La longue marche d'Ahmedou Ould Souilem
09/06/2010 Par François Soudan
Jeune Afrique
Né à Dakhla, nationaliste sahraoui de famille et de cœur, réfugié en Algérie à partir de 1976 et haut responsable du Polisario pendant – presque – toute sa vie, il a rejoint le Maroc en juillet 2009. Et va devenir l’ambassadeur du royaume en Espagne. Portrait-itinéraire d’un rebelle assagi.
L’homme qui reçoit J.A. dans le salon d’une villa de passage à la périphérie de Rabat, une matinée de mai, pour un long entretien exclusif sans témoins, n’est pas un rallié ordinaire. Dix mois après son « retour » dans un Maroc qu’il n’a en réalité jamais connu, Ahmedou Ould Souilem, 59 ans, ancien ministre de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) et cheikh de la tribu des Ouled Delim, n’est autre que le futur ambassadeur du royaume en Espagne – sans doute le poste diplomatique le plus important vu de Rabat, avec ceux de Paris et de Washington. Un choix de Mohammed VI que Madrid a mis trois mois à avaliser tant la nomination de cet originaire de son ex-colonie du Sahara occidental, ancien cadre du Front Polisario de surcroît, a semblé plonger le gouvernement espagnol dans l’embarras. Tout ce qui touche de près ou de loin au Sahara est ultrasensible en Espagne, où les réseaux favorables aux indépendantistes sahraouis sont nombreux, actifs et influents. Mais cette nomination n’a pas non plus laissé insensible l’Algérie, où Ould Souilem a vécu pendant trente-trois ans, et la Mauritanie, où son père a résidé, encore moins le peuple des camps de réfugiés, où il était, il y a moins d’un an encore, une personnalité respectée. De Villa Cisneros (aujourd’hui Dakhla) à Rabat, en passant par Tindouf, Panamá, Téhéran, Luanda, Alger et quelques autres lieux, retour sur l’itinéraire d’un nationaliste devenu monarchiste.
Ahmedou Ould Souilem a vu le jour en 1951 à Villa Cisneros, bourgade côtière de quelques milliers d’habitants et siège du gouvernement de la province saharienne espagnole du Rio de Oro. Son père, Souilem Ould Abdallahi, cheikh incontesté de l’importante tribu guerrière des Ouled Delim, est considéré alors, à l’instar de toute sa communauté, comme un allié de l’occupant espagnol – lequel accorde en échange à ses administrés sahraouis une très large autonomie de fonctionnement. Né en 1913, engagé volontaire au sein des tropas nomadas, puis traducteur au service de l’administration, il est l’une des trois personnalités clés de la politique saharienne du général Franco, avec Khatri Ould el-Joumani et Saïda Ould Abeïda (tous deux reguibat). Élu alcade (maire) de Villa Cisneros en 1963, puis député aux Cortes la même année, membre en 1966 de la délégation espagnole auprès des Nations unies, Souilem père se montrera, jusqu’à sa mort en 1995 dans un camp du Polisario non loin de Tindouf, très hostile aux revendications marocaines sur le Sahara occidental. Un moment promauritanien lors de la partition du territoire, il rejoint le Front Polisario en 1979, peu avant l’annexion du Rio de Oro par l’armée marocaine. Nourri dès son enfance au lait amer de la défiance à l’encontre du Makhzen, son fils a donc a priori de qui tenir…
Scolarisé à Villa Cisneros, Ahmedou Ould Souilem hérite du nationalisme antimarocain de son père, mais pas de son tropisme proespagnol. Avec un groupe de camarades, il est expulsé du lycée à l’âge de 17 ans pour avoir participé à des manifestations indépendantistes. Dès lors, la politique devient son pain quotidien. À partir de 1970, depuis Madrid, où il se soigne dans une clinique pour une affection pulmonaire, Ahmedou échange des messages avec le noyau des étudiants sahraouis de Tan Tan et de Nouakchott qui seront à l’origine de la fondation du Polisario : Mustapha Sayed el-Ouali, Ghailani Dlimi, Allali Mohamed Koury (actuel directeur du protocole de la RASD), Mohamed Salem Ould Salek, Mohamed Lemine… Le 29 avril 1973, lors de la fondation du Front (le 10 mai, date