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Un manuscrit savanty mémoire de quatre siècles de philologie : le Parisinus ar. 2346

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  • Un manuscrit savanty mémoire de quatre siècles de philologie : le Parisinus ar. 2346

    Résumé

    Le manuscrit Parisinus ar. 2346 conserve un exceptionnel témoignage sur l'activité savante qui s'est déployée dans le milieu des philosophes chrétiens de Bagdad, entre la seconde moitié du IXe siècle et le début du XIe siècle. Il contient les copies des traductions en arabe des œuvres logiques d'Aristote, et donne de nombreux renseignements sur la chaîne de transmission matérielle des textes, en même temps qu'il comporte de nombreuses gloses extraites, notamment, de versions syriaques remontant jusqu'au VIIe siècle. On montre, sur quelques exemples, le parti que l'on peut tirer d'une telle source pour l'histoire tout à la fois des textes et des idées.

    1 Un témoin exceptionnel a été, par chance, conservé de la grande activité savante qui s'est déployée à Bagdad, durant les deux premiers siècles ayant suivi la fondation de la ville, dans le milieu social et intellectuel que l'on a désigné comme « the Christian scholars of the Bagdad school of commentators » (Zimmermann, 1981 : LXXIV ; Gutas, 1998). Il s'agit du fameux manuscrit Parisinus ar. 2346, qui contient ce que l'on peut considérer comme une « édition », avec commentaire, de l'Organon d'Aristote, c'est-à-dire du corpus des œuvres logiques du Philosophe, tel qu'il a commencé d'être constitué au premier siècle avant notre ère.

    Ce manuscrit se présente, en effet, pour l'essentiel, comme la copie d'un manuscrit autographe du savant philosophe et médecin, al-Hasan ibn Suwâr ibn al-Khammâr (942-1017) (Hugonnard-Roche, 1992; Walzer, 1962 : 60-113). Figure importante du cercle de Yahyâ ibn 'Adî, dont il fut le disciple, Ibn Suwâr, de confession nestorienne, était connu, en son temps, comme l'un des philosophes les plus accomplis dans le domaine de la logique.

    2 Le manuscrit conserve deux groupes de textes. L'un d'eux, qui contient, dans l'ordre, les Premiers Analytiques d'Aristote, l'Isagogè de Porphyre, puis les Catégories, le De interpretatione, les Seconds Analytiques, les Topiques et les Réfutations sophistiques d'Aristote, trouve son unité codicologique dans la similitude de composition des copies. Toutes sont pourvues de trois colophons successifs, le premier marquant la fin du texte, et les deux autres indiquant respectivement la source d'où la copie a été prise et les collations dont les textes ont fait l'objet.

    Le second groupe de textes, qui contient la Rhétorique et la Poétique d'Aristote, n'a pas de lien explicite avec Ibn Suwâr, et ne comporte pas les colophons propres au premier groupe. Il remonte cependant à des copies du philosophe Abû 'Alî ibn al-Samh (m. 1027), qui fut lui aussi élève de Yahyâ ibn Adî. Et ces traités viennent compléter ceux du premier groupe, en formant un Organon élargi à la Rhétorique et à la Poétique, selon l'usage de la tradition arabe qui a repris, en le systématisant, le modèle formé dans l'antiquité grecque tardive (Black, 1990). Dans la suite, pour simplifier l'exposé, nous nous intéresserons, toutefois, aux textes du seul premier groupe.

    3 Les colophons des textes, avons-nous dit, informent sur les sources des copies et sur les collations effectuées après le travail d'écriture des textes. L'ensemble de ces informations compose une histoire, tout à la fois précise et complexe, de la tradition des textes. Plusieurs strates apparaissent, à mesure qu'on lit les colophons. Prenons l'exemple du texte des Catégories.

    4 Le premier colophon s'énonce ainsi : « Traduction par Ishâq ibn Hunayn ». Cette information doit être complétée avec ce que nous savons par ailleurs de la source de cette traduction, à savoir qu'elle a été faite à partir d'une traduction syriaque de Hunayn ibn Ishâq.

    5 Deuxième colophon :

    « Le texte des Catégories a été copié sur une copie faite par Ibn Suwâr sur une copie autographe de Yahyâ ibn Adî, que celui-ci avait collationnée avec l'original autographe du traducteur Ishâq ibn Hunayn ».

