Quels rapprochements peut-on établir entre trois formes d’expression, deux traditionnelles et l’une moderne ?
Gnaoua, chant et danse, font partie du patrimoine culturel de la Saoura. Le houbi en est une autre composante, celle-là plus distinctive d’une population de la région : la confédération des tribus Doui Mnie. Quels rapprochements peut-on faire entre ces deux formes d’expression, l’une rituelle et l’autre festive, et entre elles et le théâtre algérien ? La question est moins saugrenue qu’on y pense, car sur la durée, de 1962 à aujourd’hui, souligne l’évolution de notre société et, corollairement, l’impact de cette évolution sur ces trois formes d’expression. Pour ce faire, appelons-en à l’expérience vécue, la nôtre, pour ce qu’elle peut valoir. A la différence du houbi, chant et danse gnaoua ont impressionné mon enfance, même si l’enchantement était lesté d’une confuse angoisse par ce que la transe de la hadra me révélait d’insondable dans l’âme humaine. C’était l’époque du guir (Abadla) du début des années 1960. Quant au théâtre, il m’avait aussi trempé dans l’émerveillement, notamment au début des années 1990, lorsque ma relation avec lui est devenue plus intime, pour goûter à nouveau au plaisir de sa magie.
En effet, dans l’exercice du journalisme, j’ai été amené à la critique dramatique à une étape charnière du théâtre algérien, quand il commençait à s’extraire d’un ravageur malentendu traîné depuis sa naissance, cela en raison des conditions sociohistoriques qui l’avaient vu éclore et en avaient fait un théâtre « militant ». Commençons par le mystère de la hadra et Belkhouamess, maître de cérémonie. De carrure herculéenne, ce berger – plus dévalorisante profession alors – n’était connu que par son surnom. Originaire de la Saoura essoufla (Sud), il était hartani, condition minorative dans l’échelle sociale féodale alors prégnante. Autant dire un déclassé. La part d’enfant qui me reste, garde de lui un souvenir impérissable, celui d’un démiurge.
Les vendredi après-midi, seuls moments de repos, il officiait la hadra, exercice qui relevait pour moi du surnaturel, au regard de l’extraordinaire effet de la danse gnaoua sur les participantes. J’ai bien dit participantes, car cette hadra avait cela de particulier qu’elle n’était ouverte qu’aux femmes. Cependant, la majorité écrasante des villageoises n’était pas autorisée à participer à ce rituel réprouvé par la communauté. D’ailleurs, aucune hadra n’était organisée pour les hommes, Abadla rassemblant des agro-pastoraux, anciennement grands nomades, aux us et coutumes bédouins. Sédentarisés sous la contrainte coloniale vers 1958, ils n’étaient pas en empathie avec l’apport culturel négro-africain au point que, parmi eux, les Doui Mnie, originaires de l’Afrique subsaharienne, n’en manifestaient pas trace et avaient intégré à ce point les usages de leurs tribus d’adoption que rien, hormis la couleur de leur peau, ne les en différenciait.
Néanmoins, l’opprobre sur la hadra ne venait pas seulement des Doui Mnie, puisque tout ce qui relevait des pratiques maraboutiques et des zaouïas n’était pas toléré par les pouvoirs publics à l’époque. A Abadla, c’est la danse profane, houbi en l’occurrence, qui prévalait. Elle rassemblait des centaines de personnes lors des mariages. Dans le houbi, une à trois femmes s’insèrent dans un demi-cercle (halqa) de danseurs qui, au sens propre comme au figuré, font appel du pied aux danseuses par une maya, sorte de mouvement lent et chaloupé, oscillation collective toute en séduction dans le chant choral et la rythmique produite en cadence par les mains et les pieds.
Cette première phase de la danse est précédée par un solo en lamento, un ghazal à la façon éplorée du fado portugais. En réponse, il est ponctué à sa fin par les youyous des femmes qui entourent les danseuses, ces dernières, parées pour la circonstance et seules à avoir le visage dévoilé. Contrairement aux danseurs, elles ne participent qu’exceptionnellement à la danse, ne s’y adonnant que pour faire honneur à celui de leur parent dont c’est la noce. A la fin de la complainte, la maya entonne en chœur une louange au Prophète. Puis, le chant se fait câlin-coquin en direction des danseuses. Plusieurs halqas sont constituées par affinités, le jeu et l’enjeu étant la rivalité de ces groupes à attirer le plus souvent et le plus longtemps les meilleures danseuses. Une fois que l’une où l’autre s’est introduite dans leur cercle, les danseurs font monter crescendo le rythme où, à contrario de ce qu’il en était dans la maya, chacun joue en contrepoint de son voisin.
