C'est l'un des chapitre de ses mémoires.
CARENCES ET FLÉCHISSEMENTS
II est peut-être nécessaire de faire un petit retour en arrière car il me semble qu'en 1958 il y a eu un événement déterminant pour la poursuite de la Révolution. C'était l'époque où la IVème République française s'effondrait et laissait la place au nouveau régime de De Gaulle.
Comme nous l'avons déjà dit, c'est à partir de ce moment qu'avait commencé la vraie guerre. Tous les moyens avaient été mis entre les mains de l'armée française pour en finir avec la résistance algérienne. Les choses avaient commencé à mal tourner pour l'intérieur. Or, il est un fait établi, c'est que quand cela tourne mal à l'intérieur, les problèmes et les dissensions apparaissent au grand jour au sein de la direction politique. Quand l'état de santé du peuple et de l'ALN décline, faute de trouver les solutions adéquates au problème, la crise éclate au sommet.
Nous étions à cette époque éloignés du champ de bataille, les moyens de faire la guerre nous manquaient (armes, finances, cadres), ces moyens étaient nécessaires pour que la révolution puisse franchir un nouveau stade, pour qu'elle puisse faire face aux nouvelles méthodes de guerre et aux nouvelles armes de l'armée française. Plus encore, tandis que la stratégie et les techniques de guerre de l'adversaire avaient changé, nous étions, quant à nous, dans l'incapacité de trouver une parade. A l'intérieur, on pouvait certes continuer à mener des actions, mais cela n'était pas tout, encore fallait-il concevoir une nouvelle ligne, une nouvelle stratégie. Et c'est là que le conflit allait éclater
Chacun reprochait à l'autre de ne pas en faire assez. Voilà pourquoi j'en viens à dire que les signes avant-coureurs de la crise qui avait éclaté au sein de la direction politique avaient commencé à apparaître à l'intérieur du pays.
La situation y avait changé en notre défaveur. Les grandes opérations menées par Bigeard à Geryville (El Bayadh) et à Saïda dans le sud oranais étaient relayées par le Plan Challe et étendues à l'ensemble du territoire.
Jusque là, les expéditions militaires françaises étaient menées à partir des PC que les soldats rejoignaient aussitôt le ratissage terminé. Avec Bigeard et le Plan Challe, c'étaient toutes les unités avec leurs officiers qui sortaient sur le terrain. Elles éclataient ensuite, en appliquant nos propres méthodes, en petits groupes très mobiles. Ils ne faisaient plus appel à l'armada des blindés et aux équipements lourds qui ne nous faisaient aucun mal puisqu'ils ne pouvaient pas passer par les chemins escarpés. Quand la nuit venait, ils campaient maintenant sur place sans quitter le terrain des opérations.
De notre côté, les choses avaient aussi changé. Les années 1956, 1957 et 1958 avaient drainé dans nos rangs un flot de gens de toutes sortes qui, pensant que la révolution allait triompher ou estimant qu'il n'était plus possible de rester neutres, étaient venus la rallier. Nous avions donc vu arriver des gens qui n'étaient pas du tout les militants nationalistes que nous avions connus auparavant. Jusqu'alors les combattants étaient motivés et habités par une foi à toute épreuve ; ceux qui nous arrivaient semblaient maintenant être ballottés par l'événement. Quand la révolution avait le vent en poupe, ils étaient avec nous à 100 % et, dès que la situation devenait plus difficile, leur moral se mettait à chuter d'une façon vertigineuse.
Pour la première fois depuis le début de la lutte armée, il nous était donné de voir des djounoud faits prisonniers qui acceptaient de se joindre à l'ennemi. On voyait bien, auparavant, des éléments de l'ALN qui, sous le fait de la torture, donnaient quelques renseignements, mais ils n'avaient jamais jusque-là franchi le Rubicon. Ils n'avaient encore jamais formé des unités de djounoud repentis, qui tournaient leurs armes contre nous.
Les populations elles-mêmes s'étaient mises à former des groupes d'auto-défense pour interdire par les armes l'accès de leurs douars aux éléments de l'ALN. On ne peut même pas dire qu'ils étaient l'objet de pressions directes puisque, pour des groupes de cinquante à soixante hommes armés, un seul Français suffisait pour en prendre la tête. En d'autres temps, les djounoud de l'ALN l'auraient ramené vif ; même en plein ratissage, aucun homme ne désertait son poste.