communément admise, est en réalité celle de sa proclamation), à Zouerate, en Mauritanie, Ahmedou Ould Souilem est à Dakhla. La cellule clandestine qu’il a créée a envoyé une délégation pour participer à cet événement, lequel n’est pas, au départ, spécialement dirigé contre le Maroc, avec qui une possibilité de compromis, sous la forme d’une large autonomie respectant l’identité sahraouie, est encore envisageable dans l’esprit des fondateurs du Polisario. Ce sont les accords tripartites de Madrid, le 14 novembre 1975, signés entre l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie sous la pression directe de la Marche verte, qui feront basculer les nationalistes sahraouis. « Ces accords nous ont exclus du jeu, explique Ould Souilem. Ils ont fait de nous une proie à dépecer, non un territoire à récupérer. Nous avons eu l’impression d’être traités comme des choses. D’où notre sentiment de frustration, que l’Algérie a su exploiter pour le transformer en hostilité à l’encontre du royaume. » En février 1976, alors que les troupes marocaines et mauritaniennes prennent le territoire en tenaille, Souilem organise la fuite des Ouled Delim de Dakhla vers la frontière algérienne. Le voyage, en Land Rover, puis à bord de camions militaires algériens jusque dans les camps de la région de Tindouf, est périlleux. D’autant que le jeune homme, qui n’apprécie guère – et ne s’en cache pas – la mainmise des Reguibat sur le Polisario, déjà sensible à cette époque, connaît une première mésaventure.
Organiser l’ouest algérien
Un jour de mars 1976, dans un campement provisoire à Oum Dreiga, il est kidnappé, malmené, cagoulé et emmené par la sécurité du Polisario au camp de Rabbouni, non loin de Tindouf, où on l’emprisonne dans une cage. Il y restera un mois avant que Brahim Ghali, le chef militaire du Front, le fasse libérer. « Quand El-Ouali a appris mon arrestation et celle de dizaines d’autres Sahraouis, il a parlé de sabotage, dit Souilem. Puis il s’est lancé dans ce raid sur Nouakchott dont il savait que ses chances d’en réchapper étaient minimes. C’était une sorte de suicide. Il est mort en juin. Moi, j’ai mis cet incident sur le compte des erreurs inhérentes à toute lutte de libération. »
Ould Souilem (à dr., alors ambassadeur de la RASD en Angola, à La Havane, en 1984.
(Collection particulière)
En juillet, Ahmedou Ould Souilem est envoyé à Alger, puis à Oran, où il met en place la représentation du Polisario pour l’Ouest algérien, frontalier du Maroc. Un an plus tard, le voici en Guinée-Bissau, avec le titre d’ambassadeur de la RASD. Son activité principale consiste à exfiltrer des Sahraouis de Mauritanie via le Sénégal, puis de les envoyer sur Alger à partir de l’aéroport de Bissau, avec l’appui logistique de l’ambassade d’Algérie. Près de quatre cents futures recrues du Polisario passeront ainsi par ses services. « Pour financer tout cela, on recevait de l’argent d’Alger en espèces et on ne posait pas de questions », se souvient-il. Il réussit si bien que ses patrons du Front (tour à tour Mohamed Lemine, Omar Hadrami, Brahim Hakim, Bachir Mustapha Sayed, Mohamed Ould Salek : l’instabilité est de règle à la tête des relations extérieures du Polisario) l’envoient en mai 1979 ouvrir l’ambassade de Panamá, qui servira de tête de pont aux reconnaissances en chaîne de la RASD en Amérique latine. Neuf mois plus tard, Souilem est à Téhéran pour négocier avec le gouvernement islamique de l’imam Khomeiny l’établissement de relations diplomatiques. En août 1980, il est à Damas avec le même objectif, mais cette fois-ci l’opération échoue. Retour à Tindouf, puis nouveau départ, début 1981, pour l’ambassade de Luanda, en Angola. Il y restera cinq ans, armé jusqu’aux dents dans une capitale en proie à la guerre civile. Début 1986, Ahmedou Ould Souilem éprouve le besoin de souffler. Il s’installe dans le campement familial de la hamada, auprès de son père. Et il attend sa nouvelle affectation.
