15 Mai 2010 Par Benjamin Stora
Dans les images de guerre et la guerre des mots, la guerre d’Algérie est révélatrice du trouble causé par la perte d’un territoire considéré pendant 132 ans comme français. La difficulté à affronter ce passé est manifeste, comme le montre la toute récente polémique autour du film Hors la loi, de Rachid Bouchareb. La guerre d’Algérie d’une certaine façon est une matrice, à la fois de ce qu’on nous montre et de ce qu’on ne nous montre pas, par le cinéma.
Une absence s’est longtemps perpétuée, celle de « l’indigène », de l’Algérien dans le cinéma français. L’absence de l’autre, du colonisé, de « l’homme du Sud ». Qu’il résiste, s’oppose ou se montre d’accord avec les buts de la guerre, il n’existait pas. C'est cette irruption nouvelle de celui qui était autrefois colonisé qui bouleverse les habitudes du regard, comme le prouve, encore une fois, la récente polémique.
Absence encore dans le fait que les films consacrés à la guerre d’Algérie (ils sont une quarantaine, de Muriel d’Alain Resnais au Petit Soldat de Godard, d’Avoir 20 ans dans les Aurès de Vautier à RAS de Boisset, de la Trahison de Philippe Faucon à Outre Mer de Brigitte Rouen), n’ont pas été tournés dans l’Algérie réelle, mais dans des décors reconstitués, ceux du Maroc et de la Tunisie, ou en France. L’absence d’Algérie participe de cette déréalisation de la guerre montrée. Le cinéma n’est pas seulement affrontement idéologique possible autour de la conduite de la guerre, mais il est aussi affaire d’affects, de passions, d’espaces authentiques, de paysages vrais. Le manque d’Algérie réelle fabrique des personnages sans territoires qui cherchent des issues. L'absence d’ancrages, de repères, seulement des rivages friables, crée la réalité fantasmatique d’un univers à la fois perdu, et en gestation, mais jamais réel. Avant la tragédie des années 1990, l’Algérie était ainsi, déjà, ce pays abstrait, disparu de la conscience collective française, une tâche noire. Avec la guerre civile des années 1990, il y a eu un redoublement de l’absence, une sensation tragédie inexpliquée, inexplicable, non représenté et non représentable.
Le manque et cette double disparition, celle de l’ « Algérien-indigène », et des paysages réels, pèse dans le sentiment d’absence. Une autre absence est perceptible dans cette époque de construction des fictions… Les quelques images des films de fiction ont été projetées après coup en France, au moment où justement la société ne voulait plus entendre parler de l’Algérie. Cette temporalité décalée est fondamentale : ces images sont tombées à côté de la société, n’étant pas arrivées au bon moment, et elles n’ont pas servi à éclairer la situation, à enclencher des choses. L’oubli de la guerre d’Algérie domine déjà dans l’après 1962, les images cinématographiques ne s’imprimant pas véritablement dans la conscience française. Dans les films anti-colonialistes des années 70, comme RAS d’Yves Boisset, l’absence du combattant algérien est frappante. La figure de l’Algérien est absente également dans ce qu’on a appelé, après-coup, le cinéma colonial. Il y a donc l’absence de la guerre, l’absence de l’avant-guerre dans le cinéma colonial, l’absence dans l’après-coup de la guerre. L’Algérie, en un sens, n’a jamais vraiment figuré. L’Algérie s’est éloigné de nous depuis longtemps…
Les films de fiction français sur la guerre, très peu nombreux, n'ont pas comblé cette éloignement. Le cinéma "étranger" a tenté de le faire, par exemple avec La Baille d'Alger, de Pontecorvo, Lion d'Or à la Mostra de Venise en 1966, qui n'a pas pu être montré pendant près de 30 ans (affrontant à cette époque les mêmes groupes qui ne voulaient pas voir la guerre et le point de vue de l'autre, Algérien).
