dimanche, 22 août 2010
Il y a vingt ans, Saddam Hussein envahissait le Koweït et, pour l'y déloger, la France de François Mitterrand s'engageait aux côtés de l'Amérique de George Bush père dans la première guerre chaude de l'après-guerre froide. A l'occasion de cet anniversaire, j'ai voulu en savoir davantage sur les rapports qu'a entretenu le président socialiste avec ses homologues d'outre Atlantique pendant quinze ans. Mon travail dans les archives américaines a fait l'objet de deux publications dans les "Nouvel Observateur" du 12 et du 19 août. Les voici.
Tout n'est pas encore accessible. Mais la masse de documents qui ont été déclassifiés ces derniers mois dans les « bibliothèques présidentielles » de Ronald Reagan et George Bush père présente d'ores et déjà un intérêt historique majeur. Ces centaines de notes confidentielles - dont nous publions ici des extraits pour la première fois - racontent les coulisses de cette relation si particulière, à la fois tourmentée et hautement stratégique, qu'ont entretenue l'Elysée et la Maison-Blanche pendant plus d'une décennie. On y découvre des Américains tour à tour intrigués, fascinés ou exaspérés par le président français, « un provincial» qui prend des « airs supérieurs », un « intellectuel», un « leader ambigu », mais aussi un « allié sûr », un « ami » ; et un François Mitterrand très attaché à l'alliance avec les Etats-Unis, qui entretenait avec ses homologues d'outre-Atlantique des relations plus étroites qu'on ne l'a cru à l'époque.
Ces dossiers mettent aussi en lumière des épisodes inconnus d'affrontement ou de collaboration entre Paris et Washington, épisodes qui, à l'insu de l'opinion publique, ont profondément marqué la relation franco-américaine. Les archives révèlent enfin l'une des facettes les plus secrètes des années Mitterrand : la coopération entre Paris et Washington dans le domaine du nucléaire militaire et du renseignement. On y apprend, par exemple, que durant le premier septennat, alors que des ministres communistes siégeaient au gouvernement de la France, le CEA a fait tester des éléments de la bombe atomique française aux Etats-Unis, dans le désert du Nevada, sans que ni les citoyens ni le Parlement français en aient été informés. Jusqu'à ce jour. V.J.
21 mai 1981: Ce Mitterrand est-il fiable ?
A Paris, le peuple de gauche exulte. Enfin un socialiste accède à l'Elysée. A Washington, on tremble. Qui est vraiment ce Mitterrand ? Est-il fiable ? Le président américain veut en avoir le coeur net. Au moment où le nouveau chef de l'Etat dépose des roses sur les tombes de ses héros au Panthéon, Ronald Reagan reçoit le chancelier allemand Helmut Schmidt dans le bureau Ovale. Inquiet, il le presse de questions sur ce mystérieux Français qui a fait alliance avec les communistes et dont le «mauvais» exemple risque de faire tache d'huile en Europe, en Italie surtout. Sera-t-il un bon allié ? Sa politique étrangère sera-t-elle compatible avec celle de Washington ?
Le chancelier fait son possible pour le rassurer. Bien sûr, «beaucoup de choses vont changer» en France; bien sûr, aucun de ses nouveaux dirigeants « n'a eu d'expérience de pouvoir depuis vingt ans » ; mais, rassurez-vous, «Mitterrand va garder la France dans l'Otan et respecter tous les engagements de son pays vis-à-vis de la Communauté économique européenne ». Et puis, « il sera probablement plus pro-israélien et plus anti-arabe que son prédécesseur », même s'il ne pourra pas « se permettre de suivre une politique moyen-oriental très différente», étant donnée «la dette de la France envers les pays arabes »... Plus important encore, Schmidt assure au chef du «monde libre» que l'attitude de Mitterrand envers l'URSS « sera plus dure » que celle de Giscard. Bref, pas de panique, le socialiste sera « atlantiste », comme il l'a toujours été. «Les alliés occidentaux devraient donc l'accueillir à bras ouverts. » A moitié convaincu, Reagan dit qu'il va «essayer» d'établir de « bonnes relations » avec le nouveau locataire de l'Elysée.
24 juin 1981: George Bush et les ministres communistes
Un mois après l'investiture de François Mitterrand, Reagan dépêche son vice-président, George Bush père, en mission d'information à Paris. Celui-ci tombe plutôt mal. Le matin même, l'Elysée a annoncé qu'il y aura quatre ministres communistes dans le gouvernement. Comment le numéro deux de la Maison-Blanche, qui fut directeur de la CIA, va-t-il réagir ? Son équipe lui conseille la plus grande prudence. Se mêler ouvertement de la politique intérieure française serait «contre-productif». «Depuis la victoire de François Mitterrand, lui écrit un diplomate, nous avons évité de dire trop ouvertement aux leaders français notre inquiétude au sujet des communistes, nous l'avons seulement exprimée en privé. » Il est donc vivement recommandé au vice-président « de ne pas évoquer lui-même le sujet lors de sa rencontre avec François Mitterrand». En revanche, si le Français aborde lui-même la question, il faudra dire que cette participation des communistes aura un « effet négatif» sur les relations bilatérales. Mais surtout ne pas aller trop loin. Car « nous ne pouvons pas couper les ponts avec la France, dont la coopération nous est nécessaire dans plusieurs domaines ».