09/06/2010 Par François Soudan
Jeune Afrique
Né à Dakhla, nationaliste sahraoui de famille et de cœur, réfugié en Algérie à partir de 1976 et haut responsable du Polisario pendant – presque – toute sa vie, il a rejoint le Maroc en juillet 2009. Et va devenir l’ambassadeur du royaume en Espagne. Portrait-itinéraire d’un rebelle assagi.
L’homme qui reçoit J.A. dans le salon d’une villa de passage à la périphérie de Rabat, une matinée de mai, pour un long entretien exclusif sans témoins, n’est pas un rallié ordinaire. Dix mois après son « retour » dans un Maroc qu’il n’a en réalité jamais connu, Ahmedou Ould Souilem, 59 ans, ancien ministre de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) et cheikh de la tribu des Ouled Delim, n’est autre que le futur ambassadeur du royaume en Espagne – sans doute le poste diplomatique le plus important vu de Rabat, avec ceux de Paris et de Washington. Un choix de Mohammed VI que Madrid a mis trois mois à avaliser tant la nomination de cet originaire de son ex-colonie du Sahara occidental, ancien cadre du Front Polisario de surcroît, a semblé plonger le gouvernement espagnol dans l’embarras. Tout ce qui touche de près ou de loin au Sahara est ultrasensible en Espagne, où les réseaux favorables aux indépendantistes sahraouis sont nombreux, actifs et influents. Mais cette nomination n’a pas non plus laissé insensible l’Algérie, où Ould Souilem a vécu pendant trente-trois ans, et la Mauritanie, où son père a résidé, encore moins le peuple des camps de réfugiés, où il était, il y a moins d’un an encore, une personnalité respectée. De Villa Cisneros (aujourd’hui Dakhla) à Rabat, en passant par Tindouf, Panamá, Téhéran, Luanda, Alger et quelques autres lieux, retour sur l’itinéraire d’un nationaliste devenu monarchiste.
Ahmedou Ould Souilem a vu le jour en 1951 à Villa Cisneros, bourgade côtière de quelques milliers d’habitants et siège du gouvernement de la province saharienne espagnole du Rio de Oro. Son père, Souilem Ould Abdallahi, cheikh incontesté de l’importante tribu guerrière des Ouled Delim, est considéré alors, à l’instar de toute sa communauté, comme un allié de l’occupant espagnol – lequel accorde en échange à ses administrés sahraouis une très large autonomie de fonctionnement. Né en 1913, engagé volontaire au sein des tropas nomadas, puis traducteur au service de l’administration, il est l’une des trois personnalités clés de la politique saharienne du général Franco, avec Khatri Ould el-Joumani et Saïda Ould Abeïda (tous deux reguibat). Élu alcade (maire) de Villa Cisneros en 1963, puis député aux Cortes la même année, membre en 1966 de la délégation espagnole auprès des Nations unies, Souilem père se montrera, jusqu’à sa mort en 1995 dans un camp du Polisario non loin de Tindouf, très hostile aux revendications marocaines sur le Sahara occidental. Un moment promauritanien lors de la partition du territoire, il rejoint le Front Polisario en 1979, peu avant l’annexion du Rio de Oro par l’armée marocaine. Nourri dès son enfance au lait amer de la défiance à l’encontre du Makhzen, son fils a donc a priori de qui tenir…
Scolarisé à Villa Cisneros, Ahmedou Ould Souilem hérite du nationalisme antimarocain de son père, mais pas de son tropisme proespagnol. Avec un groupe de camarades, il est expulsé du lycée à l’âge de 17 ans pour avoir participé à des manifestations indépendantistes. Dès lors, la politique devient son pain quotidien. À partir de 1970, depuis Madrid, où il se soigne dans une clinique pour une affection pulmonaire, Ahmedou échange des messages avec le noyau des étudiants sahraouis de Tan Tan et de Nouakchott qui seront à l’origine de la fondation du Polisario : Mustapha Sayed el-Ouali, Ghailani Dlimi, Allali Mohamed Koury (actuel directeur du protocole de la RASD), Mohamed Salem Ould Salek, Mohamed Lemine… Le 29 avril 1973, lors de la fondation du Front (le 10 mai, date communément admise, est en réalité celle de sa