Résumé
Le manuscrit Parisinus ar. 2346 conserve un exceptionnel témoignage sur l'activité savante qui s'est déployée dans le milieu des philosophes chrétiens de Bagdad, entre la seconde moitié du IXe siècle et le début du XIe siècle. Il contient les copies des traductions en arabe des œuvres logiques d'Aristote, et donne de nombreux renseignements sur la chaîne de transmission matérielle des textes, en même temps qu'il comporte de nombreuses gloses extraites, notamment, de versions syriaques remontant jusqu'au VIIe siècle. On montre, sur quelques exemples, le parti que l'on peut tirer d'une telle source pour l'histoire tout à la fois des textes et des idées.
1 Un témoin exceptionnel a été, par chance, conservé de la grande activité savante qui s'est déployée à Bagdad, durant les deux premiers siècles ayant suivi la fondation de la ville, dans le milieu social et intellectuel que l'on a désigné comme « the Christian scholars of the Bagdad school of commentators » (Zimmermann, 1981 : LXXIV ; Gutas, 1998). Il s'agit du fameux manuscrit Parisinus ar. 2346, qui contient ce que l'on peut considérer comme une « édition », avec commentaire, de l'Organon d'Aristote, c'est-à-dire du corpus des œuvres logiques du Philosophe, tel qu'il a commencé d'être constitué au premier siècle avant notre ère.
Ce manuscrit se présente, en effet, pour l'essentiel, comme la copie d'un manuscrit autographe du savant philosophe et médecin, al-Hasan ibn Suwâr ibn al-Khammâr (942-1017) (Hugonnard-Roche, 1992; Walzer, 1962 : 60-113). Figure importante du cercle de Yahyâ ibn 'Adî, dont il fut le disciple, Ibn Suwâr, de confession nestorienne, était connu, en son temps, comme l'un des philosophes les plus accomplis dans le domaine de la logique.
2 Le manuscrit conserve deux groupes de textes. L'un d'eux, qui contient, dans l'ordre, les Premiers Analytiques d'Aristote, l'Isagogè de Porphyre, puis les Catégories, le De interpretatione, les Seconds Analytiques, les Topiques et les Réfutations sophistiques d'Aristote, trouve son unité codicologique dans la similitude de composition des copies. Toutes sont pourvues de trois colophons successifs, le premier marquant la fin du texte, et les deux autres indiquant respectivement la source d'où la copie a été prise et les collations dont les textes ont fait l'objet.
Le second groupe de textes, qui contient la Rhétorique et la Poétique d'Aristote, n'a pas de lien explicite avec Ibn Suwâr, et ne comporte pas les colophons propres au premier groupe. Il remonte cependant à des copies du philosophe Abû 'Alî ibn al-Samh (m. 1027), qui fut lui aussi élève de Yahyâ ibn Adî. Et ces traités viennent compléter ceux du premier groupe, en formant un Organon élargi à la Rhétorique et à la Poétique, selon l'usage de la tradition arabe qui a repris, en le systématisant, le modèle formé dans l'antiquité grecque tardive (Black, 1990). Dans la suite, pour simplifier l'exposé, nous nous intéresserons, toutefois, aux textes du seul premier groupe.
3 Les colophons des textes, avons-nous dit, informent sur les sources des copies et sur les collations effectuées après le travail d'écriture des textes. L'ensemble de ces informations compose une histoire, tout à la fois précise et complexe, de la tradition des textes. Plusieurs strates apparaissent, à mesure qu'on lit les colophons. Prenons l'exemple du texte des Catégories.
4 Le premier colophon s'énonce ainsi : « Traduction par Ishâq ibn Hunayn ». Cette information doit être complétée avec ce que nous savons par ailleurs de la source de cette traduction, à savoir qu'elle a été faite à partir d'une traduction syriaque de Hunayn ibn Ishâq.
5 Deuxième colophon :
« Le texte des Catégories a été copié sur une copie faite par Ibn Suwâr sur une copie autographe de Yahyâ ibn Adî, que celui-ci avait collationnée avec l'original autographe du traducteur Ishâq ibn Hunayn ».