Lesquels ? On apprend qu'en matière de défense les deux pays ont, sous Giscard, passé plusieurs accords secrets majeurs, qui écornent sérieusement l'héritage gaulliste. A l'insu des citoyens français, l'armée américaine «peut utiliser des bases militaires françaises pour ses entraînements » et même « des soldats français » dans certains cas. Ce n'est pas tout. Entre l'Otan et Paris, il existe un «arrangement spécial» sur l'utilisation de l'arme nucléaire tactique en cas de guerre, arrangement peu conforme à la décision du général de Gaulle de retirer la France du commandement intégré de l'Alliance atlantique. «L'opinion publique française ignore l'étendue de l'activité de la France au sein de l'Otan », écrit un conseiller de Bush. Il note aussi que «le nouveau ministre de la Défense [Charles Hernu] a été surpris de découvrir l'étendue de cette coopération avec l'Otan », mais que les socialistes n'ont, semble-t-il, pas l'intention de revenir sur ces décisions de Giscard. Le conseiller ne le sait pas encore : il est en dessous de la vérité Au cours de son entretien avec François Mitterrand, George Bush laisse donc son hôte aborder de lui-même le sujet qui fâche : «Avoir des ministres communistes au gouvernement leur fait perdre leur originalité, explique le nouveau chef de l'Etat. Ils devraient donc être de moins en moins capables de rallier des voix au-delà [de leur électorat de base]. » Et Mitterrand, sûr de son fait, fait un pari : « Ils vont rester longtemps au gouvernement, se cramponnant à leur postes, et leur érosion sera grande. » Tranquillisez-vous, ajoute-t-on à l'envoyé de Ronald Reagan, les ministres communistes n'auront accès à aucun secret de la défense nationale. En particulier Charles Fiterman, le ministre des Transports, ne contrôlera pas les gazoducs de l'Otan qui traversent la France, et il n'aura pas connaissance des plans de mobilisation des chemins de fer en cas de guerre, comme c'était le cas jusqu'à présent. Bush est épaté par la stratégie du «florentin». Il le dira à plusieurs reprises à l'ambassadeur de France à Washington Bernard Vernier-Palliez, qui en fera régulièrement part dans ses notes à l'Elysée.
Il y a vingt ans, Saddam Hussein envahissait le Koweït et, pour l'y déloger, la France de François Mitterrand s'engageait aux côtés de l'Amérique de George Bush père dans la première guerre chaude de l'après-guerre froide. A l'occasion de cet anniversaire, j'ai voulu en savoir davantage sur les rapports qu'a entretenu le président socialiste avec ses homologues d'outre Atlantique pendant quinze ans. Mon travail dans les archives américaines a fait l'objet de deux publications dans les "Nouvel Observateur" du 12 et du 19 août. Les voici.
Mitterrand dans les dossiers secrets de la Maison-Blanche (1)
Tout n'est pas encore accessible. Mais la masse de documents qui ont été déclassifiés ces derniers mois dans les « bibliothèques présidentielles » de Ronald Reagan et George Bush père présente d'ores et déjà un intérêt historique majeur. Ces centaines de notes confidentielles - dont nous publions ici des extraits pour la première fois - racontent les coulisses de cette relation si particulière, à la fois tourmentée et hautement stratégique, qu'ont entretenue l'Elysée et la Maison-Blanche pendant plus d'une décennie. On y découvre des Américains tour à tour intrigués, fascinés ou exaspérés par le président français, « un provincial» qui prend des « airs supérieurs », un « intellectuel», un « leader ambigu », mais aussi un « allié sûr », un « ami » ; et un François Mitterrand très attaché à l'alliance avec les Etats-Unis, qui entretenait avec ses homologues d'outre-Atlantique des relations plus étroites qu'on ne l'a cru à l'époque.
Ces dossiers mettent aussi en lumière des épisodes inconnus d'affrontement ou de collaboration entre Paris et Washington, épisodes qui, à l'insu de l'opinion publique, ont profondément marqué la relation franco-américaine. Les archives révèlent enfin l'une des facettes les plus secrètes des années Mitterrand : la coopération entre Paris et Washington dans le domaine du nucléaire militaire et du renseignement. On y apprend, par exemple, que durant le premier septennat, alors que des ministres communistes siégeaient au gouvernement de la France, le CEA a fait tester des éléments de la bombe atomique française aux Etats-Unis, dans le désert du Nevada, sans que ni les citoyens ni le Parlement français en aient été informés. Jusqu'à ce jour. V.J.
21 mai 1981: Ce Mitterrand est-il fiable ?