    6 Troisième colophon :

    « Le texte des Catégories a été collationné avec une copie autographe d'Ibn Zur'a, faite aussi sur la copie de Yahyâ ibn 'Adî prise sur l'original autographe d'Ishâq ibn Hunayn. »

    7 Ces indications, prises pour exemple, et d'autres semblables que l'on peut recueillir dans les colophons des autres textes, mettent au jour une archéologie du texte de l'Organon arabe et les différents âges de sa constitution. Le premier âge est celui des traductions, faites aux alentours de la seconde moitié du IXe siècle, par des savants liés au cercle de Hunayn ibn Ishâq, comme son propre fils Ishâq ibn Hunayn, ou comme Tadhârî ibn Basîl (traducteur des Premiers Analytiques) et Abû 'Uthmân al-Dimashqî (traducteur des Topiques) ; bien qu'un peu plus jeune, le traducteur des Seconds Analytiques, Abû Bishr Mattâ (m. 940), considéré comme le maître de la logique dans l'École chrétienne de Bagdad, peut être rattaché à ce premier groupe, du point de vue de la composition du manuscrit.

    Le second âge est celui des copies exécutées par le jacobite Yahyâ ibn Adî, copiste de profession, grand collectionneur d'ouvrages savants et élève d'Abû Bishr Mattâ, qui devint, après la mort de son maître et le départ d'al-Fârâbî pour Alep en 942, le chef de file des études philosophiques dans le milieu chrétien de Bagdad. De la même époque datent aussi les copies effectuées par Ibn Zur'a, le condisciple de Yahyâ ibn Adî. Le troisième âge, enfin, est celui des copies effectuées par Ibn Suwâr, l'élève de Yahyâ ibn Adî.

    8 La chaîne de transmission matérielle des textes est donc, dans le cas remarquable qui nous occupe, le reflet fidèle d'une chaîne de transmission des savoirs et des études, dont les acteurs sont traducteurs et commentateurs, spécialisés dans la connaissance des textes philosophiques d'origine grecque. Pour eux, copier et éditer étaient, sinon leur activité professionnelle (comme dans le cas de Yahyâ ibn Adî), du moins un prolongement naturel de leurs études savantes.

    9 La grande tradition philologique, qui va d'Ishâq ibn Hunayn jusqu'à Ibn Suwâr, n'est cependant qu'une partie de la tradition complète dont le manuscrit porte témoignage. Les notes et commentaires qui accompagnent les textes dans les marges fournissent, en effet, des attestations de traductions syriaques, qui remontent à des époques bien antérieures à Ishâq ibn Hunayn. Plusieurs strates de traductions, ou révisions de traductions antérieures, là aussi se laissent deviner. On trouve ainsi des mentions de traductions syriaques de Hunayn ibn Ishâq (milieu du IXe siècle), de traductions syriaques de Théophile d'Édesse (fin du VIIIe siècle) ou de traductions syriaques d'Athanase (milieu du VIIe siècle).

    C'est donc une large part de la tradition syriaque des études de logique qui se trouve reprise, pour son usage, par l'École chrétienne de Bagdad du Xe siècle. Faute de pouvoir embrasser ici l'ensemble de cette tradition, nous donnerons quelques exemples des ressources qu'offre le manuscrit pour la compréhension d'une histoire des textes inséparable d'une histoire des idées.

    10 Une première observation nous paraît devoir s'imposer. Le manuscrit présente, au premier abord, les traités d'Aristote, avec celui de Porphyre, comme un ensemble bien organisé, dont les colophons définissent l'unité : celle d'un corpus réuni par Ibn Suwâr, à partir des copies de son maître Yahyâ ibn Adî — corpus accompagné, en marge, des notes et commentaires propres d'Ibn Suwâr. Pourtant, un examen plus attentif du manuscrit montre que chacun des textes réunis a une histoire particulière, qui tient aux modalités complexes de l'assimilation de la logique aristotélicienne en syriaque et en arabe. Le manuscrit dispose, en effet, la mémoire de cette assimilation en éléments juxtaposés, auxquels il faut restituer leur enchaînement diachronique.

    11 Considérons l'exemple le plus frappant à première vue, celui des Réfutations sophistiques. Trois traductions de ce texte sont conservées dans le manuscrit, dont les auteurs sont ainsi identifiés : l'une est attribuée à Ibn Nâ'ima, traducteur de la première moitié du IXe siècle, ayant appartenu à ce qu'il est convenu d'appeler le « cercle d'al-Kindî » (Endress, 1997) ; une autre est due à Yahyâ ibn 'Adî, qui l'exécuta à partir d'une version syriaque d'Athanase ; la troisième est due à Ibn Zur'a, qui l'exécuta également à partir de la version syriaque d'Adianase.

