relations de cause à effet sont non linéaires. On sait ce qu'on fait, mais on ne sait plus ce qui va arriver ! Dans toutes les grandes organisations, les dirigeants se retrouvent dans cette situation paradoxale où ils ne savent plus comment générer les comportements qui vont permettre de maintenir la coopération et de réaliser les objectifs. C'est ainsi que souvent on obtient des comportements contre-intuitifs. On croit par exemple que le comportement des personnes va être celui prévu et on obtient le comportement opposé. Souvent aussi les dirigeants sont abasourdis, ou affolés, par les comportements observés. Quelques exemples vont nous aider à comprendre ce phénomène. Au moment où Barnard écrivait son livre, de nombreux chercheurs américains entreprenaient à Hawthorne, une usine de Western Electric, l'un des projets les plus importants pour tester la théorie taylorienne du management scientifique. Cette théorie supposait que les personnes pouvaient être contrôlées comme si elles étaient des machines. Il suffisait d'agir sur les conditions du travail. Cette recherche montra que ce n'était pas le cas qu'en partie. En particulier, des facteurs sociaux, d'amitié, de confiance, de relations interpersonnelles, venaient modifier considérablement la prédiction des théories tayloriennes lorsque l'individu était impliqué dans une action collective. On a appelé cela l'effet Hawthorne. Donc, on ne peut faire l'hypothèse que les personnes obéissent à des lois simples. Elles ont des comportements sociologiques et psychologiques qui peuvent défier l'entendement. Elles ne sont que très partiellement prévisibles. Un autre exemple plus parlant m'a été fourni par un entrepreneur algérien. Il avait une petite usine, autant dire un atelier, dans les années qui ont suivi l'indépendance. Après quelques essais et erreurs, il avait trouvé le moyen de faire des tuyaux percés pour le forage d'eau. Il appelait cela des tuyaux à crépines. Ces tuyaux étaient à l'époque importés. La technologie étant sous contrôle, Il commença donc à en faire de manière artisanale. Comme la demande était forte, il fut bientôt contraint par le nombre de soudeurs[7] qui participaient à la production. Ils étaient cinq. Il ne pouvait pas en augmenter le nombre parce que sa capacité électrique était aussi limitée. Il ne savait pas à l'époque comment l'augmenter. Il décida alors de faire travailler ses soudeurs à la tâche et, au lieu de les payer à la journée, les payer au résultat. Ainsi, si en 8 heures de travail, chacun réussissait habituellement à faire une certaine longueur de soudure. Il leur proposa de les payer plus au-delà de cette longueur et en proportion avec celle-ci. Par exemple, s'ils soudaient deux fois plus de tubes, ils seraient payés deux fois plus ! Il me racontait alors, encore impressionné par le résultat : " savez-vous combien ils ont été capables de produire dans le même temps ? CINQ FOIS PLUS ! Et je les ai payé cinq fois plus ! ". Il n'avait jamais imaginé que cela fut possible. Ses soudeurs étaient bien mieux payés que lui, mais il estimait que c'était mérité.
A Suivre...
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Les problèmes du socialisme-étatisme et le marché comme alternative
Le socialisme en Algérie était drivé par la recherche de la justice sociale. Cette dernière, sous la pression des populations, devint rapidement égalité sociale. C'est le grand mérite des révolutionnaires algériens d'avoir voulu réaliser l'égalité pour tous, mais celle-ci n'est réalisable qu'au plan institutionnel. C'est une utopie au plan économique. Nous devons être égaux en droits et en devoirs, mais nous ne pouvons vraiment l'être au plan social et économique, parce que la société et l'économie sont en évolution constante et ne peuvent être maintenues statiques sans grand danger pour la survie. Voyons cela plus en détail. La théorie du socialisme, surtout sous le contrôle centralisé de l'État, est basée sur les hypothèses (implicites ou explicites) suivantes :
H1 : les personnes sont toutes semblables et équivalentes. Elles ont les mêmes besoins et elles ont les mêmes talents.
H2 : les personnes ne cherchent à satisfaire que des besoins de base (nourriture, gite, sécurité, descendance) et sont prêtes au travail et à la discipline requise pour cela.
H3 : les personnes sont généralement altruistes et peuvent se sacrifier pour les autres. La cupidité est une maladie facile à combattre.
H4 : Pour une efficacité de l'action collective, il suffit de mettre de l'ordre dans le travail, si nécessaire par la force.
H5 : On peut organiser la société comme on organise une usine de production.
H6 : Il suffit de faire les bons choix (d'objectifs), d'avoir les bons principes pour réussir à atteindre les objectifs.
H7 : les dirigeants sont des philosophes-rois, capables à la fois de la réflexion et de l'action nécessaires pour l'émancipation de la société.
