Si tout ou presque – et souvent n’importe quoi – s’est dit et écrit depuis quelques mois sur le « voile intégral » (appelé aussi niqab ou plus improprement burqa) et sur les quelques centaines de femmes qui le portent en France, rien ou presque ne peut en être dit sérieusement en l’absence d’enquêtes sociologiques rigoureuses, fondées notamment sur des entretiens avec un nombre conséquent de ces femmes.
Il suffit en revanche d’une heure de peine, de quelques observations, d’un peu de mémoire et d’un peu de réflexion pour entrevoir le caractère singulièrement paradoxal de la gigantesque campagne « anti -burqa ».
Des paradoxes, en vérité, il y en a beaucoup. Nombre d’entre eux ont déjà été relevés par quelques observateurs et observatrices avisé-e-s [1], et comme le soulignait un ami lors d’un récent débat public, ces paradoxes sont pour l’essentiel les mêmes que ceux qui ont rythmé la précédente « guerre du voile » – celle qui ciblait le foulard des collégiennes et des lycéennes et qui avait abouti, le 15 mars 2004, à une loi d’interdiction renvoyant quelques centaines d’adolescentes dans les oubliettes du système scolaire, et quelques centaines d’autres à l’humiliation d’un dévoilement forcé [2]. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut en répertorier quelques-uns.
Premier paradoxe
Parmi les plus zélés des partisans d’une interdiction du « voile intégral » figure la quasi-totalité des champions de la liberté d’expression, qui éditorialisaient et pétitionnaient bruyamment en octobre 2005, afin de manifester leur « soutien sans réserve » à Robert Redeker, auteur d’une tribune violemment islamophobe [3].
Il est paradoxal, plus précisément, que la célèbre formule voltairienne « Je désapprouve ce que vous dites mais je suis prêt à mourir pour que vous ayez le droit de le dire », répétée à l’envi et jusqu’à la nausée pour soutenir le droit de Robert Redeker d’insulter les musulmans [4] et d’inciter à la haine et à la discrimination [5], ou le droit de Charlie Hebdo à publier des caricatures tout aussi racistes [6], ait perdu tout à-propos face au hijab comme face au niqab. Il est paradoxal qu’aux femmes qui les portent, nos brillants voltairiens n’aient pas dit : « Je désapprouve votre voile et ce qu’il signifie (à mes yeux), mais je suis prêt à mourir pour que vous ayez le droit de le porter » – mais plutôt quelque chose de ce genre : « Je désapprouve votre voile et ce qu’il signifie, et je suis donc prêt à mourir pour que vous n’ayez pas le droit de le porter ».
Second paradoxe
Un argument implacable permet de dissiper ce premier paradoxe en écartant d’un revers de manche tout scrupule touchant à la liberté individuelle : le « voile intégral » est une atteinte « intégrale » à « la dignité de la femme », et sa prohibition s’impose justement pour libérer la femme. Ce voile est même comparé au symbole même de la non-liberté : dans nombre de réquisitoires, c’est une « prison ». Le paradoxe, c’est que, dès lors qu’une femme n’est pas prête à enlever ce voile [7], une loi qui lui interdit la traversée de « l’espace public », et lui impose par conséquent une radicale limitation de sa liberté de circulation, ressemble davantage à une prison qu’un vêtement intégralement couvrant.
Troisième paradoxe
L’argumentaire prohibitionniste repose sur le postulat que le voile « partiel » – et a fortiori le voile « intégral » – constitue(nt) une atteinte radicale et inacceptable à « la dignité de la femme » qui le porte, et pourtant ces voiles font, pour la majorité de ces femmes, l’objet d’un choix, lequel choix est par ailleurs – lorsqu’il ne se porte pas sur ces voiles – reconnu comme la manifestation par excellence de la dignité humaine.
Quatrième paradoxe
Le paradoxe précédent est généralement évacué d’un revers de manche par le rappel entendu ou agacé qu’il est connu et même banal que l’homme – ou la femme – se dévoie souvent dans la « servitude volontaire », mais un nouveau paradoxe apparaît aussitôt : si la servitude volontaire est un phénomène tellement commun, comment expliquer que seule la servitude volontaire des « voilées » fasse l’objet d’une réprobation absolue, et que nul-le ne s’indigne et ne songe à légiférer contre le masochisme et la soumission volontaire aux conjoint-e-s, aux ami-e-s, aux groupes de pair-e-s, à l’entreprise ou à l’organisation syndicale ou politique ?
