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Grèce : la minorité « musulmane » oubliée de Thrace occidentale

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  • Grèce : la minorité « musulmane » oubliée de Thrace occidentale

    Komotini, ville de Thrace occidentale, dans le nord de la Grèce, ressemble à s’y méprendre à n’importe quelle bourgade de Grèce que l’argent du tourisme n’a pas encore inondée de devises fraiches, à n’importe quelle petite commune des Balkans. Dans cette région montagneuse où l’activité économique est fortement déprimée, les immeubles en construction côtoient les vieilles bâtisses qui achèvent de s’effondrer. Connue aussi sous son nom turc de Gümülcine, la ville abrite une importante minorité « musulmane », la seule reconnue par l’État grec depuis les accords de Lausanne de 1923.

    Il y a quelques années, tout le centre de Komotini était occupé par un vieux bazar ottoman, aujourd’hui en train de disparaître, rongé par les immeubles neufs qui poussent comme des champignons... Le docteur Mustafa, qui dirige un laboratoire d’analyses médicales dans le centre-ville, a une explication. « Jusqu’en 1992, explique-t-il, les membres de la minorité n’avaient pas le droit d’acheter un bien immobilier ni de construire, voire même de réparer leurs maisons. Les gens s’entassaient donc dans de vieilles bâtisses, petites et mal entretenues.

    Dès que la loi a changé, la population a été saisie d’une fièvre de construction, notamment les émigrés qui avaient gagné de l’argent en Allemagne, et tout le vieux centre a été transformé : là où se trouvait autrefois une ancienne maison ottomane, se dresse aujourd’hui un immeuble de cinq étages », explique-t-il.

    Ancien député au Parlement d’Athènes, le docteur Mustafa a longtemps siégé au bureau politique du Parti communiste grec (KKE), qu’il a quitté après la chute du Mur de Berlin, pour rejoindre le Synaspismos, un rassemblement de gauche radical. Il a également été l’un des premiers membres de la « minorité » de Thrace à pouvoir faire des études, au lycée grec de Komotini, puis à l’Université d’Istanbul ; et à s’engager en politique, dans les rangs de la gauche grecque.

    La minorité « musulmane » de Thrace occidentale s’est battue pour être reconnue

    Les Accords de Lausanne de 1923 mirent fin au conflit gréco-turc, prévoyant de vastes échanges de population, tout en garantissant les droits de deux minorités : les Grecs d’Istanbul, et les « Musulmans » de Thrace occidentale. Ces derniers, qui représentent aujourd’hui environ 100.000 personnes, se concentrent principalement dans la préfecture de Xanthi et dans celle des Rhodopes, dont Komotini est la capitale.

    Durant près de 70 ans, cette communauté a subi un régime de discriminations bien peu connu : non seulement ses membres ne pouvaient pas acquérir de biens immobiliers mais il leur était par exemple impossible de passer le permis de conduire. Les paysans musulmans de Thrace ne pouvaient donc pas avoir de tracteurs…

    En 1990, de violentes émeutes ont éclaté dans la région, et le gouvernement grec a commencé à lever la chape de plomb qui pesait sur la minorité. Son statut demeure toutefois régi par les disposition du Traité de Lausanne, qui définit la communauté comme une minorité confessionnelle et non pas nationale. À ce titre, la chari’a est toujours en application : l’état-civil dépend des muftis de Komotini et de Xanthi, qui règlent également les successions. Ainsi, lors des héritages, les filles reçoivent une part inférieure à celle des garçons. La minorité dispose d’un statut dérogatoire par rapport aux lois grecques, mais qui est également en contradiction flagrante avec le droit européen.

    La situation a beaucoup évolué depuis vingt ans, et une intelligentsia turque de Thrace est en train de naître – qui n’hésite pas à remettre en cause le carcan confessionnel qui régit la vie de la communauté. Cependant, la région reste marquée par de lourds problèmes de sous-développement, et la minorité pâtit d’un système éducatif inadapté. Les enfants sont scolarisés dans des écoles en langue turque, placées sous l’autorité de l’État grec et des autorités musulmanes. Dans les medrese où vont étudier les petits Turcs de Thrace, les manuels scolaires devraient venir de Turquie, selon les dispositions prévues à Lausanne mais, depuis la dictature des colonels (1967-1974), l’importation de ces manuels est interdite. Ainsi, il y a encore quelques années, les petits Turcs étudiaient sur des manuels photocopiés datant des années 1950…

    Aujourd’hui, les musulmans ont droit à une politique de discrimination positive

    Pervin Hayrullah, dynamique directrice d’une Fondation culturelle de la minorité de Thrace occidentale, porte un regard très critique sur le niveau des formations des écoles des minorités. « La formation dispensée aux enseignants turcs dans l’École pédagogique créée par les Colonels est tellement mauvaise qu’ils ne savent pas parler turc. Les professeurs de grec des écoles turques sont tout aussi mauvais, probablement à dessein : le gouvernement fait tout pour que les enfants de la minorité ne sachent pas plus parler turc que grec ».