Houbi atteint alors le summum et verse dans une virile furia, les paroles devenant onomatopées, se répondant en écho, la danseuse continuant tout en grâce et en retenue, la réglant imperceptiblement sur le rythme déchainé imprimé par les hommes. C’est elle, cependant, qui va rompre le charme en se retirant au paroxysme de la danse, annonçant sa retraite par une délicate courbette à laquelle les hommes répondent simultanément par un arrêt alors qu’elle leur tourne déjà le dos.La hadra, elle, avait un tout autre statut. On la tolérait et on la considérait comme un « truc » concédé aux « bonnes femmes ». Fait curieux, aucune femme noire n’y participait.
Au rituel qu’organisait Belkhouamess dans une hutte mitoyenne avec sa maison, Mbarka, son épouse, ne participait jamais. Elle était servante d’une fête qui permettait d’améliorer l’ordinaire de la famille grâce aux ziarate, offrandes en nature principalement. Son époux, tel un fauve, bendir en main, donnait le « la » des psalmodies et des rythmes, en osmose jusqu’au corps à corps avec d’autres femmes dont, j’imaginais, que certaines cherchaient son viril enlacement à la fin de la transe éperdue et de leur évanouissement. Fantasme de préadolescent ? Probablement. En tous cas, les garçons qui, comme moi, suivaient la hadra par effraction, le juraient, en s’appuyant sur des ragots d’adultes. Ils en avaient l’intime conviction au vu de certaines participantes qui se catapultaient dans les bras de Belkhouamess, la transe survenant chez elles un peu trop hâtivement pour ne pas être suspecte.
Pour notre gouverne de gamins, l’une d’elles finit par être répudiée pour ses fréquentations de la hadra et devint la seconde épouse de Belkhouamess. C’est dire si, dans ma petite tête d’enfant d’alors, l’œil rivé dans les interstices de la zriba de Belkhouamess, le mystère sur la part de sincérité de ce spectacle me taraudait. Aujourd’hui, il demeure entier même si, depuis, avec la fréquentation professionnelle des gens du théâtre, j’ai appris que sincérité et simulation peuvent se confondre. En effet, lors de la hadra, il y a bien jeu, puis catharsis au final et, entre les deux, quelque chose de l’ordre de la convention. De même, au théâtre, la convention établit des rapports entre acteurs et entre ceux-ci et les spectateurs, des liens qui, le temps de la pièce, font oublier jusqu’à la convention elle-même, du moins lorsque celle-ci est bien mise en scène. Mais, il n’en reste pas moins vrai qu’en dehors de leur commune « dimension dramatique », théâtre et rituel fonctionnent différemment, chacun s’inscrivant dans un champ propre, ici celui du spectacle et là, celui du social.
Néanmoins, il est parfois des faits troublants tel ce singulier fait vécu avec le défunt Sirat Boumédienne, le plus phénoménal comédien du théâtre algérien. Aïn Defla, juillet 1995, 45° à l’ombre, à un mois de sa mort qu’il savait inéluctable. Il était sévèrement malade mais pas question de lui demander de ne pas jouer. Didène devait camper le personnage principal d’une pièce de Abdelkader Alloula, Etteffah. Allongé sur le dos, sur une bâche à même le sol, dans ce qui tenait lieu de coulisses de la salle polyvalente, ses jambes et ses pieds élevés et apposés au mur, étaient horriblement enflées. Mais, dès qu’il entra en scène, la métamorphose fut prodigieuse. Il n’était plus Sirat, comédien souffrant, mais le personnage lui-même, furibard, sarcastique, outrancier, fragile ou en peine. Il n’était pas entré dans la peau de ce dernier, il l’était devenu ! Blaha Benziane, son partenaire, en oubliait parfois de jouer, devenant son spectateur le plus immédiat. Sirat alors s’extrayait de son corps malade, échappant aux crocs de la mort qui l’habitaient. Pour tout dire, il était possédé. Extraordinaire, la réaction du public était en communion avec l’acteur : « Fort, Cheikh, fort ! », lui criait-on. C’était presque de la hadra, la scène et la salle formant un huis-clos !