6 Troisième colophon :
« Le texte des Catégories a été collationné avec une copie autographe d'Ibn Zur'a, faite aussi sur la copie de Yahyâ ibn 'Adî prise sur l'original autographe d'Ishâq ibn Hunayn. »
7 Ces indications, prises pour exemple, et d'autres semblables que l'on peut recueillir dans les colophons des autres textes, mettent au jour une archéologie du texte de l'Organon arabe et les différents âges de sa constitution. Le premier âge est celui des traductions, faites aux alentours de la seconde moitié du IXe siècle, par des savants liés au cercle de Hunayn ibn Ishâq, comme son propre fils Ishâq ibn Hunayn, ou comme Tadhârî ibn Basîl (traducteur des Premiers Analytiques) et Abû 'Uthmân al-Dimashqî (traducteur des Topiques) ; bien qu'un peu plus jeune, le traducteur des Seconds Analytiques, Abû Bishr Mattâ (m. 940), considéré comme le maître de la logique dans l'École chrétienne de Bagdad, peut être rattaché à ce premier groupe, du point de vue de la composition du manuscrit.
Le second âge est celui des copies exécutées par le jacobite Yahyâ ibn Adî, copiste de profession, grand collectionneur d'ouvrages savants et élève d'Abû Bishr Mattâ, qui devint, après la mort de son maître et le départ d'al-Fârâbî pour Alep en 942, le chef de file des études philosophiques dans le milieu chrétien de Bagdad. De la même époque datent aussi les copies effectuées par Ibn Zur'a, le condisciple de Yahyâ ibn Adî. Le troisième âge, enfin, est celui des copies effectuées par Ibn Suwâr, l'élève de Yahyâ ibn Adî.
8 La chaîne de transmission matérielle des textes est donc, dans le cas remarquable qui nous occupe, le reflet fidèle d'une chaîne de transmission des savoirs et des études, dont les acteurs sont traducteurs et commentateurs, spécialisés dans la connaissance des textes philosophiques d'origine grecque. Pour eux, copier et éditer étaient, sinon leur activité professionnelle (comme dans le cas de Yahyâ ibn Adî), du moins un prolongement naturel de leurs études savantes.
9 La grande tradition philologique, qui va d'Ishâq ibn Hunayn jusqu'à Ibn Suwâr, n'est cependant qu'une partie de la tradition complète dont le manuscrit porte témoignage. Les notes et commentaires qui accompagnent les textes dans les marges fournissent, en effet, des attestations de traductions syriaques, qui remontent à des époques bien antérieures à Ishâq ibn Hunayn. Plusieurs strates de traductions, ou révisions de traductions antérieures, là aussi se laissent deviner. On trouve ainsi des mentions de traductions syriaques de Hunayn ibn Ishâq (milieu du IXe siècle), de traductions syriaques de Théophile d'Édesse (fin du VIIIe siècle) ou de traductions syriaques d'Athanase (milieu du VIIe siècle).
C'est donc une large part de la tradition syriaque des études de logique qui se trouve reprise, pour son usage, par l'École chrétienne de Bagdad du Xe siècle. Faute de pouvoir embrasser ici l'ensemble de cette tradition, nous donnerons quelques exemples des ressources qu'offre le manuscrit pour la compréhension d'une histoire des textes inséparable d'une histoire des idées.
10 Une première observation nous paraît devoir s'imposer. Le manuscrit présente, au premier abord, les traités d'Aristote, avec celui de Porphyre, comme un ensemble bien organisé, dont les colophons définissent l'unité : celle d'un corpus réuni par Ibn Suwâr, à partir des copies de son maître Yahyâ ibn Adî — corpus accompagné, en marge, des notes et commentaires propres d'Ibn Suwâr. Pourtant, un examen plus attentif du manuscrit montre que chacun des textes réunis a une histoire particulière, qui tient aux modalités complexes de l'assimilation de la logique aristotélicienne en syriaque et en arabe. Le manuscrit dispose, en effet, la mémoire de cette assimilation en éléments juxtaposés, auxquels il faut restituer leur enchaînement diachronique.
11 Considérons l'exemple le plus frappant à première vue, celui des Réfutations sophistiques. Trois traductions de ce texte sont conservées dans le manuscrit, dont les auteurs sont ainsi identifiés : l'une est attribuée à Ibn Nâ'ima, traducteur de la première moitié du IXe siècle, ayant appartenu à ce qu'il est convenu d'appeler le « cercle d'al-Kindî » (Endress, 1997) ; une autre est due à Yahyâ ibn 'Adî, qui l'exécuta à partir d'une version syriaque d'Athanase ; la troisième est due à Ibn Zur'a, qui l'exécuta également à partir de la version syriaque d'Adianase.
Ces trois traductions ont été découpées intentionnellement en portions correspondant à des parties identiques du texte original, et de dimensions telles que les trois portions appartenant aux trois traductions occupent le verso d'un feuillet et le recto du feuillet suivant : ainsi sont mises en parallèle, portions par portions, les trois traductions. La raison de cette mise en parallèle peut se tirer d'une note placée par Ibn Suwâr à la fin du traité : il n'était satisfait, explique-t-il, d'aucune des traductions, mais il espérait qu'en s'aidant de toutes on pourrait parvenir à saisir le sens des propos d'Aristote (Badawi, 1948-52:1017-1018; Georr, 1948 :198-200).