Il y a donc là un phénomène à analyser Je ne sais comment interpréter ce fléchissement aujourd'hui encore. Peut-être la révolution n'avait-elle pas suivi le cours qu'elle devait suivre Elle était restée, me semble-t-il, à son état primaire, à sa phase initiale, avec les mêmes méthodes de guérilla et les mêmes armes qu'à son déclenchement. Comme elle n'avait pas pu franchir un nouveau seuil, elle était appelée non pas peut-être à mourir, mais à perdre l'initiative. Elle avait fini par mener une sorte de combat pour la survie. Des groupes de l'ALN lançaient encore des actions volontaristes, mais ce volontarisme-là était beaucoup plus psychologique qu'autre chose. Il avait pour but de montrer au peuple que l'ALN était toujours présente et il avait aussi pour but de se prouver à lui-même que l'armée de libération avait encore du tonus et qu'elle pouvait ainsi tenir jusqu'au bout, en attendant des jours meilleurs
C'est donc de là qu'il faut partir si l'on veut comprendre les crises qui ont éclaté au sein du groupe dirigeant. Les faits sont là qui, aujourd'hui encore, nous donnent la mesure du changement qui s'était opéré à l'intérieur. Vers les années 1959-1960, on comptait 160 000 Algériens armés, combattant du côté de l'armée française, situation que nous n'avions jamais connue auparavant. Cela se passait partout, dans les villes, dans les campagnes et, ce qui était nouveau, cela se passait aussi dans les montagnes. Dans ces régions, l'ALN, avec ses djounoud et ses moussebiline, ne comptait pas plus de 30 000 hommes qui devaient faire face aux 500 000 soldats français et aux 160 000 auxiliaires algériens. A la ligne Morice, on avait ajouté la ligne Challe qui rendait le passage des frontières presque impossible. Selon le propre aveu des Français, on avait posé presque une mine par mètre carré, dans une bande de terre s'étendant sur 350 km du nord au sud et 3 km à l'intérieur des terres.
Une fois le problème du passage des frontières réglé, on s'était occupé des populations. Près de deux millions de personnes furent déplacées et regroupées dans des camps et c'est de là qu'est née l'idée des mille villages du Plan de Constantine.
Plutôt que de briser l'organisation du FLN par la répression et les tortures, les stratèges français avaient préféré déplacer le peuple lui-même Ce faisant, l'organisation s'était trouvée dispersée. Dans les centres de regroupement, on avait rassemblé des fragments de douars venant de régions différentes. Les structures clandestines, que le FLN avait mises en place dans des conditions différentes, n'avaient désormais plus d'effet. L'appareil avait éclaté de lui-même, sans avoir eu à subir les coups de l'armée française.
D'un autre côté, le rôle du peuple avait également changé du tout au tout Auparavant, c'était l'organisation politique mise en place qui s'occupait du recrutement, du ravitaillement, ou qui servait de guide à l'ALN quand le besoin s'en faisait sentir. Mais, après les regroupements, alors que les besoins de l'ALN grandissaient dans le domaine du recrutement, du renseignement et du ravitaillement, la position de la population s'était modifiée. Elle avait perdu de son dynamisme et elle ne soutenait plus la résistance comme auparavant. De réservoir d'hommes pour la révolution, elle était devenue un simple magasin d'intendance. Sans âme politique, elle ne jouait plus le rôle que l'on attendait d'elle et l'ALN s'était trouvée ainsi complètement coupée de ses bases.
Les unités de l'armée de libération avaient alors éclaté en petits groupes dont les actions se réduisaient à assurer leur propre survie. D'opérations militaires, on était passé à des actions de fidaï, à des attentats individuels dans les villes pour éliminer des traîtres ou pour atteindre quelque objectif militaire.
Concentré aux frontières, le gros de l'armée de libération sombrait dans une sorte d'oisiveté. La mission initiale de l'ALN à l'extérieur était de ravitailler l'intérieur. Ne le faisant plus par impossibilité matérielle, elle laissait libre cours à des conflits internes. Ces crises, d'abord de caractère limité, avaient fini par atteindre la tête du mouvement.
Les années 1958-1959 avaient été en définitive les plus dures de toutes et la révolution a été, à ce moment-là, réellement en danger de mort. De là sont venues les différentes crises connues sous le nom de l'affaire L'amouri, de l'affaire Zoubir, celle de la base de l'Est et, pour finir, l'affaire des chefs de wilaya de l'intérieur.
CARENCES ET FLÉCHISSEMENTS
II est peut-être nécessaire de faire un petit retour en arrière car il me semble qu'en 1958 il y a eu un événement déterminant pour la poursuite de la Révolution. C'était l'époque où la IVème République française s'effondrait et laissait la place au nouveau régime de De Gaulle.