Cinquième paradoxe
Cette « servitude volontaire », qui apparaît comme un entre-deux ou une combinaison complexe de liberté et de non-liberté, est présentée sous l’angle exclusif de la non-liberté quand les femmes voilées s’autorisent de leur « libre choix » pour revendiquer le droit à la parole publique et le bénéfice des conventions internationales protégeant la « liberté religieuse » [8], mais c’est au contraire sous l’angle tout aussi exclusif de la liberté que la même « servitude volontaire » est appréhendée lorsqu’est envisagée et justifiée la répression par la loi : pour être légitimement punies, les femmes voilées doivent être reconnues coupables, donc responsables, donc libres de leurs agissements [9].
Sixième paradoxe
Ce dernier paradoxe peut être énoncé plus simplement : la femme qui porte un voile « partiel » est déclarée partiellement atteinte dans sa dignité – et celle qui porte un « voile intégral » atteinte intégralement – mais on en conclut, en dépit de la logique la plus élémentaire, qu’elle doit malgré cela, ou plutôt en plus de cela – et même pire : à cause de cela – être stigmatisée, interpellée et sanctionnée.
Septième paradoxe
Cette logique innovante de la punition des victimes est elle même appliquée de manière paradoxale puisqu’elle s’impose face aux femmes (plus ou moins) voilées mais pas face aux autres femmes considérées comme atteintes dans leur dignité – comme l’a fait apparaître par l’absurde Jacques Rancière dans un texte parodique, en proposant ce que personne ne songe à proposer : qu’on inflige de substantielles amendes aux femmes indiscutablement atteintes dans leur dignité que sont les victimes de viol [10].
Huitième paradoxe
Le « voile intégral » fait en réalité l’objet d’une double lecture : il est tantôt le lieu de la plus radicale impuissance (une « prison »), tantôt l’instrument de la toute-puissance (une sorte d’ « anneau de Gygès » [11] assurant à la femme qui le porte le pouvoir quasi-divin de voir sans être vue). La « femme en burqa est en somme tantôt une pitoyable Captive, tantôt un terrifiant Big Brother, parfois dans un même discours.
Neuvième paradoxe
L’existence de cette double lecture ne fait naître aucun doute et aucun souci de relativisation chez les experts autoproclamés qui font respectivement de « la burqa » le lieu de l’impuissance absolue (une « prison ») ou l’instrument de la toute puissance (un « anneau de Gygès »).
Dixième paradoxe
Cette double lecture ne débouche pas davantage sur une vision nuancée, faisant de la « femme en burqa » un être hybride ou médian, partagé entre un enfermement douloureux et une invisibilité grisante voire excitante. Et pour cause : faire ainsi de la « femme en burqa » un être ambivalent, ni tout-puissant ni totalement impuissant, ce serait déjà lui restituer un peu de ce que tous cherchent à tout prix à lui retirer : son humanité.
Onzième paradoxe
Un autre argument est venu à l’occasion se greffer sur la trame principale de l’atteinte-à-la-dignité-des-femmes : voir le visage de son prochain serait une condition sine qua non de toute vie en société, parce qu’il est essentiel, pour entrer en relation avec autrui, de voir son sourire – mais cette centralité ontologique et anthropologique du sourire, théorisée conjointement par le député UMP Jean-François Copé et l’essayiste Élisabeth Badinter, n’avait au cours des siècles passés attiré l’attention d’aucun anthropologue et d’aucun législateur.
Douzième paradoxe
Si l’on résume ce qui précède, on nous dit d’une part qu’il faut à tout prix défendre la dignité de la femme et d’autre part qu’une femme commet un crime contre l’humanité lorsqu’elle soustrait à notre regard son visage et son sourire – alors qu’un des acquis de la réflexion féministe est la remise en cause du modèle de la femme-objet, qui se doit de s’offrir au regard de l’homme et d’être imperturbablement avenante et souriante.
Treizième paradoxe
C’est donc au nom de la dignité de la femme que l’on s’en prend aux femmes (plus ou moins) voilées, mais bizarrement, les plus en pointe dans ce combat « féministe » sont des hommes, et pas n’importe lesquels : André Gérin, Éric Raoult, Jean-François Copé, François Fillon, Éric Besson, Alain Finkielkraut, Éric Zemmour et quelques autres dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne se sont jamais illustrés dans un quelconque combat féministe, que ce soit avant ou après la chasse au voile, que ce soit contre l’inégalité salariale, la violence conjugale, le partage inégal des tâches ménagères, les remises en cause du droit à l’avortement ou la discrimination sexiste à l’embauche, dans l’emploi ou dans la représentation politique.
Quatorzième paradoxe
C’est, au cas où vous l’auriez oublié, au nom de l’égalité homme-femme, principe organisateur majeur de notre république, qu’une loi réprimant des femmes risque d’être votée par un parlement masculin à 80%, sous la présidence d’un homme, à l’initiative d’un gouvernement dirigé par un homme et monopolisé par des hommes, sur la recommandation d’une commission parlementaire dirigée par deux hommes.
