En plein débat sur le voile intégral, notre journaliste l’a revêtu une journée afin de percevoir les réactions du public.
Que ressentent les femmes musulmanes sous leur voile intégral ? Impossible de le savoir vraiment. Mais pour tenter de s’en approcher, notre journaliste a passé une journée entière sous ce que, des couloirs de l’Assemblée aux forums Internet, tout le monde nomme burqa (*), mais dont le nom véritable est niqab – prononcer « nirrab » – ou sitar. Il ne s’agit donc pas de se substituer à celles qui se voilent par conviction religieuse, mais de vivre le regard que le reste du monde porte sur elles, ainsi que les impressions physiques qui sont les leurs. Tout autre sentiment rapporté ici traduit les perceptions (réelles) d’une Occidentale. Récit. Je m’efface.
10 heures. Dans mon appartement.
Le soleil brille derrière les rideaux. J’étale sur le lit toutes les pièces du vêtement pour essayer de comprendre comment les agencer. Tout ce noir ! Je revêts la longue djellaba de nylon, plaque sur mon front le triangle de tissu (on dirait un bandana) que je noue derrière la nuque, puis je tente de m’y retrouver dans la cape dont l’ouverture est conçue pour enserrer la tête sous le menton et ne laisser que le visage apparent – la couture m’appuie sur la gorge. Reste le plus difficile : le niqab. Quelques manipulations plus tard, je suis fin prête. J’ai désormais trois épaisseurs de tissu sur les oreilles – les sons m’arrivent étouffés – et je rabats enfin le voile, doublé, qui dissimulera mon visage toute la journée. Une paire de gants masque les derniers centimètres de peau nue. Dans le miroir, je me vois disparaître. Je m’efface. De moi, ne reste que le regard.
« Attention à ne pas vous faire arrêter. Comme l’autre… »
10 h 15. Rue des Pyrénées.
Est-il vraiment possible de conduire avec un niqab ? Définitivement non ! Sur mon scooter, mes voiles gonflent comme un parachute. Image incongrue. Moins comique : mon champ de vision. Rétréci sur les côtés, bordé en haut et en bas. Je vois la vie dans un cadre, et ne distingue rien en dessous de 1,60 m dans mon environnement immédiat. Je manque d’ailleurs de renverser un vélo qui déboule sur ma gauche.
Au feu rouge, une passante m’avertit gentiment : « Attention à ne pas vous faire arrêter. Comme l’autre… » Finalement, j’estime plus raisonnable de circuler en métro.
« Normalement, je devrais vous faire enlever votre voile »
10 h 40. Bureau de poste, rue de Ménilmontant.
Pour une fois, le bureau est vide. Un employé m’accueille aimablement. Presque trop aimablement. Il s’attache à mettre dans son intonation tout son respect pour mes convictions (supposées).
Je viens chercher un recommandé et présente ma pièce d’identité. « Normalement, je devrais vous faire ôter votre voile », me signale-t-il embarrassé. « Comment puis-je vous reconnaître avec seulement vos yeux ? » ajoute-t-il avec un sourire. Sa collègue se montre moins affable : « Moi, je le lui ferais enlever ! » Je baisse la tête, très mal à l’aise. Une effroyable timidité m’a envahie depuis l’instant où j’ai couvert mon visage. Finalement, l’employé me tend la lettre et me laisse repartir.
« Oh la la, ils sont partout ! »
11 h 15. Supermarché.
Aucun doute, je suis le point de mire. Les regards sont furtifs ou insistants, curieux ou apitoyés, agressifs le plus souvent. Plusieurs personnes secouent la tête d’un air exaspéré. C’est évident, je dérange. Je croise une femme : « Oh la la, ils sont partout ! » souffle-t-elle énervée.
Dans ces rayons familiers, je me sens perdue ; je cherche le café mais tombe sur la lessive.
Notre photographe, Corentin Fohlen, se fait repérer par un magasinier qui lui demande sèchement de me laisser tranquille. Mon « complice » lui explique que je suis d’accord (sans lui révéler que je suis journaliste) mais l’employé s’en assure respectueusement auprès de moi et n’en jette pas moins un regard scandalisé à Corentin.
Dans la queue, le silence est lourd autour de moi. Les clients détournent les yeux. Je paye par chèque, la caissière prend ma carte d’identité sans me jeter un regard. Elle en a vu d’autres.
J’étouffe littéralement.
12 h 05. Rue du Faubourg-du-Temple.
La chaleur est terrible sous le voile noir. Au soleil, un panneau d’information affiche 35 °C. On peut en rajouter 10 sous le niqab ! J’étouffe littéralement. Depuis une terrasse, quelqu’un me désigne du doigt. Je demande l’heure à 3 charmantes petites vieilles qui rivalisent d’amabilité pour me renseigner, avec des airs de commisération. Sur le trottoir d’en face, deux hommes me dévisagent avec curiosité, ouvertement. Tellement que j’en suis gênée.
