Sur la torture en Algérie: "Pourquoi n’as-tu pas fermé ta gueule?" lance-t-il, au téléphone, au général Aussaresses qui vient d’écrire un livre sur la torture en Algérie. Général Bigeard "L’Express, 7 juin 2001"
Le général de corps d’armée Marcel Bigeard s’est éteint le 18 avril 2010 à l’âge de 94 ans. La classe politique française lui a rendu hommage. Tous ont souligné sa bravoure au service de la France. Tous ont «oublié» de parler de sa face sombre en Algérie. Ce n’était pas seulement le parachutiste qui a emprunté les casquettes de l’Afrika Corps de Rommel, ce n’était pas aussi les défilés, le clinquant, les médailles, c’est aussi la torture. Pour Henri Guaino, conseiller spécial de Nicolas Sarkozy: «En Algérie, Bigeard a accompli la mission qu’on lui avait confiée. Je pense qu’il l’a fait là aussi avec beaucoup d’intelligence, beaucoup d’humanité.» Nous allons traiter de l’humanité de Bigeard en la comparant avec celle de trois autres généraux témoins privilégiés de la guerre d’Algérie, il s’agit de Massu, d’Aussaresses et de La Bollardière. Petite biographie du général Bigeard: l’officier le plus décoré de l’armée française avec vingt-six citations, dont vingt-trois à titre individuel et seize à l’ordre de l’armée... En d’autres temps, il aurait fini maréchal d’Empire. Parachutiste des troupes coloniales, il part très rapidement en Indochine. Il poursuivra ses aventures indochinoises lors de trois séjours successifs, avant d’être parachuté sur Diên Biên Phu, dont il sera l’un des derniers défenseurs, jusqu’à la chute, en mai 1954. Il est promu lieutenant-colonel à titre exceptionnel. Prisonnier du Viet-Minh, il sera libéré à l’été 1954. Durant la bataille d’Alger, en 1957, il fait ce qu’il appelle avec un brin de dégoût, son «métier de flic».(1)
La torture
Justement nous allons décrypter ce «métier de flic» en traitant de la torture qui est consubstantielle, il faut le souligner, de l’entreprise coloniale. La torture pendant la Guerre d’Algérie a été pratiquée sur les populations algérienne et française par les forces coloniales dans des proportions qui, selon l’historien Pierre Vidal-Naquet, concerneraient des centaines de milliers d’Algériens. Estimation confirmée depuis, par la thèse de doctorat de l’historienne Raphaëlle Branche. Elle a aussi été employée à une moindre échelle et de manière non systématique sur des harkis et des Européens par le FLN et l’ALN comme le montre l’ouvrage «La guerre d’Algérie» sous la direction des historiens Benjamin Stora et Mohammed Harbi,(...) La torture policière existait déjà largement en Afrique du Nord avant l’insurrection de 1954, comme en témoigne la mise en garde lancée, dès cette date, par l’écrivain François Mauriac. Elle avait été systématiquement utilisée lors de la colonisation du pays, notamment lors de la campagne du général Bugeaud. Mais elle fut consacrée et institutionnalisée comme arme de guerre par l’armée, à laquelle on donne tous les pouvoirs, lors de la «bataille d’Alger», qui fut, en 1957, un «point de non-retour» à cet égard.(2) Depuis, la conquête coloniale, la torture est un procédé courant des forces de l’ordre en Algérie qui l’utilisent pour terroriser les populations autochtones et obtenir des informations sur les emplacements de silos à grains lors de la conquête coloniale, meurtrir des suspects, et terroriser les indigènes, s’inscrivant avant tout dans une démarche de haine et de déshumanisation. (...) Marc Ferro, dans Le livre noir du colonialisme, écrit: «Ceux qui travaillent sur les régimes totalitaires n’ont lu Hannah Arendt que d’un seul oeil, semble-t-il. Ils ont omis de s’apercevoir qu’au nazisme et au communisme, elle avait associé l’impérialisme colonial. Entre ces régimes, en effet, il existe une parenté qu’avait bien repérée le poète antillais, Aimé Césaire, au moins en ce qui concerne nazisme et colonialisme.»(2)
S’agissant de la Guerre d’Algérie, selon l’historien J.-Ch. Jauffret: «Le dérapage commence à partir du moment où les Ponce Pilate de la IVe République, toujours parfaitement informés de tout ce qui se fait en Algérie, laissent aux militaires l’initiative, en vertu de la loi d’urgence de 1955 et de celle des pouvoirs spéciaux de 1956.» La théorie de la guerre contre-révolutionnaire, élaborée à l’École supérieure de guerre (ESG) par Lacheroy, Trinquier et Jacques Hogard, est sous-tendue par une idéologie nationale-catholique élaborée par la Cité catholique, groupe intégriste dirigé par Jean Ousset, ex-secrétaire personnel de Charles Maurras, le fondateur de l’Action française.
