Par Ahmed R. Benchemsi
Un pavé dans la mare
Vous direz : il n’y a pas que les infrastructures. Depuis 10 ans, l’Etat a déployé d’autres efforts méritoires, par exemple dans le domaine du tourisme. Même si nous n’avons pas atteint les 10 millions de visiteurs prévus, nous n’en sommes plus très loin. Aujourd’hui, le tourisme réalise à lui seul plus de 8% de notre PIB, et ses recettes équivalent à 20% de nos exportations. Le problème n’est pas que ce n’est pas assez… au contraire, c’est trop ! Le rapport parle de “spécialisation prématurée”. C’est très dangereux, car rien n’est plus volatile que la clientèle étrangère. Une crise économique internationale ou un attentat dans n’importe quel pays arabe, et nos superbes stations balnéaires resteront vides pendant une durée indéterminée…
Il y a aussi le boom immobilier. A moins d’être aveugle, impossible d’ignorer les innombrables ensembles résidentiels qui ont poussé comme des champignons ces 10 dernières années. Les logements sociaux, bien sûr, sont nécessaires pour absorber la croissance démographique. Mais il ne faut pas compter sur eux (et encore moins sur ces ghettos pour milliardaires qui se construisent partout) pour lancer une dynamique de croissance. “Quand le bâtiment va, tout va”, comme dit l’adage ? Faux. Le secteur immobilier, explique le rapport, “ne génère pas d’externalités économiques globalement positives”. Traduction : pendant sa construction, un immeuble fait certes tourner beaucoup de corps de métier. Mais une fois terminé, il ne crée plus aucune valeur notable. Les gens y habitent, et c’est tout. Non seulement l’immobilier est un secteur improductif, mais il “introduit des distorsions spéculatives et inflationnistes potentiellement graves pour l’économie”. C’est un fait : l’hallucinante flambée des prix de ces dernières années est totalement déconnectée du pouvoir d’achat réel des Marocains…
Bref, si la stratégie économique du Maroc se résume au “triptyque du béton”, comme l’appelle la Fondation Bouabid, il y a du souci à se faire. On pourra bien sûr évoquer ces divers “plans” et autres “stratégies” (Emergence, Rawaj, Moukawalati, etc.) que les ministres concernés présentent régulièrement au roi, à coups de brillants exposés Power Point. Sauf que l’addition des stratégies sectorielles ne fait pas une stratégie globale. Au contraire, ça crée de la confusion. Tout le contraire de la clarté et de la visibilité dont le Maroc a besoin. Or, qui coordonne tout cela en amont, qui fixe les priorités, qui effectue les arbitrages budgétaires et politiques et tranche en conséquence ? Personne – et notamment pas notre pauvre Premier ministre, dont c’est censé pourtant être le travail…
Certains accuseront de “nihilisme” les auteurs du brillant rapport dont s’inspire cet éditorial. Tout ne va pas si mal, allons ! La preuve : ces 10 dernières années, le taux de croissance du Maroc a été, en moyenne, supérieur à 4%. Mais est-ce vraiment, quand on y pense, une raison de pavoiser ? Jusqu’en 2008, nous avons bénéficié, en plus d’une pluviométrie clémente, d’une conjoncture internationale particulièrement favorable… comme tout le monde. Observez le taux de croissance de la Tunisie, de la Jordanie, de l’Egypte ou de la Turquie sur la même période : il est comparable au nôtre, voire supérieur. Observez, maintenant, leurs indicateurs de compétitivité : ils sont largement meilleurs que les nôtres ! La mondialisation, Mesdames et Messieurs nos décideurs, est une course. Il ne suffit pas d’avancer, il faut courir – et plus vite que les autres – pour prétendre au statut de pays émergent. Force est de constater que nous en sommes loin. “Nihilisme”, toujours ? Soit. Alors répondez, Mesdames et Messieurs, à ce courageux rapport. Après tout, son but déclaré est d’ouvrir le débat. Chiche ?
Ahmed R. Benchemsi
(ALEX DUPEYRON)
(ALEX DUPEYRON)
Infrastructures, immobilier, tourisme… non, le “triptyque du béton” n’est pas la solution à tous nos problèmes.
Le “Cercle d’analyse économique” de la Fondation Abderrahim Bouabid (indépendante de l’USFP, comme son nom ne l’indique pas), vient de publier un document passionnant. Un pavé dans la mare douceâtre des certitudes officielles. Très chiffré et très documenté, ce rapport de 85 pages pose une question simple mais essentielle : “Le Maroc a-t-il une stratégie de développement économique ?” Manifestement, la réponse est non.
