« Malheur à ceux qui nous portent secours car nous serons leur épreuve ! ...
Malheur à ceux qui ce nous font du mal car seront leur tentation ! »
C’est sur la tombe d'Etienne Dinet, hier, que cette sombre sentence m'est revenue à la mémoire.
Je l’avais recueillie un quart de siècle plus tôt sur les lèvres d'une vieille tébessienne qui sentait tout le poids de ses jours sombres. Sa famille était, en effet, frappée impitoyab1ement pour des raisons que la vieille ne m'avait pas expliquées par pudeur ou par dignité. Je savais seulement qu'il n'était pas possible de porter secours à cette détresse humaine.
Quand le colonialisme avait décidé de frapper ainsi quelqu'un, de lui ôter la vie tout en lui laissant son ombre, sa fiction, alors malheur en effet à quiconque viendrait lui apporter un secours, un soulagement, lui tendre une main fraternelle dans un moment de suprême détresse.
Au début de ce siècle, le peuple algérien vivait ses jours les plus sombres.
Après les derniers soubresauts de sa résistance héroïque, son existence n'était plus qu'une fiction qui prenait tantôt forme de résignation (le « fatalisme », diront ses détracteurs) ou bien d'évasion dans la légende. Mais sa foi l'aidait à surmonter ses propres défaillances et l'adversité des durs moments. Elle le paraît même d'une certaine noblesse, d’un rayonnement mystérieux qui captait l’attention et parfois aussi la sympathie de l'étranger de qualité qui venait en Algérie.
De Castries subira les effets de ces magnétismes à Laghouat.
Isabelle Eberhardt vivra sous son effet cette folle équipée qui s'achèvera tragiquement à Ain Sefra.
Et même ce brillant jeune officier, le futur père de Foucauld soupirera un jour au grand émoi de sa vieille tante qui organisait ce jour-là en son honneur une belle réception pour fêter son retour d’Algérie.
- Ah! Ma tante... que ne suis-je pas né musulman ! ...
Le peuple algérien dépouillé, dénudé, dépossédé, analphabète, humilié inspirait à ces âmes de choix des vocations sublimes et parfois téméraires.
Mais il vivait ses jours les plus sombres dans la condition la plus inhumaine, la plus impitoyable.
C’est à cette époque, que le jeune peintre Etienne Dinet découvrit l’Algérie.
Mais son art n’avait pas encore de vocation.
Il eut la chance sans doute de se rendre à Bou Saada. On peut imaginer son premier contact avec cette nature où son regard de peintre était soudain saisi par un paysage inaccoutumé fait de vert sombre et d’ocres vifs.
On sent le chant des couleurs qui a monté dans son âme d’artiste, lorsqu’il gravit -pour la première fois- ce raidillon qui conduit, de l’autre côté de l’Oued, à l’endroit où se trouve aujourd’hui son mausolée. Et sa minute d’extase quand son regard découvrit de là un plus large horizon. D’abord le lit de l’oued où les entonnoirs qui gardent l’eau après chaque pluie mettent ça et là des tâches vertes sur son fond fauve rocailleux.
Plus haut, la couronne plus sombre de la palmeraie qui s’étage en face.
Au sommet, cette ligne fauve des maisons de toub du vieux Bou-Saada. Et par une brèche au sud de l’oasis, l’étendue imprécise qui se perd dans le lointain d'où vient l’appel qui saisi tant d'âmes comme celle d'Isabelle Eberhardt.
Etienne Dinet n'est pas seulement un peintre dont la vocation puissante va se réveiller ici.
Il n'est pas seulement le poète qui s’abandonne à l’envoûtement d’un mystérieux appel.
Il est tout cela. Il est aussi beaucoup plus. Dans l’oasis, il y a une vie humaine qu'il découvrira en parcourant ses ruelles tortueuses. Cette vie a ses propres couleurs, qui parlent aussi au poète, au peintre. Ses tableaux resteront d'ailleurs comme celui des « Femmes se rendant à la ziara » ou celui de « l'Observation du croissant du Ramadhan » des chef-d’œuvres uniques pour l’expression des formes et des expressions humaines. Et Dinet est, je crois, le pinceau qui a donné à ces formes et à ces expressions l’accent le plus touchant. Son nom restera celui du meilleur peintre de la vie du Sud.
Mais la vie humaine qu'il décrit a un côté pathétique que nul pinceau ne peut rendre. Il y a dans cette vie des aspects intimes, douloureux qui traduisent la tragédie d'une époque.
Derrière les formes et les couleurs, la triste réalité de l'ère coloniale bouleverse la conscience d'Etienne Dinet.
Cette réalité revêt à ses yeux un double aspect, une misère sans nom et une sérénité sans bornes. Il est doublement conquis: il se fait croyant et militant. Le soupir du futur Père de Foucauld devient sur les lèvres d'Etienne Dinet une attestation: je suis Musulman.
Il fera sa conversion publiquement, un jour vers 1929, au Cercle du Progrès en présence d'une foule musulmane et des grandes figures de l'Islah.
Il s'appellera désormais Nasr-Eddine Dinet. C'est la rupture avec son milieu et sa famille. Mais cette rupture était en fait déjà consommée par le militant. La propriété qu'il s'était acquise en faisant un choix d'artiste de son emplacement pour y construire sa demeure terrestre et plus tard sa dernière demeure n'a été respectée ni par les hommes, ni par la nature. Mais le visiteur qui va visiter le mausolée d'Etienne Dinet aperçoit encore, en traversant l'oued, ce balcon de planches qui surplombe son lit rocailleux. Le peintre avait construit là, au fond de sa propriété, une retirance pour y venir, sans doute, dans ces moments où la solitude est une nécessité pour tout créateur.