Analysant cette doctrine, le sociologue Gabriel Périés écrit ainsi: «Le militaire atteint, théologiquement, la ´´véritable charité´´ thomiste, en faisant de la souffrance infligée, et ressentie par le suspect, l’instrument de la rédemption de celui-ci, donc de sa culpabilité.» Le 10 février 1957, le général Massu, à la tête de la 10e Division parachutiste (DP) à Alger, qui n’ignore pas en outre que des ouvriers catholiques ont pris les armes aux côtés du FLN, fait diffuser les «Réflexions d’un prêtre sur le terrorisme urbain» du père Delarue, aumônier de la division, co-écrit avec le colonel Trinquier, qui élabore une casuistique pour justifier la torture (...)(2). Il y a de ce fait, un lien direct entre la torture et la religion, le cardinal Feltin encourageait les soldats à aller casser du fell au nom des valeurs chrétiennes. Même Bigeard en parle dans une interview à l’Express du 15 mai 1958. Il déclare à ce propos, pendant la guerre d’Algérie: «Il y a vingt ans que nous nous faisons corriger, il faut que cela change. On ira jusqu’au bout. Le stage, dynamique et pratique, doit sortir des gens qui auront la foi des Croisés, qui seront reformés au physique comme au moral... Il faut donner l’exemple de l’effort et de l’esprit offensif. Je veux vous voir quitter le centre gonflés à bloc et décidés à casser du fellagha...» De plus, des communistes, des progressistes, des membres des centres sociaux ont été arrêtés, détenus au secret, torturés à Alger dans les premiers mois de l’année 1957, par le 1er RCP mais aussi par d’autres. (...) Majoritairement constitué d’anciens SS et de fascistes hongrois, recrutés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le 1er REP, commandé par intérim par Hélie Denoix de Saint-Marc (et qui comptait en ses rangs Jean-Marie Le Pen), lancera le coup d’envoi du putsch en marchant sur Alger le 21 avril 1961.De 1959 à 1961, Edmond Michelet, ministre de la Justice, s’efforce à son tour de «lutter» contre la torture. Mais Michel Debré, Premier ministre, obtient finalement du général de Gaulle, président de la République, qu’ Edmond Michelet quitte ses fonctions, ce qui «libère la brutalité» policière selon l’historien Alain Dewerpe. À Paris, le préfet de police, Maurice Papon, qui avait eu d’importantes responsabilités dans le Constantinois, importe les méthodes utilisées en Algérie en métropole, en particulier durant les semaines qui précèdent le massacre du 17 octobre 1961 puis celui de Charonne en février 1962.(2)
Dans Le Monde, le 22 juin 2000, une ancienne militante de l’ALN, Louisette Ighilahriz, accuse le colonel Bigeard alors qu’elle était torturée à l’état-major de la 10e division parachutiste du général Jacques Massu, à Hydra. «J’ai souvent hurlé à Bigeard: Vous n’êtes pas un homme si vous ne m’achevez pas. Et lui me répondait en ricanant: Pas encore, pas encore», témoigne-t-elle. «J’ai été torturée au Paradou, à Hydra, sur les hauteurs d’Alger, qui était le siège de la 10e DP (division parachutiste), commandée par le général Massu. [...] Bigeard était à deux pas de moi. Et le gros zèbre qui me torturait en personne sous les yeux de son chef, c’était le capitaine Graziani [...] Bigeard ne sortait de sa bouche que des propos orduriers que je n’oserais pas, par décence, vous rapporter. Vous pensez bien, une femme combattante! Je vous passe les sévices que j’ai subis. Ils sont tout simplement innommables. C’était très dur, quoi! Ils se sont acharnés contre moi. Je faisais tout sur moi, je puais. C’était de la putréfaction... [...] Que Bigeard démente ou reconnaisse ce qu’il a fait, je resterai toujours, à travers des milliers de cas d’Algériennes et d’Algériens, sa mauvaise conscience. [...] Du 28 septembre au 26 décembre 1957, je suis restée à la 10e DP. Ils me torturaient presque tous les jours.» Le 15 décembre 1957, le commandant Richaud l’a visitée dans sa cellule et l’a fait soigner à l’hôpital Maillot de Bab el Oued. (...)Le commandant Richaud l’a fait transférer à la prison civile de Barberousse, à Alger. Elle a été condamnée à cinq ans de prison par le juge militaire.(3) à suivre