Les notes marginales, de plus, font apparaître d'autres traductions encore, dont les relations avec les textes copiés sont plus ou moins étroites. Il ressort, en effet, d'un examen de ces notes, qu'elles sont réparties de façon particulière. Les 35 citations tirées d'une traduction anonyme, désignée seulement comme « autre traduction » (naql âkhar), sont toutes attachées à la traduction ancienne attribuée à Ibn Nâ'ima, tandis que les 34 citations extraites de la traduction de Théophile sont attachées à la traduction d'Ibn Zur'a. Par contraste avec ces deux cas, les citations appelées par les mots nuskha ou nuskha ukhrâ (« autre copie ») se rencontrent dans les marges des trois traductions.
Il est donc manifeste qu'il doit exister un lien entre les traductions citées en marge et les traductions auxquelles ces citations sont attachées. En confrontant les données textuelles du manuscrit avec les informations fournies par le bibliographe Ibn al-Nadîm, selon qui la traduction de Yahyâ ibn Adî aurait été faite à partir de la version syriaque de Théophile (et non d'Adianase, comme l'indique le manuscrit), nous avons proposé l'hypothèse que la traduction d'Ibn Zur'a serait, en réalité, une révision de la traduction de Yahyâ (faite à partir du texte syriaque d'Adianase), avec l'aide de la version syriaque de Théophile (Hugonnard-Roche, 1991 : 197-199).
Quoi qu'il en soit de la véracité de cette hypothèse, l'exemple des Réfutations sophistiques montre la complexité de la tradition représentée dans le manuscrit : aux traductions déjà citées (les trois « éditées », l'anonyme et celle de Théophile), il faudrait d'ailleurs ajouter encore quelques mentions marginales d'une traduction d'Abû Bishr Mattâ et d'une traduction attribuée à un certain Quwayrâ, peut-être Abû Ishâq Ibrâhîm Quwayrâ, le maître d'Abû Bishr Mattâ, dont on ne possède plus rien (Hugonnard-Roche, 1989).
La suite...
Le manuscrit Parisinus ar. 2346 conserve un exceptionnel témoignage sur l'activité savante qui s'est déployée dans le milieu des philosophes chrétiens de Bagdad, entre la seconde moitié du IXe siècle et le début du XIe siècle. Il contient les copies des traductions en arabe des œuvres logiques d'Aristote, et donne de nombreux renseignements sur la chaîne de transmission matérielle des textes, en même temps qu'il comporte de nombreuses gloses extraites, notamment, de versions syriaques remontant jusqu'au VIIe siècle. On montre, sur quelques exemples, le parti que l'on peut tirer d'une telle source pour l'histoire tout à la fois des textes et des idées.
1 Un témoin exceptionnel a été, par chance, conservé de la grande activité savante qui s'est déployée à Bagdad, durant les deux premiers siècles ayant suivi la fondation de la ville, dans le milieu social et intellectuel que l'on a désigné comme « the Christian scholars of the Bagdad school of commentators » (Zimmermann, 1981 : LXXIV ; Gutas, 1998). Il s'agit du fameux manuscrit Parisinus ar. 2346, qui contient ce que l'on peut considérer comme une « édition », avec commentaire, de l'Organon d'Aristote, c'est-à-dire du corpus des œuvres logiques du Philosophe, tel qu'il a commencé d'être constitué au premier siècle avant notre ère.
Ce manuscrit se présente, en effet, pour l'essentiel, comme la copie d'un manuscrit autographe du savant philosophe et médecin, al-Hasan ibn Suwâr ibn al-Khammâr (942-1017) (Hugonnard-Roche, 1992; Walzer, 1962 : 60-113). Figure importante du cercle de Yahyâ ibn 'Adî, dont il fut le disciple, Ibn Suwâr, de confession nestorienne, était connu, en son temps, comme l'un des philosophes les plus accomplis dans le domaine de la logique.
2 Le manuscrit conserve deux groupes de textes. L'un d'eux, qui contient, dans l'ordre, les Premiers Analytiques d'Aristote, l'Isagogè de Porphyre, puis les Catégories, le De interpretatione, les Seconds Analytiques, les Topiques et les Réfutations sophistiques d'Aristote, trouve son unité codicologique dans la similitude de composition des copies. Toutes sont pourvues de trois colophons successifs, le premier marquant la fin du texte, et les deux autres indiquant respectivement la source d'où la copie a été prise et les collations dont les textes ont fait l'objet.