Le “Cercle d’analyse économique” de la Fondation Abderrahim Bouabid (indépendante de l’USFP, comme son nom ne l’indique pas), vient de publier un document passionnant. Un pavé dans la mare douceâtre des certitudes officielles. Très chiffré et très documenté, ce rapport de 85 pages pose une question simple mais essentielle : “Le Maroc a-t-il une stratégie de développement économique ?” Manifestement, la réponse est non.
Depuis 10 ans, pourtant, le Maroc est devenu – ça crève les yeux – un immense chantier à ciel ouvert. C’est bon signe, non ? Pas forcément, répond le rapport. Car si les infrastructures sont nécessaires au développement, elles sont loin d’y être suffisantes. Construire des gares et des autoroutes, c’est formidable. Mais ces choses-là ne peuvent qu’aider la croissance – certainement pas l’initier, encore moins en être le moteur.
Vous direz : il n’y a pas que les infrastructures. Depuis 10 ans, l’Etat a déployé d’autres efforts méritoires, par exemple dans le domaine du tourisme. Même si nous n’avons pas atteint les 10 millions de visiteurs prévus, nous n’en sommes plus très loin. Aujourd’hui, le tourisme réalise à lui seul plus de 8% de notre PIB, et ses recettes équivalent à 20% de nos exportations. Le problème n’est pas que ce n’est pas assez… au contraire, c’est trop ! Le rapport parle de “spécialisation prématurée”. C’est très dangereux, car rien n’est plus volatile que la clientèle étrangère. Une crise économique internationale ou un attentat dans n’importe quel pays arabe, et nos superbes stations balnéaires resteront vides pendant une durée indéterminée…
Il y a aussi le boom immobilier. A moins d’être aveugle, impossible d’ignorer les innombrables ensembles résidentiels qui ont poussé comme des champignons ces 10 dernières années. Les logements sociaux, bien sûr, sont nécessaires pour absorber la croissance démographique. Mais il ne faut pas compter sur eux (et encore moins sur ces ghettos pour milliardaires qui se construisent partout) pour lancer une dynamique de croissance. “Quand le bâtiment va, tout va”, comme dit l’adage ? Faux. Le secteur immobilier, explique le rapport, “ne génère pas d’externalités économiques globalement positives”. Traduction : pendant sa construction, un immeuble fait certes tourner beaucoup de corps de métier. Mais une fois terminé, il ne crée plus aucune valeur notable. Les gens y habitent, et c’est tout. Non seulement l’immobilier est un secteur improductif, mais il “introduit des distorsions spéculatives et inflationnistes potentiellement graves pour l’économie”. C’est un fait : l’hallucinante flambée des prix de ces dernières années est totalement déconnectée du pouvoir d’achat réel des Marocains…
Bref, si la stratégie économique du Maroc se résume au “triptyque du béton”, comme l’appelle la Fondation Bouabid, il y a du souci à se faire. On pourra bien sûr évoquer ces divers “plans” et autres “stratégies” (Emergence, Rawaj, Moukawalati, etc.) que les ministres concernés présentent régulièrement au roi, à coups de brillants exposés Power Point. Sauf que l’addition des stratégies sectorielles ne fait pas une stratégie globale. Au contraire, ça crée de la confusion. Tout le contraire de la clarté et de la visibilité dont le Maroc a besoin. Or, qui coordonne tout cela en amont, qui fixe les priorités, qui effectue les arbitrages budgétaires et politiques et tranche en conséquence ? Personne – et notamment pas notre pauvre Premier ministre, dont c’est censé pourtant être le travail…
Certains accuseront de “nihilisme” les auteurs du brillant rapport dont s’inspire cet éditorial. Tout ne va pas si mal, allons ! La preuve : ces 10 dernières années, le taux de croissance du Maroc a été, en moyenne, supérieur à 4%. Mais est-ce vraiment, quand on y pense, une raison de pavoiser ? Jusqu’en 2008, nous avons bénéficié, en plus d’une pluviométrie clémente, d’une conjoncture internationale particulièrement favorable… comme tout le monde. Observez le taux de croissance de la Tunisie, de la Jordanie, de l’Egypte ou de la Turquie sur la même période : il est comparable au nôtre, voire supérieur. Observez, maintenant, leurs indicateurs de compétitivité : ils sont largement meilleurs que les nôtres ! La mondialisation, Mesdames et Messieurs nos décideurs, est une course. Il ne suffit pas d’avancer, il faut courir – et plus vite que les autres – pour prétendre au statut de pays émergent. Force est de constater que nous en sommes loin. “Nihilisme”, toujours ? Soit. Alors répondez, Mesdames et Messieurs, à ce courageux rapport. Après tout, son but déclaré est d’ouvrir le débat. Chiche ?
Telquel
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