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Il suffit en revanche d’une heure de peine, de quelques observations, d’un peu de mémoire et d’un peu de réflexion pour entrevoir le caractère singulièrement paradoxal de la gigantesque campagne « anti -burqa ».
Des paradoxes, en vérité, il y en a beaucoup. Nombre d’entre eux ont déjà été relevés par quelques observateurs et observatrices avisé-e-s [1], et comme le soulignait un ami lors d’un récent débat public, ces paradoxes sont pour l’essentiel les mêmes que ceux qui ont rythmé la précédente « guerre du voile » – celle qui ciblait le foulard des collégiennes et des lycéennes et qui avait abouti, le 15 mars 2004, à une loi d’interdiction renvoyant quelques centaines d’adolescentes dans les oubliettes du système scolaire, et quelques centaines d’autres à l’humiliation d’un dévoilement forcé [2]. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut en répertorier quelques-uns.
Premier paradoxe
Parmi les plus zélés des partisans d’une interdiction du « voile intégral » figure la quasi-totalité des champions de la liberté d’expression, qui éditorialisaient et pétitionnaient bruyamment en octobre 2005, afin de manifester leur « soutien sans réserve » à Robert Redeker, auteur d’une tribune violemment islamophobe [3].
Il est paradoxal, plus précisément, que la célèbre formule voltairienne « Je désapprouve ce que vous dites mais je suis prêt à mourir pour que vous ayez le droit de le dire », répétée à l’envi et jusqu’à la nausée pour soutenir le droit de Robert Redeker d’insulter les musulmans [4] et d’inciter à la haine et à la discrimination [5], ou le droit de Charlie Hebdo à publier des caricatures tout aussi racistes [6], ait perdu tout à-propos face au hijab comme face au niqab. Il est paradoxal qu’aux femmes qui les portent, nos brillants voltairiens n’aient pas dit : « Je désapprouve votre voile et ce qu’il signifie (à mes yeux), mais je suis prêt à mourir pour que vous ayez le droit de le porter » – mais plutôt quelque chose de ce genre : « Je désapprouve votre voile et ce qu’il signifie, et je suis donc prêt à mourir pour que vous n’ayez pas le droit de le porter ».
Second paradoxe
Un argument implacable permet de dissiper ce premier paradoxe en écartant d’un revers de manche tout scrupule touchant à la liberté individuelle : le « voile intégral » est une atteinte « intégrale » à « la dignité de la femme », et sa prohibition s’impose justement pour libérer la femme. Ce voile est même comparé au symbole même de la non-liberté : dans nombre de réquisitoires, c’est une « prison ». Le paradoxe, c’est que, dès lors qu’une femme n’est pas prête à enlever ce voile [7], une loi qui lui interdit la traversée de « l’espace public », et lui impose par conséquent une radicale limitation de sa liberté de circulation, ressemble davantage à une prison qu’un vêtement intégralement couvrant.
Troisième paradoxe
L’argumentaire prohibitionniste repose sur le postulat que le voile « partiel » – et a fortiori le voile « intégral » – constitue(nt) une atteinte radicale et inacceptable à « la dignité de la femme » qui le porte, et pourtant ces voiles font, pour la majorité de ces femmes, l’objet d’un choix, lequel choix est par ailleurs – lorsqu’il ne se porte pas sur ces voiles – reconnu comme la manifestation par excellence de la dignité humaine.
Quatrième paradoxe
Le paradoxe précédent est généralement évacué d’un revers de manche par le rappel entendu ou agacé qu’il est connu et même banal que l’homme – ou la femme – se dévoie souvent dans la « servitude volontaire », mais un nouveau paradoxe apparaît aussitôt : si la servitude volontaire est un phénomène tellement commun, comment expliquer que seule la servitude volontaire des « voilées » fasse l’objet d’une réprobation absolue, et que nul-le ne s’indigne et ne songe à légiférer contre le masochisme et la soumission volontaire aux conjoint-e-s, aux ami-e-s, aux groupes de pair-e-s, à l’entreprise ou à l’organisation syndicale ou politique ?
Cinquième paradoxe
Cette « servitude volontaire », qui apparaît comme un entre-deux ou une combinaison complexe de liberté et de non-liberté, est présentée sous l’angle exclusif de la non-liberté quand les femmes voilées s’autorisent de leur « libre choix » pour revendiquer le droit à la parole publique et le bénéfice des conventions internationales protégeant la « liberté religieuse » [8], mais c’est au contraire sous l’angle tout aussi exclusif de la liberté que la même « servitude volontaire » est appréhendée lorsqu’est envisagée et justifiée la répression par la loi : pour être légitimement punies, les femmes voilées doivent être reconnues coupables, donc responsables, donc libres de leurs agissements [9].