proclamation), à Zouerate, en Mauritanie, Ahmedou Ould Souilem est à Dakhla. La cellule clandestine qu’il a créée a envoyé une délégation pour participer à cet événement, lequel n’est pas, au départ, spécialement dirigé contre le Maroc, avec qui une possibilité de compromis, sous la forme d’une large autonomie respectant l’identité sahraouie, est encore envisageable dans l’esprit des fondateurs du Polisario. Ce sont les accords tripartites de Madrid, le 14 novembre 1975, signés entre l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie sous la pression directe de la Marche verte, qui feront basculer les nationalistes sahraouis. « Ces accords nous ont exclus du jeu, explique Ould Souilem. Ils ont fait de nous une proie à dépecer, non un territoire à récupérer. Nous avons eu l’impression d’être traités comme des choses. D’où notre sentiment de frustration, que l’Algérie a su exploiter pour le transformer en hostilité à l’encontre du royaume. » En février 1976, alors que les troupes marocaines et mauritaniennes prennent le territoire en tenaille, Souilem organise la fuite des Ouled Delim de Dakhla vers la frontière algérienne. Le voyage, en Land Rover, puis à bord de camions militaires algériens jusque dans les camps de la région de Tindouf, est périlleux. D’autant que le jeune homme, qui n’apprécie guère – et ne s’en cache pas – la mainmise des Reguibat sur le Polisario, déjà sensible à cette époque, connaît une première mésaventure.
Organiser l’ouest algérien
Un jour de mars 1976, dans un campement provisoire à Oum Dreiga, il est kidnappé, malmené, cagoulé et emmené par la sécurité du Polisario au camp de Rabbouni, non loin de Tindouf, où on l’emprisonne dans une cage. Il y restera un mois avant que Brahim Ghali, le chef militaire du Front, le fasse libérer. « Quand El-Ouali a appris mon arrestation et celle de dizaines d’autres Sahraouis, il a parlé de sabotage, dit Souilem. Puis il s’est lancé dans ce raid sur Nouakchott dont il savait que ses chances d’en réchapper étaient minimes. C’était une sorte de suicide. Il est mort en juin. Moi, j’ai mis cet incident sur le compte des erreurs inhérentes à toute lutte de libération. »
Ould Souilem (à dr., alors ambassadeur de la RASD en Angola, à La Havane, en 1984.
(Collection particulière)
En juillet, Ahmedou Ould Souilem est envoyé à Alger, puis à Oran, où il met en place la représentation du Polisario pour l’Ouest algérien, frontalier du Maroc. Un an plus tard, le voici en Guinée-Bissau, avec le titre d’ambassadeur de la RASD. Son activité principale consiste à exfiltrer des Sahraouis de Mauritanie via le Sénégal, puis de les envoyer sur Alger à partir de l’aéroport de Bissau, avec l’appui logistique de l’ambassade d’Algérie. Près de quatre cents futures recrues du Polisario passeront ainsi par ses services. « Pour financer tout cela, on recevait de l’argent d’Alger en espèces et on ne posait pas de questions », se souvient-il. Il réussit si bien que ses patrons du Front (tour à tour Mohamed Lemine, Omar Hadrami, Brahim Hakim, Bachir Mustapha Sayed, Mohamed Ould Salek : l’instabilité est de règle à la tête des relations extérieures du Polisario) l’envoient en mai 1979 ouvrir l’ambassade de Panamá, qui servira de tête de pont aux reconnaissances en chaîne de la RASD en Amérique latine. Neuf mois plus tard, Souilem est à Téhéran pour négocier avec le gouvernement islamique de l’imam Khomeiny l’établissement de relations diplomatiques. En août 1980, il est à Damas avec le même objectif, mais cette fois-ci l’opération échoue. Retour à Tindouf, puis nouveau départ, début 1981, pour l’ambassade de Luanda, en Angola. Il y restera cinq ans, armé jusqu’aux dents dans une capitale en proie à la guerre civile. Début 1986, Ahmedou Ould Souilem éprouve le besoin de souffler. Il s’installe dans le campement familial de la hamada, auprès de son père. Et il attend sa nouvelle affectation.
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