(àsuivre)
Gnaoua, chant et danse, font partie du patrimoine culturel de la Saoura. Le houbi en est une autre composante, celle-là plus distinctive d’une population de la région : la confédération des tribus Doui Mnie. Quels rapprochements peut-on faire entre ces deux formes d’expression, l’une rituelle et l’autre festive, et entre elles et le théâtre algérien ? La question est moins saugrenue qu’on y pense, car sur la durée, de 1962 à aujourd’hui, souligne l’évolution de notre société et, corollairement, l’impact de cette évolution sur ces trois formes d’expression. Pour ce faire, appelons-en à l’expérience vécue, la nôtre, pour ce qu’elle peut valoir. A la différence du houbi, chant et danse gnaoua ont impressionné mon enfance, même si l’enchantement était lesté d’une confuse angoisse par ce que la transe de la hadra me révélait d’insondable dans l’âme humaine. C’était l’époque du guir (Abadla) du début des années 1960. Quant au théâtre, il m’avait aussi trempé dans l’émerveillement, notamment au début des années 1990, lorsque ma relation avec lui est devenue plus intime, pour goûter à nouveau au plaisir de sa magie.
En effet, dans l’exercice du journalisme, j’ai été amené à la critique dramatique à une étape charnière du théâtre algérien, quand il commençait à s’extraire d’un ravageur malentendu traîné depuis sa naissance, cela en raison des conditions sociohistoriques qui l’avaient vu éclore et en avaient fait un théâtre « militant ». Commençons par le mystère de la hadra et Belkhouamess, maître de cérémonie. De carrure herculéenne, ce berger – plus dévalorisante profession alors – n’était connu que par son surnom. Originaire de la Saoura essoufla (Sud), il était hartani, condition minorative dans l’échelle sociale féodale alors prégnante. Autant dire un déclassé. La part d’enfant qui me reste, garde de lui un souvenir impérissable, celui d’un démiurge.
Les vendredi après-midi, seuls moments de repos, il officiait la hadra, exercice qui relevait pour moi du surnaturel, au regard de l’extraordinaire effet de la danse gnaoua sur les participantes. J’ai bien dit participantes, car cette hadra avait cela de particulier qu’elle n’était ouverte qu’aux femmes. Cependant, la majorité écrasante des villageoises n’était pas autorisée à participer à ce rituel réprouvé par la communauté. D’ailleurs, aucune hadra n’était organisée pour les hommes, Abadla rassemblant des agro-pastoraux, anciennement grands nomades, aux us et coutumes bédouins. Sédentarisés sous la contrainte coloniale vers 1958, ils n’étaient pas en empathie avec l’apport culturel négro-africain au point que, parmi eux, les Doui Mnie, originaires de l’Afrique subsaharienne, n’en manifestaient pas trace et avaient intégré à ce point les usages de leurs tribus d’adoption que rien, hormis la couleur de leur peau, ne les en différenciait.
Néanmoins, l’opprobre sur la hadra ne venait pas seulement des Doui Mnie, puisque tout ce qui relevait des pratiques maraboutiques et des zaouïas n’était pas toléré par les pouvoirs publics à l’époque. A Abadla, c’est la danse profane, houbi en l’occurrence, qui prévalait. Elle rassemblait des centaines de personnes lors des mariages. Dans le houbi, une à trois femmes s’insèrent dans un demi-cercle (halqa) de danseurs qui, au sens propre comme au figuré, font appel du pied aux danseuses par une maya, sorte de mouvement lent et chaloupé, oscillation collective toute en séduction dans le chant choral et la rythmique produite en cadence par les mains et les pieds.
Cette première phase de la danse est précédée par un solo en lamento, un ghazal à la façon éplorée du fado portugais. En réponse, il est ponctué à sa fin par les youyous des femmes qui entourent les danseuses, ces dernières, parées pour la circonstance et seules à avoir le visage dévoilé. Contrairement aux danseurs, elles ne participent qu’exceptionnellement à la danse, ne s’y adonnant que pour faire honneur à celui de leur parent dont c’est la noce. A la fin de la complainte, la maya entonne en chœur une louange au Prophète. Puis, le chant se fait câlin-coquin en direction des danseuses. Plusieurs halqas sont constituées par affinités, le jeu et l’enjeu étant la rivalité de ces groupes à attirer le plus souvent et le plus longtemps les meilleures danseuses. Une fois que l’une où l’autre s’est introduite dans leur cercle, les danseurs font monter crescendo le rythme où, à contrario de ce qu’il en était dans la maya, chacun joue en contrepoint de son voisin.