A Paris, le peuple de gauche exulte. Enfin un socialiste accède à l'Elysée. A Washington, on tremble. Qui est vraiment ce Mitterrand ? Est-il fiable ? Le président américain veut en avoir le coeur net. Au moment où le nouveau chef de l'Etat dépose des roses sur les tombes de ses héros au Panthéon, Ronald Reagan reçoit le chancelier allemand Helmut Schmidt dans le bureau Ovale. Inquiet, il le presse de questions sur ce mystérieux Français qui a fait alliance avec les communistes et dont le «mauvais» exemple risque de faire tache d'huile en Europe, en Italie surtout. Sera-t-il un bon allié ? Sa politique étrangère sera-t-elle compatible avec celle de Washington ?
Le chancelier fait son possible pour le rassurer. Bien sûr, «beaucoup de choses vont changer» en France; bien sûr, aucun de ses nouveaux dirigeants « n'a eu d'expérience de pouvoir depuis vingt ans » ; mais, rassurez-vous, «Mitterrand va garder la France dans l'Otan et respecter tous les engagements de son pays vis-à-vis de la Communauté économique européenne ». Et puis, « il sera probablement plus pro-israélien et plus anti-arabe que son prédécesseur », même s'il ne pourra pas « se permettre de suivre une politique moyen-oriental très différente», étant donnée «la dette de la France envers les pays arabes »... Plus important encore, Schmidt assure au chef du «monde libre» que l'attitude de Mitterrand envers l'URSS « sera plus dure » que celle de Giscard. Bref, pas de panique, le socialiste sera « atlantiste », comme il l'a toujours été. «Les alliés occidentaux devraient donc l'accueillir à bras ouverts. » A moitié convaincu, Reagan dit qu'il va «essayer» d'établir de « bonnes relations » avec le nouveau locataire de l'Elysée.
24 juin 1981: George Bush et les ministres communistes
Un mois après l'investiture de François Mitterrand, Reagan dépêche son vice-président, George Bush père, en mission d'information à Paris. Celui-ci tombe plutôt mal. Le matin même, l'Elysée a annoncé qu'il y aura quatre ministres communistes dans le gouvernement. Comment le numéro deux de la Maison-Blanche, qui fut directeur de la CIA, va-t-il réagir ? Son équipe lui conseille la plus grande prudence. Se mêler ouvertement de la politique intérieure française serait «contre-productif». «Depuis la victoire de François Mitterrand, lui écrit un diplomate, nous avons évité de dire trop ouvertement aux leaders français notre inquiétude au sujet des communistes, nous l'avons seulement exprimée en privé. » Il est donc vivement recommandé au vice-président « de ne pas évoquer lui-même le sujet lors de sa rencontre avec François Mitterrand». En revanche, si le Français aborde lui-même la question, il faudra dire que cette participation des communistes aura un « effet négatif» sur les relations bilatérales. Mais surtout ne pas aller trop loin. Car « nous ne pouvons pas couper les ponts avec la France, dont la coopération nous est nécessaire dans plusieurs domaines ».
Lesquels ? On apprend qu'en matière de défense les deux pays ont, sous Giscard, passé plusieurs accords secrets majeurs, qui écornent sérieusement l'héritage gaulliste. A l'insu des citoyens français, l'armée américaine «peut utiliser des bases militaires françaises pour ses entraînements » et même « des soldats français » dans certains cas. Ce n'est pas tout. Entre l'Otan et Paris, il existe un «arrangement spécial» sur l'utilisation de l'arme nucléaire tactique en cas de guerre, arrangement peu conforme à la décision du général de Gaulle de retirer la France du commandement intégré de l'Alliance atlantique. «L'opinion publique française ignore l'étendue de l'activité de la France au sein de l'Otan », écrit un conseiller de Bush. Il note aussi que «le nouveau ministre de la Défense [Charles Hernu] a été surpris de découvrir l'étendue de cette coopération avec l'Otan », mais que les socialistes n'ont, semble-t-il, pas l'intention de revenir sur ces décisions de Giscard. Le conseiller ne le sait pas encore : il est en dessous de la vérité Au cours de son entretien avec François Mitterrand, George Bush laisse donc son hôte aborder de lui-même le sujet qui fâche : «Avoir des ministres communistes au gouvernement leur fait perdre leur originalité, explique le nouveau chef de l'Etat. Ils devraient donc être de moins en moins capables de rallier des voix au-delà [de leur électorat de base]. » Et Mitterrand, sûr de son fait, fait un pari : « Ils vont rester longtemps au gouvernement, se cramponnant à leur postes, et leur érosion sera grande. » Tranquillisez-vous, ajoute-t-on à l'envoyé de Ronald Reagan, les ministres communistes n'auront accès à aucun secret de la défense nationale. En particulier Charles Fiterman, le ministre des Transports, ne contrôlera pas les gazoducs de l'Otan qui traversent la France, et il n'aura pas connaissance des plans de mobilisation des chemins de fer en cas de guerre, comme c'était le cas jusqu'à présent. Bush est épaté par la stratégie du «florentin». Il le dira à plusieurs reprises à l'ambassadeur de France à Washington Bernard Vernier-Palliez, qui en fera régulièrement part dans ses notes à l'Elysée.
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