Un sentiment d’immense solitude
13 h 20. Dans le métro.
Station Opéra. Dans les escaliers, disons-le, c’est la galère. Pour voir mes pieds, je dois baisser la tête. Le niqab se décolle alors de mon visage et mes yeux plongent dans le noir. Je tire donc sur le voile d’une main, relève la longue djellaba de l’autre et descends les marches bon an, mal an.
De l’autre côté du quai, une femme blonde, la cinquantaine, ne me quitte pas des yeux. Compassion. De toute évidence, ma silhouette l’attriste plus qu’elle ne l’agresse.
Dans le wagon, mon absence de visage me coupe du monde. J’éprouve un sentiment d’immense solitude. D’ailleurs, mon carré de sièges tarde à se remplir alors que plusieurs personnes restent debout.
Il n’y a pas d’air, ici. Je respire mon propre gaz carbonique sous le tissu et me sens de plus en plus oppressée. Devant moi, un homme lit Le Canard enchaîné. Le titre de la une : « Se voiler la farce ». Je souris sous mon masque.
Une voyageuse me tend le ticket que j’ai laissé tomber sans m’en apercevoir à cause de l’épaisseur des gants.
Fichus gants !
14 heures. Montparnasse.
Le serveur dissimule sa surprise (une demi-seconde trop tard), m’installe en terrasse et me tend la carte. Je commande une salade et une Badoit. Soulever le voile, porter le verre à mes lèvres, la fourchette… fichus gants ! Je me tache, inévitablement.
Une sécurité relative
15 h 45. Banque, place de la Bastille.
Sur la porte du sas de sécurité, des pictogrammes indiquent qu’on ne peut pénétrer la tête couverte, ni d’un casque ni d’une cagoule. Je tente tout de même, pour voir. Et passe sans problème. Mes voiles informes pourraient cacher n’importe quoi, pourtant !
A l’intérieur, deux personnes avant moi. L’employée au guichet affiche un beau sourire commercial avec les clients, mais quand arrive mon tour, son visage se ferme et elle s’en tient à la plus minimaliste des courtoisies. Je dépose mon chèque et la salue d’une petite voix. Depuis que j’ai revêtu mon voile intégral, mon timbre a baissé de plusieurs décibels. Comme si ne pas être vue m’interdisait de me faire entendre.
Que ressentent les femmes musulmanes sous leur voile intégral ? Impossible de le savoir vraiment. Mais pour tenter de s’en approcher, notre journaliste a passé une journée entière sous ce que, des couloirs de l’Assemblée aux forums Internet, tout le monde nomme burqa (*), mais dont le nom véritable est niqab – prononcer « nirrab » – ou sitar. Il ne s’agit donc pas de se substituer à celles qui se voilent par conviction religieuse, mais de vivre le regard que le reste du monde porte sur elles, ainsi que les impressions physiques qui sont les leurs. Tout autre sentiment rapporté ici traduit les perceptions (réelles) d’une Occidentale. Récit. Je m’efface.
10 heures. Dans mon appartement.
Le soleil brille derrière les rideaux. J’étale sur le lit toutes les pièces du vêtement pour essayer de comprendre comment les agencer. Tout ce noir ! Je revêts la longue djellaba de nylon, plaque sur mon front le triangle de tissu (on dirait un bandana) que je noue derrière la nuque, puis je tente de m’y retrouver dans la cape dont l’ouverture est conçue pour enserrer la tête sous le menton et ne laisser que le visage apparent – la couture m’appuie sur la gorge. Reste le plus difficile : le niqab. Quelques manipulations plus tard, je suis fin prête. J’ai désormais trois épaisseurs de tissu sur les oreilles – les sons m’arrivent étouffés – et je rabats enfin le voile, doublé, qui dissimulera mon visage toute la journée. Une paire de gants masque les derniers centimètres de peau nue. Dans le miroir, je me vois disparaître. Je m’efface. De moi, ne reste que le regard.
« Attention à ne pas vous faire arrêter. Comme l’autre… »
10 h 15. Rue des Pyrénées.
Est-il vraiment possible de conduire avec un niqab ? Définitivement non ! Sur mon scooter, mes voiles gonflent comme un parachute. Image incongrue. Moins comique : mon champ de vision. Rétréci sur les côtés, bordé en haut et en bas. Je vois la vie dans un cadre, et ne distingue rien en dessous de 1,60 m dans mon environnement immédiat. Je manque d’ailleurs de renverser un vélo qui déboule sur ma gauche.
Au feu rouge, une passante m’avertit gentiment : « Attention à ne pas vous faire arrêter. Comme l’autre… » Finalement, j’estime plus raisonnable de circuler en métro.