Sixième paradoxe
Ce dernier paradoxe peut être énoncé plus simplement : la femme qui porte un voile « partiel » est déclarée partiellement atteinte dans sa dignité – et celle qui porte un « voile intégral » atteinte intégralement – mais on en conclut, en dépit de la logique la plus élémentaire, qu’elle doit malgré cela, ou plutôt en plus de cela – et même pire : à cause de cela – être stigmatisée, interpellée et sanctionnée.
Septième paradoxe
Cette logique innovante de la punition des victimes est elle même appliquée de manière paradoxale puisqu’elle s’impose face aux femmes (plus ou moins) voilées mais pas face aux autres femmes considérées comme atteintes dans leur dignité – comme l’a fait apparaître par l’absurde Jacques Rancière dans un texte parodique, en proposant ce que personne ne songe à proposer : qu’on inflige de substantielles amendes aux femmes indiscutablement atteintes dans leur dignité que sont les victimes de viol [10].
Huitième paradoxe
Le « voile intégral » fait en réalité l’objet d’une double lecture : il est tantôt le lieu de la plus radicale impuissance (une « prison »), tantôt l’instrument de la toute-puissance (une sorte d’ « anneau de Gygès » [11] assurant à la femme qui le porte le pouvoir quasi-divin de voir sans être vue). La « femme en burqa est en somme tantôt une pitoyable Captive, tantôt un terrifiant Big Brother, parfois dans un même discours.
Neuvième paradoxe
L’existence de cette double lecture ne fait naître aucun doute et aucun souci de relativisation chez les experts autoproclamés qui font respectivement de « la burqa » le lieu de l’impuissance absolue (une « prison ») ou l’instrument de la toute puissance (un « anneau de Gygès »).
Dixième paradoxe
Cette double lecture ne débouche pas davantage sur une vision nuancée, faisant de la « femme en burqa » un être hybride ou médian, partagé entre un enfermement douloureux et une invisibilité grisante voire excitante. Et pour cause : faire ainsi de la « femme en burqa » un être ambivalent, ni tout-puissant ni totalement impuissant, ce serait déjà lui restituer un peu de ce que tous cherchent à tout prix à lui retirer : son humanité.
Onzième paradoxe
Un autre argument est venu à l’occasion se greffer sur la trame principale de l’atteinte-à-la-dignité-des-femmes : voir le visage de son prochain serait une condition sine qua non de toute vie en société, parce qu’il est essentiel, pour entrer en relation avec autrui, de voir son sourire – mais cette centralité ontologique et anthropologique du sourire, théorisée conjointement par le député UMP Jean-François Copé et l’essayiste Élisabeth Badinter, n’avait au cours des siècles passés attiré l’attention d’aucun anthropologue et d’aucun législateur.
Douzième paradoxe
Si l’on résume ce qui précède, on nous dit d’une part qu’il faut à tout prix défendre la dignité de la femme et d’autre part qu’une femme commet un crime contre l’humanité lorsqu’elle soustrait à notre regard son visage et son sourire – alors qu’un des acquis de la réflexion féministe est la remise en cause du modèle de la femme-objet, qui se doit de s’offrir au regard de l’homme et d’être imperturbablement avenante et souriante.
Treizième paradoxe
C’est donc au nom de la dignité de la femme que l’on s’en prend aux femmes (plus ou moins) voilées, mais bizarrement, les plus en pointe dans ce combat « féministe » sont des hommes, et pas n’importe lesquels : André Gérin, Éric Raoult, Jean-François Copé, François Fillon, Éric Besson, Alain Finkielkraut, Éric Zemmour et quelques autres dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne se sont jamais illustrés dans un quelconque combat féministe, que ce soit avant ou après la chasse au voile, que ce soit contre l’inégalité salariale, la violence conjugale, le partage inégal des tâches ménagères, les remises en cause du droit à l’avortement ou la discrimination sexiste à l’embauche, dans l’emploi ou dans la représentation politique.
Quatorzième paradoxe
C’est, au cas où vous l’auriez oublié, au nom de l’égalité homme-femme, principe organisateur majeur de notre république, qu’une loi réprimant des femmes risque d’être votée par un parlement masculin à 80%, sous la présidence d’un homme, à l’initiative d’un gouvernement dirigé par un homme et monopolisé par des hommes, sur la recommandation d’une commission parlementaire dirigée par deux hommes.
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