    Ces trois traductions ont été découpées intentionnellement en portions correspondant à des parties identiques du texte original, et de dimensions telles que les trois portions appartenant aux trois traductions occupent le verso d'un feuillet et le recto du feuillet suivant : ainsi sont mises en parallèle, portions par portions, les trois traductions. La raison de cette mise en parallèle peut se tirer d'une note placée par Ibn Suwâr à la fin du traité : il n'était satisfait, explique-t-il, d'aucune des traductions, mais il espérait qu'en s'aidant de toutes on pourrait parvenir à saisir le sens des propos d'Aristote (Badawi, 1948-52:1017-1018; Georr, 1948 :198-200).

    Les notes marginales, de plus, font apparaître d'autres traductions encore, dont les relations avec les textes copiés sont plus ou moins étroites. Il ressort, en effet, d'un examen de ces notes, qu'elles sont réparties de façon particulière. Les 35 citations tirées d'une traduction anonyme, désignée seulement comme « autre traduction » (naql âkhar), sont toutes attachées à la traduction ancienne attribuée à Ibn Nâ'ima, tandis que les 34 citations extraites de la traduction de Théophile sont attachées à la traduction d'Ibn Zur'a. Par contraste avec ces deux cas, les citations appelées par les mots nuskha ou nuskha ukhrâ (« autre copie ») se rencontrent dans les marges des trois traductions.

    Il est donc manifeste qu'il doit exister un lien entre les traductions citées en marge et les traductions auxquelles ces citations sont attachées. En confrontant les données textuelles du manuscrit avec les informations fournies par le bibliographe Ibn al-Nadîm, selon qui la traduction de Yahyâ ibn Adî aurait été faite à partir de la version syriaque de Théophile (et non d'Adianase, comme l'indique le manuscrit), nous avons proposé l'hypothèse que la traduction d'Ibn Zur'a serait, en réalité, une révision de la traduction de Yahyâ (faite à partir du texte syriaque d'Adianase), avec l'aide de la version syriaque de Théophile (Hugonnard-Roche, 1991 : 197-199).

    Quoi qu'il en soit de la véracité de cette hypothèse, l'exemple des Réfutations sophistiques montre la complexité de la tradition représentée dans le manuscrit : aux traductions déjà citées (les trois « éditées », l'anonyme et celle de Théophile), il faudrait d'ailleurs ajouter encore quelques mentions marginales d'une traduction d'Abû Bishr Mattâ et d'une traduction attribuée à un certain Quwayrâ, peut-être Abû Ishâq Ibrâhîm Quwayrâ, le maître d'Abû Bishr Mattâ, dont on ne possède plus rien (Hugonnard-Roche, 1989).

    La suite...
    Si vous ne trouvez pas une prière qui vous convienne, inventez-la.” Saint Augustin

  • #2
    12 La difficulté du texte des Réfutations sophistiques a conduit le compilateur du corpus logique à juxtaposer trois traductions arabes du traité d'Aristote, et à noter dans les marges des variantes puisées dans d'autres traductions. C'est, semble-t-il, un procédé général d'Ibn Suwâr que celui de la juxtaposition des traductions ou des versions diverses d'un même texte. Cette pratique peut se rapporter à une phrase ou à un membre de phrase, ou encore à un mot unique. Les variantes peuvent être précédées du nom du traducteur, mais il arrive souvent qu'elles soient simplement accompagnées de la mention naql âkhar ou nuskha ukhrâ, ou encore que le mot constituant la variante soit porté en interligne au-dessus du mot lui correspondant, sans indication d'origine.

    C'est alors un problème délicat que celui de déterminer quel type de variante représente le mot, ou les mots, en question, et plus généralement comment le compilateur conçoit une « édition » de texte, à partir des copies multiples dont il peut disposer. Le lecteur d'aujourd'hui doit s'attacher à peser, en quelque sorte, l'autorité qui appartient aux différents éléments du texte, et c'est à lui qu'il incombe de reconstruire la lisibilité du document.