« Normalement, je devrais vous faire enlever votre voile »
10 h 40. Bureau de poste, rue de Ménilmontant.
Pour une fois, le bureau est vide. Un employé m’accueille aimablement. Presque trop aimablement. Il s’attache à mettre dans son intonation tout son respect pour mes convictions (supposées).
Je viens chercher un recommandé et présente ma pièce d’identité. « Normalement, je devrais vous faire ôter votre voile », me signale-t-il embarrassé. « Comment puis-je vous reconnaître avec seulement vos yeux ? » ajoute-t-il avec un sourire. Sa collègue se montre moins affable : « Moi, je le lui ferais enlever ! » Je baisse la tête, très mal à l’aise. Une effroyable timidité m’a envahie depuis l’instant où j’ai couvert mon visage. Finalement, l’employé me tend la lettre et me laisse repartir.
« Oh la la, ils sont partout ! »
11 h 15. Supermarché.
Aucun doute, je suis le point de mire. Les regards sont furtifs ou insistants, curieux ou apitoyés, agressifs le plus souvent. Plusieurs personnes secouent la tête d’un air exaspéré. C’est évident, je dérange. Je croise une femme : « Oh la la, ils sont partout ! » souffle-t-elle énervée.
Dans ces rayons familiers, je me sens perdue ; je cherche le café mais tombe sur la lessive.
Notre photographe, Corentin Fohlen, se fait repérer par un magasinier qui lui demande sèchement de me laisser tranquille. Mon « complice » lui explique que je suis d’accord (sans lui révéler que je suis journaliste) mais l’employé s’en assure respectueusement auprès de moi et n’en jette pas moins un regard scandalisé à Corentin.
Dans la queue, le silence est lourd autour de moi. Les clients détournent les yeux. Je paye par chèque, la caissière prend ma carte d’identité sans me jeter un regard. Elle en a vu d’autres.
J’étouffe littéralement.
12 h 05. Rue du Faubourg-du-Temple.
La chaleur est terrible sous le voile noir. Au soleil, un panneau d’information affiche 35 °C. On peut en rajouter 10 sous le niqab ! J’étouffe littéralement. Depuis une terrasse, quelqu’un me désigne du doigt. Je demande l’heure à 3 charmantes petites vieilles qui rivalisent d’amabilité pour me renseigner, avec des airs de commisération. Sur le trottoir d’en face, deux hommes me dévisagent avec curiosité, ouvertement. Tellement que j’en suis gênée.
Un sentiment d’immense solitude
13 h 20. Dans le métro.
Station Opéra. Dans les escaliers, disons-le, c’est la galère. Pour voir mes pieds, je dois baisser la tête. Le niqab se décolle alors de mon visage et mes yeux plongent dans le noir. Je tire donc sur le voile d’une main, relève la longue djellaba de l’autre et descends les marches bon an, mal an.
De l’autre côté du quai, une femme blonde, la cinquantaine, ne me quitte pas des yeux. Compassion. De toute évidence, ma silhouette l’attriste plus qu’elle ne l’agresse.
Dans le wagon, mon absence de visage me coupe du monde. J’éprouve un sentiment d’immense solitude. D’ailleurs, mon carré de sièges tarde à se remplir alors que plusieurs personnes restent debout.
Il n’y a pas d’air, ici. Je respire mon propre gaz carbonique sous le tissu et me sens de plus en plus oppressée. Devant moi, un homme lit Le Canard enchaîné. Le titre de la une : « Se voiler la farce ». Je souris sous mon masque.
Une voyageuse me tend le ticket que j’ai laissé tomber sans m’en apercevoir à cause de l’épaisseur des gants.
Fichus gants !
14 heures. Montparnasse.
Le serveur dissimule sa surprise (une demi-seconde trop tard), m’installe en terrasse et me tend la carte. Je commande une salade et une Badoit. Soulever le voile, porter le verre à mes lèvres, la fourchette… fichus gants ! Je me tache, inévitablement.
Une sécurité relative
15 h 45. Banque, place de la Bastille.
Sur la porte du sas de sécurité, des pictogrammes indiquent qu’on ne peut pénétrer la tête couverte, ni d’un casque ni d’une cagoule. Je tente tout de même, pour voir. Et passe sans problème. Mes voiles informes pourraient cacher n’importe quoi, pourtant !
A l’intérieur, deux personnes avant moi. L’employée au guichet affiche un beau sourire commercial avec les clients, mais quand arrive mon tour, son visage se ferme et elle s’en tient à la plus minimaliste des courtoisies. Je dépose mon chèque et la salue d’une petite voix. Depuis que j’ai revêtu mon voile intégral, mon timbre a baissé de plusieurs décibels. Comme si ne pas être vue m’interdisait de me faire entendre.
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