    Les jeunes diplômés des medresas peuvent s’inscrire dans les universités grecques, où ils bénéficient même aujourd’hui d’une politique de « discrimination positive ». Toutefois, leur faible niveau ne leur permet pas souvent de poursuivre leur scolarité. La seule solution pour faire de bonnes études consiste donc à aller étudier dans les écoles grecques, au risque d’accélérer le processus d’assimilation…

    Depuis une vingtaine d’années, la population de la Thrace occidentale a aussi beaucoup évolué : le gouvernement grec y a en effet installé massivement des « Pontiques », ces Grecs des rivages de la Mer Noire, qui ont quitté l’ancienne Union soviétique depuis 1990, dans le but de modifier les rapports de force ethniques.

    Halil Mustafa, avocat et musicien, explique les subtilités extrêmes de la situation de la minorité « musulmane » en Thrace occidentale. Ainsi, dans les deux villes de Komotini et de Xanthi, il y a deux muftis, l’un désigné par les autorités étatiques grecques, l’autre élu par les citoyens. « Je suis pour l’abolition de la chari’a et je ne veux pas que le mufti dispose de compétences juridictionnelles, mais je veux pouvoir élire ce mufti », explique Halil qui a épousé sa femme civilement, à la mairie, une procédure qui n’est possible que depuis quelques années en Grèce, aussi bien pour les musulmans que pour les orthodoxes… La querelle entre les muftis « désignés » et les muftis « élus » défraie la chronique depuis plus de vingt ans.

    Halil est le leader d’un groupe de musique très réputé dans la région, Balkanatolia, qui a été le premier à jouer des chansons turques et des chansons grecques. La majorité des musiciens viennent de Thrace occidentale, mais quelques uns sont originaires de Thessalonique et d’Athènes. Pour Halil, la nécessité du dialogue et la proximité culturelle entre les deux communautés sont des évidences, mais il refuse pourtant une logique d’assimilation culturelle…

    Les destins croisés des minorités

    Plus à l’ouest, la ville de Xanti, où environ la moitié de la population appartient à la minorité « musulmane », tranche radicalement avec sa voisine Komotini. Les innombrables bars de la ville montent à l’assaut des collines de la cité, envahies en soirée par des grappes d’étudiants chantant dans les rues. Ici, assure Sinan Kavaz, un jeune avocat de la ville, qui a étudié à Istanbul et travaillé plusieurs années à Londres, les traditions culturelles sont différentes.

    Une bonne part du territoire de la Préfecture de Xanthi est pourtant restée interdite d’accès aux étrangers jusqu’au milieu des années 1990. Pour se rendre dans la Zone frontalière, il fallait disposer d’une autorisation spéciale de l’armée. Dans cette zone vivent nombre de Pomaks, des Slaves musulmans parlant une langue slave proche du bulgare. Les Pomaks sont les cousins des Torbesh de Macédoine ou des Gorani du Kosovo et les autorités grecques tentent aujourd’hui de favoriser une affirmation culturelle de cette communauté dans le but assez évident de diviser la minorité.

    « Mais je suis moi-même Pomak », s’exclame Sinan. « Ma grand-mère ne parle que le pomak »… Sinan poursuit son explication : tous les musulmans de Thrace se considèrent comme « turcs », ce qui forme une sorte d’identité générique. Ensuite, au sein de la minorité, il y a différentes sous-catégories : les Pomaks, les Rroms, les « Arabes », les Ashkallis présents dans quelques villages proches de Komotini… Tout le monde parle le turc, langue commune de la minorité mais, en famille, d’autres langues sont toujours parlées, comme le pomak ou le rromani.

    « L’identité, poursuit Sinan, n’est jamais une catégorie fixe et définie une fois pour toute. Elle se définit en fonction des contextes. Pour les Grecs, nous sommes des « musulmans ». Nous refusons cette définition uniquement confessionnelle, et voulons être reconnus comme des Turcs, mais cela ne revient pas à nier l’existence de différences au sein même de la communauté ». La Thrace occidentale se présente comme donc un miroir grossissant des Balkans, où les phénomènes identitaires peuvent s’observer à la loupe…

    Sinan reconnaît que les relations entre la minorité musulmane et la majorité grecque orthodoxe se sont beaucoup améliorées ces dernières années. « Mais nous ressentons directement les conséquences des moindres évolutions des relations intergouvernementales, et il suffit que la situation se détériore à Chypre pour que nous en subissions immédiatement les conséquences. Les Grecs et les Turcs de Thrace occidentale peuvent s’entendre, mais la politique peut à tout moment transformer à nouveau la région en baril de poudre ».

    Sinan Kavaz évoque une discussion qu’il eut avec un Grec d’Istanbul, quand il faisait ses études dans la capitale turque. « Nous avons tout de suite sympathisé, car nous partageons le même destin : celui d’être les pare-battages des relations entre nos deux États ». Les pare-battages, ce sont ces gros boudins de plastique qui protège la coque des bateaux quand ils sont à quai. Au gré du ressac, ce sont eux qui doivent absorber tous les coups.

    Par Ali Bal

    Un reportage de Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin
    3 mai 2010 : Le Courrier des Balkans
    Si vous ne trouvez pas une prière qui vous convienne, inventez-la.” Saint Augustin
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