    13 Donnons quelques exemples. On trouve parfois des corrections d'ordre grammatical, ou stylistique : ainsi khayran (précédé de laysai) est surmonté en interligne de bi-khayr ; bi-lâ idtirâr (sans obligation) est surmonté de lâ min al-idt irâr ; idhâ de mata ; etc. Mais il est remarquable que les notes, qu'elles soient interlinéaires ou marginales, ne contiennent que de façon exceptionnelle des leçons qui soient issues d'accidents de transmission. Les variantes, dans leur quasi-totalité, représentent des traductions différentes, dont la source, variée, peut être qualifiée de nuskha ou de naql. Elles dénotent, le plus souvent, un travail sur le vocabulaire technique, effectué par les traducteurs ou réviseurs successifs. Par exemple, des transcriptions du grec (par l'intermédiaire du syriaque), ou des vocables non techniques, sont remplacés ou glosés par des termes qui ont été spécialisés dans un sens technique : ainsi sulûjismûs est remplacé par qiyâs (« nalogie » spécialisé ensuite dans le sens de « yllogisme »), maqûl est remplacé par mahmûl pour signifier l'appartenance d'un prédicat au sujet (en termes de logique), qawl est remplacé par hadd pour signifier la définition (logos, en grec), etc.

    La lecture de ces notes touchant les variations terminologiques des traductions est donc riche d'enseignements sur la formation d'un lexique technique de la logique, entre la première moitié du IXe siècle et la fin du Xe siècle (Hugonnard-Roche, 1994 ; Endress, 1992 : 3-23). S'agissant de ces notes, un point remarquable est à souligner, qui touche à l'histoire propre de chacun des traités du corpus.

    Dans certains cas, les leçons portées en interligne paraissent « moins bonnes » que le texte « édité », ou même tout à fait inexactes. Sans doute le glossateur a-t-il alors reporté sur sa copie les variantes trouvées dans une autre version, non encore révisée, du même texte, ou dans une autre traduction de moindre qualité. Ainsi trouve-t-on, par exemple, dans le texte des Premiers Analytiques, la leçon tanqasimu (est divisée), moins précise, au-dessus de la leçon technique tanhallu (est analysée) pour rendre dialuetai (est analysé) ; ou bien, dans la traduction des Topiques par Abû 'Uthmân al-Dimashqî, l'expression paraphrastique sû ' al-qiyâs (défaut du syllogisme) au-dessus du terme mughâlata (tromperie), spécialisé comme traduction technique de paralogismos ; et l'on pourrait multiplier les exemples de ce type de gloses.

    14 Si le manuscrit offre ainsi au lecteur d'aujourd'hui, dans ses diverses strates de notes et de gloses, le dépôt de deux siècles de travaux philologiques sur l'Organon, il faut prendre garde que l'ordre codicologique de la lecture de ces strates ne correspond pas nécessairement à l'ordre chronologique de leur accumulation. Et il convient de déchiffrer, dans chaque cas, ce qui revient à d'éventuelles corrections ou révisions. Le texte même d'une traduction « éditée » est, le plus souvent, le produit d'une élaboration où se conjuguent le travail philologique et l'investigation philosophique. Entre le texte grec d'origine et la version arabe « éditée » dans le Parisinus, s'interposent donc non seulement d'éventuelles versions intermédiaires ou révisions de traductions, mais aussi la mise au point d'un langage et l'élaboration de concepts philosophiques. Il en est ainsi, par exemple, du concept désigné par le terme mutlaq (libéré), qui s'applique à des expressions dépourvues de qualification modale.

    Au début des Analytiques premiers (I, 2, 25 al-2 Bekker), Aristote distingue trois sortes de prémisses : l'attributive, la nécessaire, la possible. La formule grecque qui désigne la première de ces prémisses, protasis tou huparchein, est rendue dans la version arabe, due à Tadhârî, au moyen de l'expression muqaddama mutlaqa. Dans son commentaire, Jean Philopon déclare que le mode attributif est, selon Aristote, celui des prémisses « sans mode », c'est-à-dire dépourvues de toute spécification modale.

    La qualification de mutlaqa (libérée, absolue), attachée à cette prémisse, trouve donc probablement sa source dans la lecture du Commentaire de Philopon (ou dans une tradition scolaire issue de l'Antiquité tardive) ou, à tout le moins, elle est le résultat d'une élaboration conceptuelle semblable à celle dont Philopon est l'exemple. Ainsi la traduction muqaddama mutlaqa a remplacé la traduction plus littérale muqaddama wugûdiyya, attestée par des gloses du manuscrit, et déjà représentée par son équivalent syriaque dans les traductions anciennes en cette langue.