Toutes ces hypothèses sont utopiques. Elles sont basées sur l'idée que le monde est simple et que des actions claires se mettent en application d'elles-mêmes. Les tenants de l'Étatisme pensent que les principales barrières au développement de la société seraient alors le manque de clarté des objectifs et la déviance des personnes et parfois des dirigeants. Ils affirment qu'avec la force de l'État, on pourrait remédier à tout cela. Ceci est faux. Dans un monde simple où les relations de cause à effet sont linéaires, où les personnes n'ont pas d'ambitions, ni de désir de découverte, où il suffit de voir clair pour réaliser les choses, ces hypothèses pourraient être acceptables. Un exemple de situation simple où cela est possible est celui d'une petite entreprise familiale, où les employés peu nombreux sont unis par des liens affectifs et où le pater familial est juste et respecté. Dans un état moderne, rien de tout cela n'est vrai. D'abord, les êtres humains sont libres de leurs choix. Ils sont aussi libres de remettre en cause leurs choix. Ils le font constamment à la recherche de leur bien être et de celui de leurs proches. Ils ne coopèrent que lorsqu'il faut faire des choses qu'ils ne peuvent pas faire par eux-mêmes. C'est à cela que servent les organisations[6]. C'est un mécanisme par lequel les personnes coopèrent vers une finalité déterminée. Les personnes coopèrent lorsqu'elles considèrent que les compensations (au sens large) qu'elles reçoivent de l'organisation, sont en équilibre avec les contributions (au sens large) qu'elles lui apportent. Chaque personne fait cette évaluation elle-même. Les dirigeants, les gestionnaires, sont alors dans le métier de les convaincre qu'il y a équilibre. Pour convaincre les membres de l'organisation, les dirigeants disposent de trois types d'outils : (1) une finalité convaincante, (2) des incitatifs matériels (salaires, promotions, etc.) et (3) des incitatifs idéels, dont l'objet est de convaincre les membres de l'organisation que les objectifs de celle-ci ont de la valeur en soi.
Une organisation, même parmi les plus simples, pose des problèmes de compréhension à ses dirigeants, ce qui explique que peu d'entre elles survivent longtemps. Nous savons aujourd'hui que c'est parce que le système de coopération est très difficile à maintenir que les organisations disparaissent. Sans coopération, à terme on ne peut avoir d'organisation. Les organisations qui survivent longtemps sont celles qui sont capables de maintenir la coopération de leurs membres. Barnard, qui fut l'un des plus importants théoriciens du fonctionnement des organisations aux États-Unis, au moment où l'Amérique était frappée par une série de grandes crises, affirmait que la coopération est l'exception plutôt que la règle et il avait raison. Lorsque l'organisation est un assemblage d'organisations, comme c'est le cas pour les très grandes entreprises et pour l'État, on est alors face à un problème nouveau que nous appellerons Complexité. C'est une situation où les relations de cause à effet sont non linéaires. On sait ce qu'on fait, mais on ne sait plus ce qui va arriver ! Dans toutes les grandes organisations, les dirigeants se retrouvent dans cette situation paradoxale où ils ne savent plus comment générer les comportements qui vont permettre de maintenir la coopération et de réaliser les objectifs. C'est ainsi que souvent on obtient des comportements contre-intuitifs. On croit par exemple que le comportement des personnes va être celui prévu et on obtient le comportement opposé. Souvent aussi les dirigeants sont abasourdis, ou affolés, par les comportements observés. Quelques exemples vont nous aider à comprendre ce phénomène. Au moment où Barnard écrivait son livre, de nombreux chercheurs américains entreprenaient à Hawthorne, une usine de Western Electric, l'un des projets les plus importants pour tester la théorie taylorienne du management scientifique. Cette théorie supposait que les personnes pouvaient être contrôlées comme si elles étaient des machines. Il suffisait d'agir sur les conditions du travail. Cette recherche montra que ce n'était pas le cas qu'en partie. En particulier, des facteurs sociaux, d'amitié, de confiance, de relations interpersonnelles, venaient modifier considérablement la prédiction des théories tayloriennes lorsque l'individu était impliqué dans une action collective. On a appelé cela l'effet Hawthorne. Donc, on ne peut faire l'hypothèse que les personnes obéissent à des lois simples. Elles ont des comportements sociologiques et psychologiques qui peuvent défier l'entendement. Elles ne sont que très partiellement prévisibles. Un autre exemple plus parlant m'a été fourni par un entrepreneur algérien. Il avait une petite usine, autant dire un atelier, dans les années qui ont suivi l'indépendance. Après quelques essais et erreurs, il avait trouvé le moyen de faire des tuyaux percés pour le forage d'eau. Il appelait cela des tuyaux à crépines. Ces tuyaux étaient à l'époque importés. La technologie étant sous contrôle, Il commença donc à en faire de manière artisanale. Comme la demande était forte, il fut bientôt contraint par le nombre de soudeurs[7] qui participaient à la production. Ils étaient cinq. Il ne pouvait pas en augmenter le nombre parce que sa capacité électrique était aussi limitée. Il ne savait pas à l'époque comment l'augmenter. Il décida alors de faire travailler ses soudeurs à la tâche et, au lieu de les payer à la journée, les payer au résultat. Ainsi, si en 8 heures de travail, chacun réussissait habituellement à faire une certaine longueur de soudure. Il leur proposa de les payer plus au-delà de cette longueur et en proportion avec celle-ci. Par exemple, s'ils soudaient deux fois plus de tubes, ils seraient payés deux fois plus ! Il me racontait alors, encore impressionné par le résultat : " savez-vous combien ils ont été capables de produire dans le même temps ? CINQ FOIS PLUS ! Et je les ai payé cinq fois plus ! ". Il n'avait jamais imaginé que cela fut possible. Ses soudeurs étaient bien mieux payés que lui, mais il estimait que c'était mérité.
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