Le second groupe de textes, qui contient la Rhétorique et la Poétique d'Aristote, n'a pas de lien explicite avec Ibn Suwâr, et ne comporte pas les colophons propres au premier groupe. Il remonte cependant à des copies du philosophe Abû 'Alî ibn al-Samh (m. 1027), qui fut lui aussi élève de Yahyâ ibn Adî. Et ces traités viennent compléter ceux du premier groupe, en formant un Organon élargi à la Rhétorique et à la Poétique, selon l'usage de la tradition arabe qui a repris, en le systématisant, le modèle formé dans l'antiquité grecque tardive (Black, 1990). Dans la suite, pour simplifier l'exposé, nous nous intéresserons, toutefois, aux textes du seul premier groupe.
3 Les colophons des textes, avons-nous dit, informent sur les sources des copies et sur les collations effectuées après le travail d'écriture des textes. L'ensemble de ces informations compose une histoire, tout à la fois précise et complexe, de la tradition des textes. Plusieurs strates apparaissent, à mesure qu'on lit les colophons. Prenons l'exemple du texte des Catégories.
4 Le premier colophon s'énonce ainsi : « Traduction par Ishâq ibn Hunayn ». Cette information doit être complétée avec ce que nous savons par ailleurs de la source de cette traduction, à savoir qu'elle a été faite à partir d'une traduction syriaque de Hunayn ibn Ishâq.
5 Deuxième colophon :
« Le texte des Catégories a été copié sur une copie faite par Ibn Suwâr sur une copie autographe de Yahyâ ibn Adî, que celui-ci avait collationnée avec l'original autographe du traducteur Ishâq ibn Hunayn ».
6 Troisième colophon :
« Le texte des Catégories a été collationné avec une copie autographe d'Ibn Zur'a, faite aussi sur la copie de Yahyâ ibn 'Adî prise sur l'original autographe d'Ishâq ibn Hunayn. »
7 Ces indications, prises pour exemple, et d'autres semblables que l'on peut recueillir dans les colophons des autres textes, mettent au jour une archéologie du texte de l'Organon arabe et les différents âges de sa constitution. Le premier âge est celui des traductions, faites aux alentours de la seconde moitié du IXe siècle, par des savants liés au cercle de Hunayn ibn Ishâq, comme son propre fils Ishâq ibn Hunayn, ou comme Tadhârî ibn Basîl (traducteur des Premiers Analytiques) et Abû 'Uthmân al-Dimashqî (traducteur des Topiques) ; bien qu'un peu plus jeune, le traducteur des Seconds Analytiques, Abû Bishr Mattâ (m. 940), considéré comme le maître de la logique dans l'École chrétienne de Bagdad, peut être rattaché à ce premier groupe, du point de vue de la composition du manuscrit.
Le second âge est celui des copies exécutées par le jacobite Yahyâ ibn Adî, copiste de profession, grand collectionneur d'ouvrages savants et élève d'Abû Bishr Mattâ, qui devint, après la mort de son maître et le départ d'al-Fârâbî pour Alep en 942, le chef de file des études philosophiques dans le milieu chrétien de Bagdad. De la même époque datent aussi les copies effectuées par Ibn Zur'a, le condisciple de Yahyâ ibn Adî. Le troisième âge, enfin, est celui des copies effectuées par Ibn Suwâr, l'élève de Yahyâ ibn Adî.
8 La chaîne de transmission matérielle des textes est donc, dans le cas remarquable qui nous occupe, le reflet fidèle d'une chaîne de transmission des savoirs et des études, dont les acteurs sont traducteurs et commentateurs, spécialisés dans la connaissance des textes philosophiques d'origine grecque. Pour eux, copier et éditer étaient, sinon leur activité professionnelle (comme dans le cas de Yahyâ ibn Adî), du moins un prolongement naturel de leurs études savantes.
9 La grande tradition philologique, qui va d'Ishâq ibn Hunayn jusqu'à Ibn Suwâr, n'est cependant qu'une partie de la tradition complète dont le manuscrit porte témoignage. Les notes et commentaires qui accompagnent les textes dans les marges fournissent, en effet, des attestations de traductions syriaques, qui remontent à des époques bien antérieures à Ishâq ibn Hunayn. Plusieurs strates de traductions, ou révisions de traductions antérieures, là aussi se laissent deviner. On trouve ainsi des mentions de traductions syriaques de Hunayn ibn Ishâq (milieu du IXe siècle), de traductions syriaques de Théophile d'Édesse (fin du VIIIe siècle) ou de traductions syriaques d'Athanase (milieu du VIIe siècle).