Si l’on compare ce problème de l’absence du récit de l’autre, avec la guerre du Vietnam, il faut dire que le cinéma américain sur cette guerre a trouvé sa force, en un sens, dans la télévision : cette dernière a déversé tellement d’images que le cinéma n’avait pas à raconter vraiment la guerre elle même. Le cinéma américain arrivait dans une sorte de scène déjà connue, il poursuivait un récit. Le cinéma américain sur le Vietnam était le contre-champ ou le contrepoint de ce que la télévision avait filmé. Et cela n’existe pas pour l’Algérie. Pour l’Algérie, le récit historique semble perdu, ne fonctionne pas. D'où ce sentiment qu'il y a toujours une "première fois" à propos du cinéma français et de la guerre d'Algérie. Il faut sans cesse racontrer l'histoire, "vouloir rétablir des faits", et chercher un ancrage réel (Apocalypse now de Coppola n'a jamais eu la volonté de raconter la guerre du Vietnam, mais, à partir du roman de Conrad, nous faire vivre au coeur de ténèbres l'absurdité, la cruauté d'une condition humaine). Il faut se représenter ce qu’était la guerre d’Algérie dans la société française des années 60. Les Français ignoraient tout de ce pays lointain et "mystérieux", de la réalité de tous les « hommes du Sud », pour reprendre l’expression d’Albert Camus. Les grandes dates de la guerre étaient également inconnues. Ce sentiment existe toujours, en dépit de tous les efforts des chercheurs, des universitaires, des enseignants.
A propos des retards, des silences, des décalages, il faudrait aussi évoquer les refus de « croisements », de mélanges mémorielles qui renforcent le sentiment de l’absence de l’autre. Du côté français (mais aussi du côté algérien, et je l'ai montré il y a trente ans dans ma biographie de Messali Hadj), la guerre d’Algérie est aussi une guerre civile, un affrontement franco-français, dans lequel tous les acteurs se positionnent en victime, des harkis aux appelés, des pieds-noirs aux officiers, avec le sentiment de l'abandon, de la trahison. Comme s’il n’y avait pas, jamais eu de responsable. A partir de là, dans l’après-coup, la guerre ne peut être qu’un récit entièrement personnel, qui ne peut être compris par les autres, chacun restant enfermé dans sa propre mémoire. de groupe, de victime .Tous les acteurs ont reconstruit leur récit rétrospectivement. Quel film aurait pu rendre compte de cela, de cette blessure, de cette impression d'abandon ? Les films sont faits pour des publics qui ne se mélangent jamais. Et deviennent ainsi des échecs commerciaux, ne pouvant fédérer les différentes mémoires.
Chacun cherche une description de sa propre douleur, de son propre vécu. Il n’existe pas de possibilité de croisement, de rentrer dans la parole et la douleur de l’autre (ce que manifeste cette volonté de juger un film algérien sans même l'avoir vu). Le spectateur se trouve face à une accumulation de récits dont il faut éviter à tout prix qu’ils ne se croisent. Quel film peut donner tous les points de vue ? Quelques-uns ont tenté ce « croisement » comme Outremer de Brigitte Roüan (1990), qui montre le regard des Algériens, des pieds-noirs et des métropolitains. Le cinéma français, en ce moment, se « réveille » sur des questions touchant à l'Autre, l’histoire tragique vécue par les Algériens, avec deux films : Nuit noire, d’Alain Tasma, (2005) qui montre les massacres d’immigrés à Paris dans la nuit du 17 octobre 1961 ; et La trahison, de Philippe Faucon, (2006), plongée dans les profondeurs de l’Algérie rurale.
Un des grands enjeux est celui de la fabrication d’un imaginaire de guerre commun, croisé, entre des nations qui ne se font plus la guerre. La fiction est-elle capable de croiser tous ces points de vue ? Cela reste difficile. A cause de la complexité de l’histoire coloniale, la spécificité même de l’histoire de l’Algérie. Cette histoire peut se lire tout à la fois comme une histoire coloniale de ségrégation, et une histoire française républicaine. Les deux histoires cohabitaient, se chevauchaient sans cesse. Les Algériens ainsi se heurtent aussi à un problème essentiel, celui de la place des pieds-noirs, et des juifs d'Algérie, dans leur histoire et dans l’histoire du cinéma. La pauvreté sociale était partagée au quotidien par les pieds-noirs et les Algériens, mais les premiers avaient un privilège juridique : le droit de vote. Comment peut-on restituer cet univers où il y a à la fois de la ségrégation et du contact ? Le cinéaste doit relever ce défi-là, pour mettre en scène cette histoire du contact. Dans l’histoire d’un « sud » d’aujourd’hui, André Téchiné dans Loin a réussi à le faire pour le Maroc, en éclairant le double processus de séparation et de circulation. D’un désir inavoué, d’une division des territoires. D’invisibilité communautaire et en même temps d’extraordinaire existence communautaire. Entre les Juifs et les Musulmans marocains, et les Français.
L’analyse des regards croisés pourrait aider à rendre plus sereines les relations entre la France et l’Algérie. À travers une démarche commune, peut-on envisager que les regards convergent, et ce dans une confrontation des souvenirs des anciens combattants, des civils meutris, des deux bords de la Méditerranée ?