Le général de corps d’armée Marcel Bigeard s’est éteint le 18 avril 2010 à l’âge de 94 ans. La classe politique française lui a rendu hommage. Tous ont souligné sa bravoure au service de la France. Tous ont «oublié» de parler de sa face sombre en Algérie. Ce n’était pas seulement le parachutiste qui a emprunté les casquettes de l’Afrika Corps de Rommel, ce n’était pas aussi les défilés, le clinquant, les médailles, c’est aussi la torture. Pour Henri Guaino, conseiller spécial de Nicolas Sarkozy: «En Algérie, Bigeard a accompli la mission qu’on lui avait confiée. Je pense qu’il l’a fait là aussi avec beaucoup d’intelligence, beaucoup d’humanité.» Nous allons traiter de l’humanité de Bigeard en la comparant avec celle de trois autres généraux témoins privilégiés de la guerre d’Algérie, il s’agit de Massu, d’Aussaresses et de La Bollardière. Petite biographie du général Bigeard: l’officier le plus décoré de l’armée française avec vingt-six citations, dont vingt-trois à titre individuel et seize à l’ordre de l’armée... En d’autres temps, il aurait fini maréchal d’Empire. Parachutiste des troupes coloniales, il part très rapidement en Indochine. Il poursuivra ses aventures indochinoises lors de trois séjours successifs, avant d’être parachuté sur Diên Biên Phu, dont il sera l’un des derniers défenseurs, jusqu’à la chute, en mai 1954. Il est promu lieutenant-colonel à titre exceptionnel. Prisonnier du Viet-Minh, il sera libéré à l’été 1954. Durant la bataille d’Alger, en 1957, il fait ce qu’il appelle avec un brin de dégoût, son «métier de flic».(1)
La torture
Justement nous allons décrypter ce «métier de flic» en traitant de la torture qui est consubstantielle, il faut le souligner, de l’entreprise coloniale. La torture pendant la Guerre d’Algérie a été pratiquée sur les populations algérienne et française par les forces coloniales dans des proportions qui, selon l’historien Pierre Vidal-Naquet, concerneraient des centaines de milliers d’Algériens. Estimation confirmée depuis, par la thèse de doctorat de l’historienne Raphaëlle Branche. Elle a aussi été employée à une moindre échelle et de manière non systématique sur des harkis et des Européens par le FLN et l’ALN comme le montre l’ouvrage «La guerre d’Algérie» sous la direction des historiens Benjamin Stora et Mohammed Harbi,(...) La torture policière existait déjà largement en Afrique du Nord avant l’insurrection de 1954, comme en témoigne la mise en garde lancée, dès cette date, par l’écrivain François Mauriac. Elle avait été systématiquement utilisée lors de la colonisation du pays, notamment lors de la campagne du général Bugeaud. Mais elle fut consacrée et institutionnalisée comme arme de guerre par l’armée, à laquelle on donne tous les pouvoirs, lors de la «bataille d’Alger», qui fut, en 1957, un «point de non-retour» à cet égard.(2) Depuis, la conquête coloniale, la torture est un procédé courant des forces de l’ordre en Algérie qui l’utilisent pour terroriser les populations autochtones et obtenir des informations sur les emplacements de silos à grains lors de la conquête coloniale, meurtrir des suspects, et terroriser les indigènes, s’inscrivant avant tout dans une démarche de haine et de déshumanisation. (...) Marc Ferro, dans Le livre noir du colonialisme, écrit: «Ceux qui travaillent sur les régimes totalitaires n’ont lu Hannah Arendt que d’un seul oeil, semble-t-il. Ils ont omis de s’apercevoir qu’au nazisme et au communisme, elle avait associé l’impérialisme colonial. Entre ces régimes, en effet, il existe une parenté qu’avait bien repérée le poète antillais, Aimé Césaire, au moins en ce qui concerne nazisme et colonialisme.»(2)
S’agissant de la Guerre d’Algérie, selon l’historien J.-Ch. Jauffret: «Le dérapage commence à partir du moment où les Ponce Pilate de la IVe République, toujours parfaitement informés de tout ce qui se fait en Algérie, laissent aux militaires l’initiative, en vertu de la loi d’urgence de 1955 et de celle des pouvoirs spéciaux de 1956.» La théorie de la guerre contre-révolutionnaire, élaborée à l’École supérieure de guerre (ESG) par Lacheroy, Trinquier et Jacques Hogard, est sous-tendue par une idéologie nationale-catholique élaborée par la Cité catholique, groupe intégriste dirigé par Jean Ousset, ex-secrétaire personnel de Charles Maurras, le fondateur de l’Action française.
