"Nous sommes en transition entre l’imaginaire de la oumma et la construction d’un Etat-nation"
Après la sortie de son dernier ouvrage Le Dictionnaire amoureux des Mille et Une Nuits, édité chez Plon, c’est détendu, dans sa ville natale de Skikda, que Malek Chebel a reçu El Watan Week-end.
Sans éluder aucune question, le penseur musulman évoque sa vision de l’Islam, des femmes et de la société algérienne, et nous livre sa réflexion sur les moyens d’améliorer la vie des musulmans face aux évolutions du monde contemporain.
-Est-ce en tant que philosophe, anthropologue ou amoureux de l'Islam que vous avez écrit un livre sur les Mille et Une Nuits ? Un de plus…
Les trois. Nous avons besoin, je pense, d'une mise au point complète sur ce livre extraordinaire que nous appelons les Mille et Une Nuits, beaucoup plus vaste et plus riche qu'on le dit. C'est un livre qui a plus de onze siècles d'existence, universel et l'un des livres les plus féconds. Il a inspiré la littérature, le cinéma, la danse, la peinture… Ce que j'apporte de nouveau par rapport à ce qui a été fait, c'est d'abord une lecture particulière, car je considère que les Mille et Une Nuits est une création féminine. Ce qui change l'optique. C'est d'abord l'univers féminin et sa façon de lire le monde. A partir de là, j’ai essayé de donner une définition globale de la société arabe au Xe siècle et de ce qu'elle a apporté aux siècles suivants. Les Mille et Une Nuits sont d'une grande modernité et cet ouvrage nous parle encore depuis le Xe siècle. Fascinant !
-En parlant de modernité, vous venez fréquemment en Algérie, que pensez-vous de l'évolution de ce pays ? Pour être plus précis, ne trouvez-vous pas qu'il existe une différence entre l'Islam de vos livres et l'Islam tel qu'il est vécu aujourd'hui par les musulmans, notamment algériens ?
C'est certain. Il existe aujourd'hui un divorce entre l'Islam que j'aime, que j'appelle l'Islam des lumières, et la pratique musulmane elle-même. Il ne faut pas oublier que la pratique musulmane a quatorze siècles d'existence. Les distorsions sont donc inévitables, compte tenu de l'ancienneté de cette religion. De plus, l'Islam requiert un certain nombre de conditions sociales, humaines et intellectuelles pour bien fonctionner. Il se trouve que sur ces trois plans, le monde musulman et arabe en particulier, ont vu leurs repères exploser. Sur le plan de l'éducation, par exemple, le déficit est abyssal. Sur le plan humain, nous avons tendance à nous laisser dominer et conduire par nos passions, y compris religieuses. On l'a vu récemment avec deux pays qui ont failli se déclarer la guerre pour une question de football. C'est assez impressionnant. Ces trois facteurs font que l'Islam qui se pratique n'est pas réellement celui que je décris dans la théorie. Après, l'Islam que j'aime est une ligne d'horizon, un idéal raisonnable.
-Le rôle de la femme musulmane est central dans vos écrits. Pensez-vous qu'il est possible de concilier les préceptes de l'Islam avec les exigences de la vie moderne pour une femme ?
Oui. L'Islam des lumières est un Islam qui s'adapte à la modernité. Et je n'en doute pas une seule seconde. J'en donne pour preuve l'existence de systèmes à l'intérieur de certains pays musulmans comme l'Indonésie, la Malaisie, la Turquie où la femme vit pleinement ses droits sans se sentir lésée. Ces pays doivent être portés en exemple et suivis des autres. Allez à Kuala Lampur, en Malaisie, vous verrez une ville extrêmement dynamique et moderne où les hommes et les femmes vivent très bien leur Islam en harmonie avec les étrangers tout en gardant leur culture et en pratiquant un Islam exemplaire.
-En comparaison, ne serait-ce qu’avec les pays du Maghreb, la femme algérienne a moins de droits que ses voisines…
Non. Tout d'abord, la femme en Algérie jouit paradoxalement de beaucoup de libertés. Mais elle n'a pas les textes qui accompagnent cette liberté. Nous sommes seulement en retard sur les textes. Il me semble que la femme algérienne profite pleinement de sa liberté, quasiment identique à celle de l'homme. Maintenant, l'homme et la femme souffrent des conditions économiques, notamment. Je fais donc le distinguo entre ce que vit la femme concrètement et les textes législatifs qui ne suivent pas. De ce point de vue, nous sommes en retard sur le Maroc et la Tunisie, c'est vrai. Il faut donc un signal législatif fort pour sortir la femme des traditions anciennes qui lui assignent un statut et un rôle qui ne sont pas dignes d'elle.