Benjamin Stora.
mediapart
Dans les images de guerre et la guerre des mots, la guerre d’Algérie est révélatrice du trouble causé par la perte d’un territoire considéré pendant 132 ans comme français. La difficulté à affronter ce passé est manifeste, comme le montre la toute récente polémique autour du film Hors la loi, de Rachid Bouchareb. La guerre d’Algérie d’une certaine façon est une matrice, à la fois de ce qu’on nous montre et de ce qu’on ne nous montre pas, par le cinéma.
Une absence s’est longtemps perpétuée, celle de « l’indigène », de l’Algérien dans le cinéma français. L’absence de l’autre, du colonisé, de « l’homme du Sud ». Qu’il résiste, s’oppose ou se montre d’accord avec les buts de la guerre, il n’existait pas. C'est cette irruption nouvelle de celui qui était autrefois colonisé qui bouleverse les habitudes du regard, comme le prouve, encore une fois, la récente polémique.
Absence encore dans le fait que les films consacrés à la guerre d’Algérie (ils sont une quarantaine, de Muriel d’Alain Resnais au Petit Soldat de Godard, d’Avoir 20 ans dans les Aurès de Vautier à RAS de Boisset, de la Trahison de Philippe Faucon à Outre Mer de Brigitte Rouen), n’ont pas été tournés dans l’Algérie réelle, mais dans des décors reconstitués, ceux du Maroc et de la Tunisie, ou en France. L’absence d’Algérie participe de cette déréalisation de la guerre montrée. Le cinéma n’est pas seulement affrontement idéologique possible autour de la conduite de la guerre, mais il est aussi affaire d’affects, de passions, d’espaces authentiques, de paysages vrais. Le manque d’Algérie réelle fabrique des personnages sans territoires qui cherchent des issues. L'absence d’ancrages, de repères, seulement des rivages friables, crée la réalité fantasmatique d’un univers à la fois perdu, et en gestation, mais jamais réel. Avant la tragédie des années 1990, l’Algérie était ainsi, déjà, ce pays abstrait, disparu de la conscience collective française, une tâche noire. Avec la guerre civile des années 1990, il y a eu un redoublement de l’absence, une sensation tragédie inexpliquée, inexplicable, non représenté et non représentable.
Le manque et cette double disparition, celle de l’ « Algérien-indigène », et des paysages réels, pèse dans le sentiment d’absence. Une autre absence est perceptible dans cette époque de construction des fictions… Les quelques images des films de fiction ont été projetées après coup en France, au moment où justement la société ne voulait plus entendre parler de l’Algérie. Cette temporalité décalée est fondamentale : ces images sont tombées à côté de la société, n’étant pas arrivées au bon moment, et elles n’ont pas servi à éclairer la situation, à enclencher des choses. L’oubli de la guerre d’Algérie domine déjà dans l’après 1962, les images cinématographiques ne s’imprimant pas véritablement dans la conscience française. Dans les films anti-colonialistes des années 70, comme RAS d’Yves Boisset, l’absence du combattant algérien est frappante. La figure de l’Algérien est absente également dans ce qu’on a appelé, après-coup, le cinéma colonial. Il y a donc l’absence de la guerre, l’absence de l’avant-guerre dans le cinéma colonial, l’absence dans l’après-coup de la guerre. L’Algérie, en un sens, n’a jamais vraiment figuré. L’Algérie s’est éloigné de nous depuis longtemps…
Les films de fiction français sur la guerre, très peu nombreux, n'ont pas comblé cette éloignement. Le cinéma "étranger" a tenté de le faire, par exemple avec La Baille d'Alger, de Pontecorvo, Lion d'Or à la Mostra de Venise en 1966, qui n'a pas pu être montré pendant près de 30 ans (affrontant à cette époque les mêmes groupes qui ne voulaient pas voir la guerre et le point de vue de l'autre, Algérien).