Analysant cette doctrine, le sociologue Gabriel Périés écrit ainsi: «Le militaire atteint, théologiquement, la ´´véritable charité´´ thomiste, en faisant de la souffrance infligée, et ressentie par le suspect, l’instrument de la rédemption de celui-ci, donc de sa culpabilité.» Le 10 février 1957, le général Massu, à la tête de la 10e Division parachutiste (DP) à Alger, qui n’ignore pas en outre que des ouvriers catholiques ont pris les armes aux côtés du FLN, fait diffuser les «Réflexions d’un prêtre sur le terrorisme urbain» du père Delarue, aumônier de la division, co-écrit avec le colonel Trinquier, qui élabore une casuistique pour justifier la torture (...)(2). Il y a de ce fait, un lien direct entre la torture et la religion, le cardinal Feltin encourageait les soldats à aller casser du fell au nom des valeurs chrétiennes. Même Bigeard en parle dans une interview à l’Express du 15 mai 1958. Il déclare à ce propos, pendant la guerre d’Algérie: «Il y a vingt ans que nous nous faisons corriger, il faut que cela change. On ira jusqu’au bout. Le stage, dynamique et pratique, doit sortir des gens qui auront la foi des Croisés, qui seront reformés au physique comme au moral... Il faut donner l’exemple de l’effort et de l’esprit offensif. Je veux vous voir quitter le centre gonflés à bloc et décidés à casser du fellagha...» De plus, des communistes, des progressistes, des membres des centres sociaux ont été arrêtés, détenus au secret, torturés à Alger dans les premiers mois de l’année 1957, par le 1er RCP mais aussi par d’autres. (...) Majoritairement constitué d’anciens SS et de fascistes hongrois, recrutés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le 1er REP, commandé par intérim par Hélie Denoix de Saint-Marc (et qui comptait en ses rangs Jean-Marie Le Pen), lancera le coup d’envoi du putsch en marchant sur Alger le 21 avril 1961.De 1959 à 1961, Edmond Michelet, ministre de la Justice, s’efforce à son tour de «lutter» contre la torture. Mais Michel Debré, Premier ministre, obtient finalement du général de Gaulle, président de la République, qu’ Edmond Michelet quitte ses fonctions, ce qui «libère la brutalité» policière selon l’historien Alain Dewerpe. À Paris, le préfet de police, Maurice Papon, qui avait eu d’importantes responsabilités dans le Constantinois, importe les méthodes utilisées en Algérie en métropole, en particulier durant les semaines qui précèdent le massacre du 17 octobre 1961 puis celui de Charonne en février 1962.(2)
Dans Le Monde, le 22 juin 2000, une ancienne militante de l’ALN, Louisette Ighilahriz, accuse le colonel Bigeard alors qu’elle était torturée à l’état-major de la 10e division parachutiste du général Jacques Massu, à Hydra. «J’ai souvent hurlé à Bigeard: Vous n’êtes pas un homme si vous ne m’achevez pas. Et lui me répondait en ricanant: Pas encore, pas encore», témoigne-t-elle. «J’ai été torturée au Paradou, à Hydra, sur les hauteurs d’Alger, qui était le siège de la 10e DP (division parachutiste), commandée par le général Massu. [...] Bigeard était à deux pas de moi. Et le gros zèbre qui me torturait en personne sous les yeux de son chef, c’était le capitaine Graziani [...] Bigeard ne sortait de sa bouche que des propos orduriers que je n’oserais pas, par décence, vous rapporter. Vous pensez bien, une femme combattante! Je vous passe les sévices que j’ai subis. Ils sont tout simplement innommables. C’était très dur, quoi! Ils se sont acharnés contre moi. Je faisais tout sur moi, je puais. C’était de la putréfaction... [...] Que Bigeard démente ou reconnaisse ce qu’il a fait, je resterai toujours, à travers des milliers de cas d’Algériennes et d’Algériens, sa mauvaise conscience. [...] Du 28 septembre au 26 décembre 1957, je suis restée à la 10e DP. Ils me torturaient presque tous les jours.» Le 15 décembre 1957, le commandant Richaud l’a visitée dans sa cellule et l’a fait soigner à l’hôpital Maillot de Bab el Oued. (...)Le commandant Richaud l’a fait transférer à la prison civile de Barberousse, à Alger. Elle a été condamnée à cinq ans de prison par le juge militaire.(3) à suivre
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