Le quotidien d'Oran du 17 Mai 2010
Les étrangers sous surveillance: un nouveau cycle de paranoïa en Algérie
par Kamel Daoud
Se rencontrer. Un génial chroniqueur collègue a bien exprimé hier ce vœu politique absolu du Pouvoir : faire en sorte que les Algériens ne se rencontrent jamais. Que chacun se lève seul, prenne son café seul, rentre seul vers sa solitude binaire du couple, marche seul, proteste seul, vote seul et ne se rassemble jamais qu'après la mort. Cette hantise de la « rencontre » comme preuve d'un début de révolte ne touche pas, aux yeux borgnes du régime, les seuls autochtones nucléarisés. Depuis un mois presque, tous les ambassadeurs étrangers, surtout de l'Occident, ont été sommés de limiter strictement leurs déplacements, sinon de les annuler, de signaler leurs rencontres avec les Algériens de tout bords et de ne rencontrer aucun officiel, à quelque niveau que ce soit, sans autorisation délivrée par le centre même du pouvoir. Beaucoup d'ONG et de missions de coopération de proximité se plaignent déjà de cette obligation de passer par Alger pour rencontrer un simple sous-directeur à Tébessa. Le Régime, dans une sorte d'excès de gel et de peur dû à une menace interne, ne veut pas que les Algériens se rencontrent et ne veut plus que les étrangers rencontrent les Algériens. Un Algérien doit vivre seul mais sans que cette solitude lui soit prétexte de rencontrer un étranger dans une sorte de rendez-vous solitaire. La nouvelle mesure est même transmise sur le mode de la menace directe et de l'interdiction nord-coréenne. Pour le bla-bla, on peut continuer à parler d'investisseurs étrangers et d'encouragement de la création de l'emploi par le tourisme (deux flics par touriste et un BRQ par réservation d'hôte), mais dans le réel, on ne veut plus. De quoi a peur le Pouvoir au point d'interdire aussi ridiculement ? Si deux Algériens se rencontrent, on peut prévoir soit une amitié, soit un mariage soit une cellule d'opposition clandestine ; mais en quoi la rencontre d'un Algérien avec un étranger est-elle une menace ? C'est une menace magique : le Pouvoir sait que les deux vont, automatiquement, parler de lui et il n'aime pas avoir mauvaise réputation quand il va à l'étranger. Ensuite, les étrangers, surtout occidentaux, vont apprendre à l'Algérien comment se regrouper et donc ils vont « lui ouvrir les yeux » (traduire en algérien c'est plus croustillant comme formule). Bien sûr à l'époque de Google Earth, l'Occidental terrible n'a pas besoin des secrets de Ain Oussara, ni des photos paysages des casernes les plus proches, ni des secrets d'Etat. Ce qui fait peur, c'est l'image. Le pouvoir veut être le mâle dominant, l'unique à parler à l'Occident, le seul interlocuteur. C'est un truc de psychologie de la domination car c'est la seule explication de l'irrationnel : que veut-on cacher lorsqu'on interdit aux diplomates de se déplacer et aux coopérants et Occidentaux de parler aux habitants de ce pays ? Soi-même. On ne veut cacher que ce qui crève les yeux : ce pays est prisonnier, interdit de parole et de son par l'ENTV, interdit de toucher par le conservatisme, interdit de voyager par la mer et le désert, interdit de rêver sauf avec la télécommande ou une collection de hadith sur le paradis. Tous les étrangers savent comment ce régime exerce son Pouvoir et connaissent le pays par l'image qu'ils lisent sur nos visages, et ce genre d'alerte n'est donc qu'une maladie de l'âme morte, une bêtise de plus, une crispation de la peur. Le régime a-t-il donc si peur qu'il tombe dans l'absurde des âges séniles ? Oui, disent les oracles. Le régime a peur et quand il a peur, il tombe dans le recyclage de sa jeunesse : décoloniser, chasser l'étranger, haïr l'extérieur, surveiller les visiteurs, séparer le peuple, surveiller les dos et les faces et placer les téléphones des journalistes sous écoute. Le régime sait qu'il va être lâché. Sous peu et dans les gestes d'au revoir, il voit à l'infini la fameuse main de l'étranger.