-Comment expliquez-vous cette défiance des musulmans envers la femme?
Il y a un juste milieu entre la burka, à laquelle je m'oppose, et la minijupe. Moi, je milite pour les droits fondamentaux. Le droit d'accès à la culture, au travail, le droit de disposer de son corps, le droit de voyager librement sans être surveillé par qui que ce soit, le droit d'avoir accès à toutes les ressources de la nation. Ce sont les droits les plus importants à mes yeux. Mais cela dépasse la simple dimension de la femme. Dans le monde musulman, la situation générale est catastrophique, la femme paye un lourd tribut. Et prioritairement, pour améliorer les choses, il faut des droits juridiques qui protègent les femmes de manière complète. Pour aller plus loin, je suis pour une égalité totale entre la femme et l'homme dans le cadre de l'Islam. Et je le répète, le blocage essentiel n'est pas la religion Islam, mais les musulmans, une minorité de musulmans archaïques.
-Vous êtes l'inventeur du concept d’«l'Islam des lumières». Comment peut-on, selon vous, concilier les valeurs collectives prônées par l'Islam et l'individualisme fondamental défendu par les philosophes des lumières?
Avant de créer l'Islam des lumières en 2004, j'avais écrit en 2000 un livre intitulé Le sujet en Islam. Dans ce livre, je pose les jalons de ce qu'est l'individualisme musulman. Un des points de blocage en Islam est le fait de tout remettre ou de s'en remettre en totalité à la communauté. Je défends donc l'individualisme musulman au sens philosophique du terme. Il faut reconsidérer l'individu dans les sociétés musulmanes. Tant que nous serons gérés, gouvernés par une pensée collectiviste, les énergies individuelles et le progrès seront toujours étouffés. Et le résultat est que nous connaissons aujourd'hui une érosion des intellectuels et des pensées novatrices dans nos sociétés.
Après la sortie de son dernier ouvrage Le Dictionnaire amoureux des Mille et Une Nuits, édité chez Plon, c’est détendu, dans sa ville natale de Skikda, que Malek Chebel a reçu El Watan Week-end.
Sans éluder aucune question, le penseur musulman évoque sa vision de l’Islam, des femmes et de la société algérienne, et nous livre sa réflexion sur les moyens d’améliorer la vie des musulmans face aux évolutions du monde contemporain.
-Est-ce en tant que philosophe, anthropologue ou amoureux de l'Islam que vous avez écrit un livre sur les Mille et Une Nuits ? Un de plus…
Les trois. Nous avons besoin, je pense, d'une mise au point complète sur ce livre extraordinaire que nous appelons les Mille et Une Nuits, beaucoup plus vaste et plus riche qu'on le dit. C'est un livre qui a plus de onze siècles d'existence, universel et l'un des livres les plus féconds. Il a inspiré la littérature, le cinéma, la danse, la peinture… Ce que j'apporte de nouveau par rapport à ce qui a été fait, c'est d'abord une lecture particulière, car je considère que les Mille et Une Nuits est une création féminine. Ce qui change l'optique. C'est d'abord l'univers féminin et sa façon de lire le monde. A partir de là, j’ai essayé de donner une définition globale de la société arabe au Xe siècle et de ce qu'elle a apporté aux siècles suivants. Les Mille et Une Nuits sont d'une grande modernité et cet ouvrage nous parle encore depuis le Xe siècle. Fascinant !
-En parlant de modernité, vous venez fréquemment en Algérie, que pensez-vous de l'évolution de ce pays ? Pour être plus précis, ne trouvez-vous pas qu'il existe une différence entre l'Islam de vos livres et l'Islam tel qu'il est vécu aujourd'hui par les musulmans, notamment algériens ?