Malek Bennabi
Malheur à ceux qui ce nous font du mal car seront leur tentation ! »
C’est sur la tombe d'Etienne Dinet, hier, que cette sombre sentence m'est revenue à la mémoire.
Je l’avais recueillie un quart de siècle plus tôt sur les lèvres d'une vieille tébessienne qui sentait tout le poids de ses jours sombres. Sa famille était, en effet, frappée impitoyab1ement pour des raisons que la vieille ne m'avait pas expliquées par pudeur ou par dignité. Je savais seulement qu'il n'était pas possible de porter secours à cette détresse humaine.
Quand le colonialisme avait décidé de frapper ainsi quelqu'un, de lui ôter la vie tout en lui laissant son ombre, sa fiction, alors malheur en effet à quiconque viendrait lui apporter un secours, un soulagement, lui tendre une main fraternelle dans un moment de suprême détresse.
Au début de ce siècle, le peuple algérien vivait ses jours les plus sombres.
Après les derniers soubresauts de sa résistance héroïque, son existence n'était plus qu'une fiction qui prenait tantôt forme de résignation (le « fatalisme », diront ses détracteurs) ou bien d'évasion dans la légende. Mais sa foi l'aidait à surmonter ses propres défaillances et l'adversité des durs moments. Elle le paraît même d'une certaine noblesse, d’un rayonnement mystérieux qui captait l’attention et parfois aussi la sympathie de l'étranger de qualité qui venait en Algérie.
De Castries subira les effets de ces magnétismes à Laghouat.
Isabelle Eberhardt vivra sous son effet cette folle équipée qui s'achèvera tragiquement à Ain Sefra.
Et même ce brillant jeune officier, le futur père de Foucauld soupirera un jour au grand émoi de sa vieille tante qui organisait ce jour-là en son honneur une belle réception pour fêter son retour d’Algérie.
- Ah! Ma tante... que ne suis-je pas né musulman ! ...
Le peuple algérien dépouillé, dénudé, dépossédé, analphabète, humilié inspirait à ces âmes de choix des vocations sublimes et parfois téméraires.
Mais il vivait ses jours les plus sombres dans la condition la plus inhumaine, la plus impitoyable.
C’est à cette époque, que le jeune peintre Etienne Dinet découvrit l’Algérie.
Mais son art n’avait pas encore de vocation.
Il eut la chance sans doute de se rendre à Bou Saada. On peut imaginer son premier contact avec cette nature où son regard de peintre était soudain saisi par un paysage inaccoutumé fait de vert sombre et d’ocres vifs.
On sent le chant des couleurs qui a monté dans son âme d’artiste, lorsqu’il gravit -pour la première fois- ce raidillon qui conduit, de l’autre côté de l’Oued, à l’endroit où se trouve aujourd’hui son mausolée. Et sa minute d’extase quand son regard découvrit de là un plus large horizon. D’abord le lit de l’oued où les entonnoirs qui gardent l’eau après chaque pluie mettent ça et là des tâches vertes sur son fond fauve rocailleux.
Plus haut, la couronne plus sombre de la palmeraie qui s’étage en face.
Au sommet, cette ligne fauve des maisons de toub du vieux Bou-Saada. Et par une brèche au sud de l’oasis, l’étendue imprécise qui se perd dans le lointain d'où vient l’appel qui saisi tant d'âmes comme celle d'Isabelle Eberhardt.
Etienne Dinet n'est pas seulement un peintre dont la vocation puissante va se réveiller ici.
Il n'est pas seulement le poète qui s’abandonne à l’envoûtement d’un mystérieux appel.
Il est tout cela. Il est aussi beaucoup plus. Dans l’oasis, il y a une vie humaine qu'il découvrira en parcourant ses ruelles tortueuses. Cette vie a ses propres couleurs, qui parlent aussi au poète, au peintre. Ses tableaux resteront d'ailleurs comme celui des « Femmes se rendant à la ziara » ou celui de « l'Observation du croissant du Ramadhan » des chef-d’œuvres uniques pour l’expression des formes et des expressions humaines. Et Dinet est, je crois, le pinceau qui a donné à ces formes et à ces expressions l’accent le plus touchant. Son nom restera celui du meilleur peintre de la vie du Sud.
Mais la vie humaine qu'il décrit a un côté pathétique que nul pinceau ne peut rendre. Il y a dans cette vie des aspects intimes, douloureux qui traduisent la tragédie d'une époque.
Derrière les formes et les couleurs, la triste réalité de l'ère coloniale bouleverse la conscience d'Etienne Dinet.
Cette réalité revêt à ses yeux un double aspect, une misère sans nom et une sérénité sans bornes. Il est doublement conquis: il se fait croyant et militant. Le soupir du futur Père de Foucauld devient sur les lèvres d'Etienne Dinet une attestation: je suis Musulman.
Il fera sa conversion publiquement, un jour vers 1929, au Cercle du Progrès en présence d'une foule musulmane et des grandes figures de l'Islah.
Il s'appellera désormais Nasr-Eddine Dinet. C'est la rupture avec son milieu et sa famille. Mais cette rupture était en fait déjà consommée par le militant. La propriété qu'il s'était acquise en faisant un choix d'artiste de son emplacement pour y construire sa demeure terrestre et plus tard sa dernière demeure n'a été respectée ni par les hommes, ni par la nature. Mais le visiteur qui va visiter le mausolée d'Etienne Dinet aperçoit encore, en traversant l'oued, ce balcon de planches qui surplombe son lit rocailleux. Le peintre avait construit là, au fond de sa propriété, une retirance pour y venir, sans doute, dans ces moments où la solitude est une nécessité pour tout créateur.
Malek Bennabi
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