Les étrangers sous surveillance: un nouveau cycle de paranoïa en Algérie
par Kamel Daoud
Se rencontrer. Un génial chroniqueur collègue a bien exprimé hier ce vœu politique absolu du Pouvoir : faire en sorte que les Algériens ne se rencontrent jamais. Que chacun se lève seul, prenne son café seul, rentre seul vers sa solitude binaire du couple, marche seul, proteste seul, vote seul et ne se rassemble jamais qu'après la mort. Cette hantise de la « rencontre » comme preuve d'un début de révolte ne touche pas, aux yeux borgnes du régime, les seuls autochtones nucléarisés. Depuis un mois presque, tous les ambassadeurs étrangers, surtout de l'Occident, ont été sommés de limiter strictement leurs déplacements, sinon de les annuler, de signaler leurs rencontres avec les Algériens de tout bords et de ne rencontrer aucun officiel, à quelque niveau que ce soit, sans autorisation délivrée par le centre même du pouvoir. Beaucoup d'ONG et de missions de coopération de proximité se plaignent déjà de cette obligation de passer par Alger pour rencontrer un simple sous-directeur à Tébessa. Le Régime, dans une sorte d'excès de gel et de peur dû à une menace interne, ne veut pas que les Algériens se rencontrent et ne veut plus que les étrangers rencontrent les Algériens. Un Algérien doit vivre seul mais sans que cette solitude lui soit prétexte de rencontrer un étranger dans une sorte de rendez-vous solitaire. La nouvelle mesure est même transmise sur le mode de la menace directe et de l'interdiction nord-coréenne. Pour le bla-bla, on peut continuer à parler d'investisseurs étrangers et d'encouragement de la création de l'emploi par le tourisme (deux flics par touriste et un BRQ par réservation d'hôte), mais dans le réel, on ne veut plus. De quoi a peur le Pouvoir au point d'interdire aussi ridiculement ? Si deux Algériens se rencontrent, on peut prévoir soit une amitié, soit un mariage soit une cellule d'opposition clandestine ; mais en quoi la rencontre d'un Algérien avec un étranger est-elle une menace ? C'est une menace magique : le Pouvoir sait que les deux vont, automatiquement, parler de lui et il n'aime pas avoir mauvaise réputation quand il va à l'étranger. Ensuite, les étrangers, surtout occidentaux, vont apprendre à l'Algérien comment se regrouper et donc ils vont « lui ouvrir les yeux » (traduire en algérien c'est plus croustillant comme formule). Bien sûr à l'époque de Google Earth, l'Occidental terrible n'a pas besoin des secrets de Ain Oussara, ni des photos paysages des casernes les plus proches, ni des secrets d'Etat. Ce qui fait peur, c'est l'image. Le pouvoir veut être le mâle dominant, l'unique à parler à l'Occident, le seul interlocuteur. C'est un truc de psychologie de la domination car c'est la seule explication de l'irrationnel : que veut-on cacher lorsqu'on interdit aux diplomates de se déplacer et aux coopérants et Occidentaux de parler aux habitants de ce pays ? Soi-même. On ne veut cacher que ce qui crève les yeux : ce pays est prisonnier, interdit de parole et de son par l'ENTV, interdit de toucher par le conservatisme, interdit de voyager par la mer et le désert, interdit de rêver sauf avec la télécommande ou une collection de hadith sur le paradis. Tous les étrangers savent comment ce régime exerce son Pouvoir et connaissent le pays par l'image qu'ils lisent sur nos visages, et ce genre d'alerte n'est donc qu'une maladie de l'âme morte, une bêtise de plus, une crispation de la peur. Le régime a-t-il donc si peur qu'il tombe dans l'absurde des âges séniles ? Oui, disent les oracles. Le régime a peur et quand il a peur, il tombe dans le recyclage de sa jeunesse : décoloniser, chasser l'étranger, haïr l'extérieur, surveiller les visiteurs, séparer le peuple, surveiller les dos et les faces et placer les téléphones des journalistes sous écoute. Le régime sait qu'il va être lâché. Sous peu et dans les gestes d'au revoir, il voit à l'infini la fameuse main de l'étranger.
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