Si l’on compare ce problème de l’absence du récit de l’autre, avec la guerre du Vietnam, il faut dire que le cinéma américain sur cette guerre a trouvé sa force, en un sens, dans la télévision : cette dernière a déversé tellement d’images que le cinéma n’avait pas à raconter vraiment la guerre elle même. Le cinéma américain arrivait dans une sorte de scène déjà connue, il poursuivait un récit. Le cinéma américain sur le Vietnam était le contre-champ ou le contrepoint de ce que la télévision avait filmé. Et cela n’existe pas pour l’Algérie. Pour l’Algérie, le récit historique semble perdu, ne fonctionne pas. D'où ce sentiment qu'il y a toujours une "première fois" à propos du cinéma français et de la guerre d'Algérie. Il faut sans cesse racontrer l'histoire, "vouloir rétablir des faits", et chercher un ancrage réel (Apocalypse now de Coppola n'a jamais eu la volonté de raconter la guerre du Vietnam, mais, à partir du roman de Conrad, nous faire vivre au coeur de ténèbres l'absurdité, la cruauté d'une condition humaine). Il faut se représenter ce qu’était la guerre d’Algérie dans la société française des années 60. Les Français ignoraient tout de ce pays lointain et "mystérieux", de la réalité de tous les « hommes du Sud », pour reprendre l’expression d’Albert Camus. Les grandes dates de la guerre étaient également inconnues. Ce sentiment existe toujours, en dépit de tous les efforts des chercheurs, des universitaires, des enseignants.
A propos des retards, des silences, des décalages, il faudrait aussi évoquer les refus de « croisements », de mélanges mémorielles qui renforcent le sentiment de l’absence de l’autre. Du côté français (mais aussi du côté algérien, et je l'ai montré il y a trente ans dans ma biographie de Messali Hadj), la guerre d’Algérie est aussi une guerre civile, un affrontement franco-français, dans lequel tous les acteurs se positionnent en victime, des harkis aux appelés, des pieds-noirs aux officiers, avec le sentiment de l'abandon, de la trahison. Comme s’il n’y avait pas, jamais eu de responsable. A partir de là, dans l’après-coup, la guerre ne peut être qu’un récit entièrement personnel, qui ne peut être compris par les autres, chacun restant enfermé dans sa propre mémoire. de groupe, de victime .Tous les acteurs ont reconstruit leur récit rétrospectivement. Quel film aurait pu rendre compte de cela, de cette blessure, de cette impression d'abandon ? Les films sont faits pour des publics qui ne se mélangent jamais. Et deviennent ainsi des échecs commerciaux, ne pouvant fédérer les différentes mémoires.
Chacun cherche une description de sa propre douleur, de son propre vécu. Il n’existe pas de possibilité de croisement, de rentrer dans la parole et la douleur de l’autre (ce que manifeste cette volonté de juger un film algérien sans même l'avoir vu). Le spectateur se trouve face à une accumulation de récits dont il faut éviter à tout prix qu’ils ne se croisent. Quel film peut donner tous les points de vue ? Quelques-uns ont tenté ce « croisement » comme Outremer de Brigitte Roüan (1990), qui montre le regard des Algériens, des pieds-noirs et des métropolitains. Le cinéma français, en ce moment, se « réveille » sur des questions touchant à l'Autre, l’histoire tragique vécue par les Algériens, avec deux films : Nuit noire, d’Alain Tasma, (2005) qui montre les massacres d’immigrés à Paris dans la nuit du 17 octobre 1961 ; et La trahison, de Philippe Faucon, (2006), plongée dans les profondeurs de l’Algérie rurale.
Un des grands enjeux est celui de la fabrication d’un imaginaire de guerre commun, croisé, entre des nations qui ne se font plus la guerre. La fiction est-elle capable de croiser tous ces points de vue ? Cela reste difficile. A cause de la complexité de l’histoire coloniale, la spécificité même de l’histoire de l’Algérie. Cette histoire peut se lire tout à la fois comme une histoire coloniale de ségrégation, et une histoire française républicaine. Les deux histoires cohabitaient, se chevauchaient sans cesse. Les Algériens ainsi se heurtent aussi à un problème essentiel, celui de la place des pieds-noirs, et des juifs d'Algérie, dans leur histoire et dans l’histoire du cinéma. La pauvreté sociale était partagée au quotidien par les pieds-noirs et les Algériens, mais les premiers avaient un privilège juridique : le droit de vote. Comment peut-on restituer cet univers où il y a à la fois de la ségrégation et du contact ? Le cinéaste doit relever ce défi-là, pour mettre en scène cette histoire du contact. Dans l’histoire d’un « sud » d’aujourd’hui, André Téchiné dans Loin a réussi à le faire pour le Maroc, en éclairant le double processus de séparation et de circulation. D’un désir inavoué, d’une division des territoires. D’invisibilité communautaire et en même temps d’extraordinaire existence communautaire. Entre les Juifs et les Musulmans marocains, et les Français.
L’analyse des regards croisés pourrait aider à rendre plus sereines les relations entre la France et l’Algérie. À travers une démarche commune, peut-on envisager que les regards convergent, et ce dans une confrontation des souvenirs des anciens combattants, des civils meutris, des deux bords de la Méditerranée ?
Benjamin Stora.
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