    Par extension de cet usage, la négation d'une modalité a même été exprimée au moyen du seul terme mutlaq : on trouve, par exemple, l'expression grecque to mè anagkaion (le non-nécessaire) traduite simplement par al-mutlaq (l'absolu), ou l'expression mè ex anagkes (non nécessairement) traduite par bi-l-itlâq (absolument). Plus largement, l'expression bi-l-itlâq, ou 'alâ-l-itlâq, a pris le sens de « dépourvu de toute spécification » et elle a été utilisée comme la traduction ordinaire du grec haplôs (absolument, purement et simplement), au lieu de la traduction peu technique qu'était bi-l-gumla (dans l'ensemble, en général) (Hugonnard-Roche, 1994).

    15 L'alliance de l'analyse philosophique avec la recherche de la précision philologique caractérise, de manière générale, l'ensemble des travaux dont le Parisinus est l'aboutissement, les traductions comme les notes et gloses. En voici un exemple. Dans l'Isagogè de Porphyre, le « propre » est divisé en quatre sortes, dont la première est dite :

    « ce qui n'appartient qu'à une espèce, mais non pas nécessairement à l'espèce toute entière : ainsi, pour l'homme, le fait d'être médecin ou de pratiquer la géométrie » (bôs anthropoi to iatreuein è to geômetrein) (Porphyre, 1998 : 15).

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    • #3
      16 L'exemple aristotélicien est rendu, dans la traduction d'Abû 'Uthmân al-Dimashqî (Badawi 1948-52 : 1049), au moyen de l'expression ka-l-tibb wa-l-handasa li-l-insân (comme la médecine et la géométrie pour l'homme), mais une note due à al-Hasan ibn Suwâr contient le commentaire suivant :

      « il [= Aristote] ne veut pas dire par là [= par les termes de l'exemple] la puissance qu'a l'homme de connaître la géométrie et la médecine, mais il veut seulement dire par là celui qui est médecin en acte, car la puissance de connaître la géométrie et la médecine est à tout homme, non pas à certains à l'exclusion de certains autres. »

      17 Ibn Suwâr critique donc la traduction d'al-Dimashqî, qui ne rend pas exactement la pensée de l'auteur grec. La traduction, en effet, laisse entendre, selon Ibn Suwâr, que la médecine et la géométrie n'appartiennent pas nécessairement à toute l'espèce humaine, ce qui est faux, la distinction à faire étant celle-ci : la médecine et la géométrie appartiennent bien à toute l'espèce humaine en puissance, mais non pas à elle toute en acte. La suite de la glose ajoute que Hunayn ibn Ishâq, dans sa traduction syriaque, a excellemment rendu le passage, en traduisant : « bien que cela n'advienne pas à tous, comme la pratique [isti'mâl par l'homme de la médecine ou de la géométrie ». Hunayn a donc ajouté un mot syriaque (rendu en arabe, par Ibn Suwâr, au moyen de isti'mâl), pour donner un équivalent de l'expression grecque qui a fait difficulté, à savoir : l'article to suivi du verbe à l'infinitif.

      Cette tournure, qui dénote ici que la qualification exprimée par le verbe se trouve en acte dans le sujet, a donné lieu à diverses tentatives de traductions, dont un autre passage du traité donne des exemples ; ainsi, l'expression grecque to kathestanai kai to kathezesthai (le fait d'être debout et le fait d'être assis) (Isagogè, p. 2, 22 Busse) a été traduite par al-Dimashqî au moyen de l'expression al-qiyâm wa-l-gulûs, mais un glossateur, probablement Ibn Suwâr, a trouvé, dans les traductions syriaques (sans autre précision), al-âlis wa-l-qâ'im, et, dans les traductions syriaques anciennes (sans autre précision), an yaglisa wa anyaqûma (Badawi 1948-52: 1025). On voit, sur cet exemple, les tâtonnements des traducteurs pour trouver une équivalence à une formulation technique propre au grec, ainsi que la pertinence de l'analyse philologique et philosophique conduite par Ibn Suwâr.

      18 Les quelques remarques qui précèdent avaient pour intention de suggérer les multiples lectures possibles qu'offre un manuscrit savant comme le Parisinus ar. 2346, à vrai dire exceptionnel par la richesse de son contenu. Produit de deux siècles de travail sur les traductions arabes de l'Organon d'Aristote (et de deux siècles d'études syriaques, auparavant), il a la particularité rare de conserver des traces abondantes des diverses phases de la tradition d'Ecole dans laquelle ont été élaborés les multiples versions et commentaires des traités qui composent l'ensemble du corpus logique. Ce dont témoigne, au premier chef, ce manuscrit, c'est d'une recherche savante, dont la finalité n'est pas simplement de transmettre à l'arabe des textes grecs, mais d'acquérir et développer, pour elle-même, la connaissance d'une discipline philosophique, la logique.