C'est certain. Il existe aujourd'hui un divorce entre l'Islam que j'aime, que j'appelle l'Islam des lumières, et la pratique musulmane elle-même. Il ne faut pas oublier que la pratique musulmane a quatorze siècles d'existence. Les distorsions sont donc inévitables, compte tenu de l'ancienneté de cette religion. De plus, l'Islam requiert un certain nombre de conditions sociales, humaines et intellectuelles pour bien fonctionner. Il se trouve que sur ces trois plans, le monde musulman et arabe en particulier, ont vu leurs repères exploser. Sur le plan de l'éducation, par exemple, le déficit est abyssal. Sur le plan humain, nous avons tendance à nous laisser dominer et conduire par nos passions, y compris religieuses. On l'a vu récemment avec deux pays qui ont failli se déclarer la guerre pour une question de football. C'est assez impressionnant. Ces trois facteurs font que l'Islam qui se pratique n'est pas réellement celui que je décris dans la théorie. Après, l'Islam que j'aime est une ligne d'horizon, un idéal raisonnable.
-Le rôle de la femme musulmane est central dans vos écrits. Pensez-vous qu'il est possible de concilier les préceptes de l'Islam avec les exigences de la vie moderne pour une femme ?
Oui. L'Islam des lumières est un Islam qui s'adapte à la modernité. Et je n'en doute pas une seule seconde. J'en donne pour preuve l'existence de systèmes à l'intérieur de certains pays musulmans comme l'Indonésie, la Malaisie, la Turquie où la femme vit pleinement ses droits sans se sentir lésée. Ces pays doivent être portés en exemple et suivis des autres. Allez à Kuala Lampur, en Malaisie, vous verrez une ville extrêmement dynamique et moderne où les hommes et les femmes vivent très bien leur Islam en harmonie avec les étrangers tout en gardant leur culture et en pratiquant un Islam exemplaire.
-En comparaison, ne serait-ce qu’avec les pays du Maghreb, la femme algérienne a moins de droits que ses voisines…
Non. Tout d'abord, la femme en Algérie jouit paradoxalement de beaucoup de libertés. Mais elle n'a pas les textes qui accompagnent cette liberté. Nous sommes seulement en retard sur les textes. Il me semble que la femme algérienne profite pleinement de sa liberté, quasiment identique à celle de l'homme. Maintenant, l'homme et la femme souffrent des conditions économiques, notamment. Je fais donc le distinguo entre ce que vit la femme concrètement et les textes législatifs qui ne suivent pas. De ce point de vue, nous sommes en retard sur le Maroc et la Tunisie, c'est vrai. Il faut donc un signal législatif fort pour sortir la femme des traditions anciennes qui lui assignent un statut et un rôle qui ne sont pas dignes d'elle.
-Comment expliquez-vous cette défiance des musulmans envers la femme?
Il y a un juste milieu entre la burka, à laquelle je m'oppose, et la minijupe. Moi, je milite pour les droits fondamentaux. Le droit d'accès à la culture, au travail, le droit de disposer de son corps, le droit de voyager librement sans être surveillé par qui que ce soit, le droit d'avoir accès à toutes les ressources de la nation. Ce sont les droits les plus importants à mes yeux. Mais cela dépasse la simple dimension de la femme. Dans le monde musulman, la situation générale est catastrophique, la femme paye un lourd tribut. Et prioritairement, pour améliorer les choses, il faut des droits juridiques qui protègent les femmes de manière complète. Pour aller plus loin, je suis pour une égalité totale entre la femme et l'homme dans le cadre de l'Islam. Et je le répète, le blocage essentiel n'est pas la religion Islam, mais les musulmans, une minorité de musulmans archaïques.
-Vous êtes l'inventeur du concept d’«l'Islam des lumières». Comment peut-on, selon vous, concilier les valeurs collectives prônées par l'Islam et l'individualisme fondamental défendu par les philosophes des lumières?
Avant de créer l'Islam des lumières en 2004, j'avais écrit en 2000 un livre intitulé Le sujet en Islam. Dans ce livre, je pose les jalons de ce qu'est l'individualisme musulman. Un des points de blocage en Islam est le fait de tout remettre ou de s'en remettre en totalité à la communauté. Je défends donc l'individualisme musulman au sens philosophique du terme. Il faut reconsidérer l'individu dans les sociétés musulmanes. Tant que nous serons gérés, gouvernés par une pensée collectiviste, les énergies individuelles et le progrès seront toujours étouffés. Et le résultat est que nous connaissons aujourd'hui une érosion des intellectuels et des pensées novatrices dans nos sociétés.
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