Houbi atteint alors le summum et verse dans une virile furia, les paroles devenant onomatopées, se répondant en écho, la danseuse continuant tout en grâce et en retenue, la réglant imperceptiblement sur le rythme déchainé imprimé par les hommes. C’est elle, cependant, qui va rompre le charme en se retirant au paroxysme de la danse, annonçant sa retraite par une délicate courbette à laquelle les hommes répondent simultanément par un arrêt alors qu’elle leur tourne déjà le dos.La hadra, elle, avait un tout autre statut. On la tolérait et on la considérait comme un « truc » concédé aux « bonnes femmes ». Fait curieux, aucune femme noire n’y participait.
Au rituel qu’organisait Belkhouamess dans une hutte mitoyenne avec sa maison, Mbarka, son épouse, ne participait jamais. Elle était servante d’une fête qui permettait d’améliorer l’ordinaire de la famille grâce aux ziarate, offrandes en nature principalement. Son époux, tel un fauve, bendir en main, donnait le « la » des psalmodies et des rythmes, en osmose jusqu’au corps à corps avec d’autres femmes dont, j’imaginais, que certaines cherchaient son viril enlacement à la fin de la transe éperdue et de leur évanouissement. Fantasme de préadolescent ? Probablement. En tous cas, les garçons qui, comme moi, suivaient la hadra par effraction, le juraient, en s’appuyant sur des ragots d’adultes. Ils en avaient l’intime conviction au vu de certaines participantes qui se catapultaient dans les bras de Belkhouamess, la transe survenant chez elles un peu trop hâtivement pour ne pas être suspecte.
Pour notre gouverne de gamins, l’une d’elles finit par être répudiée pour ses fréquentations de la hadra et devint la seconde épouse de Belkhouamess. C’est dire si, dans ma petite tête d’enfant d’alors, l’œil rivé dans les interstices de la zriba de Belkhouamess, le mystère sur la part de sincérité de ce spectacle me taraudait. Aujourd’hui, il demeure entier même si, depuis, avec la fréquentation professionnelle des gens du théâtre, j’ai appris que sincérité et simulation peuvent se confondre. En effet, lors de la hadra, il y a bien jeu, puis catharsis au final et, entre les deux, quelque chose de l’ordre de la convention. De même, au théâtre, la convention établit des rapports entre acteurs et entre ceux-ci et les spectateurs, des liens qui, le temps de la pièce, font oublier jusqu’à la convention elle-même, du moins lorsque celle-ci est bien mise en scène. Mais, il n’en reste pas moins vrai qu’en dehors de leur commune « dimension dramatique », théâtre et rituel fonctionnent différemment, chacun s’inscrivant dans un champ propre, ici celui du spectacle et là, celui du social.
Néanmoins, il est parfois des faits troublants tel ce singulier fait vécu avec le défunt Sirat Boumédienne, le plus phénoménal comédien du théâtre algérien. Aïn Defla, juillet 1995, 45° à l’ombre, à un mois de sa mort qu’il savait inéluctable. Il était sévèrement malade mais pas question de lui demander de ne pas jouer. Didène devait camper le personnage principal d’une pièce de Abdelkader Alloula, Etteffah. Allongé sur le dos, sur une bâche à même le sol, dans ce qui tenait lieu de coulisses de la salle polyvalente, ses jambes et ses pieds élevés et apposés au mur, étaient horriblement enflées. Mais, dès qu’il entra en scène, la métamorphose fut prodigieuse. Il n’était plus Sirat, comédien souffrant, mais le personnage lui-même, furibard, sarcastique, outrancier, fragile ou en peine. Il n’était pas entré dans la peau de ce dernier, il l’était devenu ! Blaha Benziane, son partenaire, en oubliait parfois de jouer, devenant son spectateur le plus immédiat. Sirat alors s’extrayait de son corps malade, échappant aux crocs de la mort qui l’habitaient. Pour tout dire, il était possédé. Extraordinaire, la réaction du public était en communion avec l’acteur : « Fort, Cheikh, fort ! », lui criait-on. C’était presque de la hadra, la scène et la salle formant un huis-clos !
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