C'est donc une large part de la tradition syriaque des études de logique qui se trouve reprise, pour son usage, par l'École chrétienne de Bagdad du Xe siècle. Faute de pouvoir embrasser ici l'ensemble de cette tradition, nous donnerons quelques exemples des ressources qu'offre le manuscrit pour la compréhension d'une histoire des textes inséparable d'une histoire des idées.
10 Une première observation nous paraît devoir s'imposer. Le manuscrit présente, au premier abord, les traités d'Aristote, avec celui de Porphyre, comme un ensemble bien organisé, dont les colophons définissent l'unité : celle d'un corpus réuni par Ibn Suwâr, à partir des copies de son maître Yahyâ ibn Adî — corpus accompagné, en marge, des notes et commentaires propres d'Ibn Suwâr. Pourtant, un examen plus attentif du manuscrit montre que chacun des textes réunis a une histoire particulière, qui tient aux modalités complexes de l'assimilation de la logique aristotélicienne en syriaque et en arabe. Le manuscrit dispose, en effet, la mémoire de cette assimilation en éléments juxtaposés, auxquels il faut restituer leur enchaînement diachronique.
11 Considérons l'exemple le plus frappant à première vue, celui des Réfutations sophistiques. Trois traductions de ce texte sont conservées dans le manuscrit, dont les auteurs sont ainsi identifiés : l'une est attribuée à Ibn Nâ'ima, traducteur de la première moitié du IXe siècle, ayant appartenu à ce qu'il est convenu d'appeler le « cercle d'al-Kindî » (Endress, 1997) ; une autre est due à Yahyâ ibn 'Adî, qui l'exécuta à partir d'une version syriaque d'Athanase ; la troisième est due à Ibn Zur'a, qui l'exécuta également à partir de la version syriaque d'Adianase.
Ces trois traductions ont été découpées intentionnellement en portions correspondant à des parties identiques du texte original, et de dimensions telles que les trois portions appartenant aux trois traductions occupent le verso d'un feuillet et le recto du feuillet suivant : ainsi sont mises en parallèle, portions par portions, les trois traductions. La raison de cette mise en parallèle peut se tirer d'une note placée par Ibn Suwâr à la fin du traité : il n'était satisfait, explique-t-il, d'aucune des traductions, mais il espérait qu'en s'aidant de toutes on pourrait parvenir à saisir le sens des propos d'Aristote (Badawi, 1948-52:1017-1018; Georr, 1948 :198-200).
Les notes marginales, de plus, font apparaître d'autres traductions encore, dont les relations avec les textes copiés sont plus ou moins étroites. Il ressort, en effet, d'un examen de ces notes, qu'elles sont réparties de façon particulière. Les 35 citations tirées d'une traduction anonyme, désignée seulement comme « autre traduction » (naql âkhar), sont toutes attachées à la traduction ancienne attribuée à Ibn Nâ'ima, tandis que les 34 citations extraites de la traduction de Théophile sont attachées à la traduction d'Ibn Zur'a. Par contraste avec ces deux cas, les citations appelées par les mots nuskha ou nuskha ukhrâ (« autre copie ») se rencontrent dans les marges des trois traductions.
Il est donc manifeste qu'il doit exister un lien entre les traductions citées en marge et les traductions auxquelles ces citations sont attachées. En confrontant les données textuelles du manuscrit avec les informations fournies par le bibliographe Ibn al-Nadîm, selon qui la traduction de Yahyâ ibn Adî aurait été faite à partir de la version syriaque de Théophile (et non d'Adianase, comme l'indique le manuscrit), nous avons proposé l'hypothèse que la traduction d'Ibn Zur'a serait, en réalité, une révision de la traduction de Yahyâ (faite à partir du texte syriaque d'Adianase), avec l'aide de la version syriaque de Théophile (Hugonnard-Roche, 1991 : 197-199).
Quoi qu'il en soit de la véracité de cette hypothèse, l'exemple des Réfutations sophistiques montre la complexité de la tradition représentée dans le manuscrit : aux traductions déjà citées (les trois « éditées », l'anonyme et celle de Théophile), il faudrait d'ailleurs ajouter encore quelques mentions marginales d'une traduction d'Abû Bishr Mattâ et d'une traduction attribuée à un certain Quwayrâ, peut-être Abû Ishâq Ibrâhîm Quwayrâ, le maître d'Abû Bishr Mattâ, dont on ne possède plus rien (Hugonnard-Roche, 1989).
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