      Les moyens utilisés sont évidemment la traduction des originaux grecs d'Aristote, mais cette traduction s'accompagne d'un incessant effort de révision des versions existantes, de retraduction, de collation avec des manuscrits chargés d'autorité (autographes d'Ishâq ibn Hunayn, par exemple), de comparaison avec des traductions anciennes, syriaques notamment, etc. Il est donc possible de rechercher, dans la remarquable documentation fournie par les notes et gloses du manuscrit, les éléments permettant de reconstituer l'histoire textuelle d'un traité, l'évolution d'un lexique technique, la généalogie d'un groupe savant, etc. Mais le travail dont le manuscrit est le témoin ne doit pas s'assimiler à une entreprise purement linguistique, comme le prouve la rareté des variantes d'une simple copie.

      C'est bien la compréhension philosophique qui oriente presque toujours l'attention philologique. On peut donc rechercher aussi, dans les textes et gloses du manuscrit, la mémoire des questions logiques discutées par les philosophes bagdadiens de cette époque, leurs analyses de ces questions et éventuellement les procédés de résolution de certaines de ces questions. Telles sont, nous semble-t-il, les ressources que peut offrir à la recherche, de nos jours, un document comme celui que nous venons de présenter brièvement.

      Bibliographie

      BADAWI A. (éd.), 1948-52, Mantiq Arist û, 3 vol., Le Caire, Matba'a dâr al-kutub al-misriyya, 1068 p. (numérotation continue).

      BLACK D. L., 1990, Logic and Aristotle's Rhetoric and Poetics in Medieval Arabic Philosophy, Leiden, E.J. Brill, 290 p.

      ENDRESS G., 1992, « Die Wissenschaftliche Literatur », in W. Fischer (dir.), Grundriss der Arabischen Philologie, Bd. Ill :Supplement, Wiesbaden, Dr Ludwig Reichert Verlag, 299 p.

      — 1997, « The Circle of al-Kindî: Early Arabic Translations from the Greek and the Rise of Islamic Philosophy », in G. Endress and R. Kruk (dir.), The Ancient Tradition in Christian and Islamic Hellenism: Studies on the Transmission of Greek Philosophy and Sciences, Leiden, Research School CNWS (Leiden University), 328 p.

      GEORR KH., 1948, Les Catégories d'Aristote dans leurs versions syro-arabes, Beyrouth, Institut français de Damas, 422 p.

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      HUGONNARD-ROCHE H., 1989, « Aristote de Stagire. L'Organon. Tradition syriaque et arabe. Les Réfutations sophistiques », in R. Goulet (dir.), Dictionnaire des Philosophes Antiques, t. I, Paris, Éditions du CNRS, 841 p.

      — 1991, « Contributions syriaques aux études arabes de logique à l'époque abbasside », ARAM n° 3, Oxford, ARAM Society for Syro-Mesopotamian Studies, 193-210.

      — 1992, « Une ancienne « édition » arabe de l'Organon d'Aristote : problèmes de traduction et de transmission », in J. Hamesse (dir.), Les problèmes posés par l'édition critique des textes anciens et médiévaux, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 522 p.

      — 1994, « La formation du vocabulaire de la logique en arabe », in D. Jacquart (dir ), La formation du vocabulaire scientifique et intellectuel dans le monde arabe, Turnhout, Brepols, 112 p.

      PORPHYRE, 1998, Isagoge. Texte grec, Translatio Boethii, Traduction par Alain de Libera et Alain-Philippe Segonds, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 101 p.

      WALZER R., 1962, Greek into Arabic: Essays on Islamic Philosophy, Oxford, Bruno Cassirer, 256 p.

      ZIMMERMANN F. W., 1981, Al-Farabi's Commentary and Short Treatise on Aristotle's De Inter-pretatione, translated with an introduction and notes by F.W.Z., London, The Oxford University Press, CLI1-287 p.

      Henri Hugonnard-Roche
      « Un manuscrit savanty mémoire de quatre siècles de philologie : le Parisinus ar. 2346 », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée.
      Si vous ne trouvez pas une prière qui vous convienne, inventez-la.” Saint Augustin

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