Comme nous l'avons déjà dit, c'est à partir de ce moment qu'avait commencé la vraie guerre. Tous les moyens avaient été mis entre les mains de l'armée française pour en finir avec la résistance algérienne. Les choses avaient commencé à mal tourner pour l'intérieur. Or, il est un fait établi, c'est que quand cela tourne mal à l'intérieur, les problèmes et les dissensions apparaissent au grand jour au sein de la direction politique. Quand l'état de santé du peuple et de l'ALN décline, faute de trouver les solutions adéquates au problème, la crise éclate au sommet.
Nous étions à cette époque éloignés du champ de bataille, les moyens de faire la guerre nous manquaient (armes, finances, cadres), ces moyens étaient nécessaires pour que la révolution puisse franchir un nouveau stade, pour qu'elle puisse faire face aux nouvelles méthodes de guerre et aux nouvelles armes de l'armée française. Plus encore, tandis que la stratégie et les techniques de guerre de l'adversaire avaient changé, nous étions, quant à nous, dans l'incapacité de trouver une parade. A l'intérieur, on pouvait certes continuer à mener des actions, mais cela n'était pas tout, encore fallait-il concevoir une nouvelle ligne, une nouvelle stratégie. Et c'est là que le conflit allait éclater
Chacun reprochait à l'autre de ne pas en faire assez. Voilà pourquoi j'en viens à dire que les signes avant-coureurs de la crise qui avait éclaté au sein de la direction politique avaient commencé à apparaître à l'intérieur du pays.
La situation y avait changé en notre défaveur. Les grandes opérations menées par Bigeard à Geryville (El Bayadh) et à Saïda dans le sud oranais étaient relayées par le Plan Challe et étendues à l'ensemble du territoire.
Jusque là, les expéditions militaires françaises étaient menées à partir des PC que les soldats rejoignaient aussitôt le ratissage terminé. Avec Bigeard et le Plan Challe, c'étaient toutes les unités avec leurs officiers qui sortaient sur le terrain. Elles éclataient ensuite, en appliquant nos propres méthodes, en petits groupes très mobiles. Ils ne faisaient plus appel à l'armada des blindés et aux équipements lourds qui ne nous faisaient aucun mal puisqu'ils ne pouvaient pas passer par les chemins escarpés. Quand la nuit venait, ils campaient maintenant sur place sans quitter le terrain des opérations.
De notre côté, les choses avaient aussi changé. Les années 1956, 1957 et 1958 avaient drainé dans nos rangs un flot de gens de toutes sortes qui, pensant que la révolution allait triompher ou estimant qu'il n'était plus possible de rester neutres, étaient venus la rallier. Nous avions donc vu arriver des gens qui n'étaient pas du tout les militants nationalistes que nous avions connus auparavant. Jusqu'alors les combattants étaient motivés et habités par une foi à toute épreuve ; ceux qui nous arrivaient semblaient maintenant être ballottés par l'événement. Quand la révolution avait le vent en poupe, ils étaient avec nous à 100 % et, dès que la situation devenait plus difficile, leur moral se mettait à chuter d'une façon vertigineuse.
Pour la première fois depuis le début de la lutte armée, il nous était donné de voir des djounoud faits prisonniers qui acceptaient de se joindre à l'ennemi. On voyait bien, auparavant, des éléments de l'ALN qui, sous le fait de la torture, donnaient quelques renseignements, mais ils n'avaient jamais jusque-là franchi le Rubicon. Ils n'avaient encore jamais formé des unités de djounoud repentis, qui tournaient leurs armes contre nous.
Les populations elles-mêmes s'étaient mises à former des groupes d'auto-défense pour interdire par les armes l'accès de leurs douars aux éléments de l'ALN. On ne peut même pas dire qu'ils étaient l'objet de pressions directes puisque, pour des groupes de cinquante à soixante hommes armés, un seul Français suffisait pour en prendre la tête. En d'autres temps, les djounoud de l'ALN l'auraient ramené vif ; même en plein ratissage, aucun homme ne désertait son poste.
Il y a donc là un phénomène à analyser Je ne sais comment interpréter ce fléchissement aujourd'hui encore. Peut-être la révolution n'avait-elle pas suivi le cours qu'elle devait suivre Elle était restée, me semble-t-il, à son état primaire, à sa phase initiale, avec les mêmes méthodes de guérilla et les mêmes armes qu'à son déclenchement. Comme elle n'avait pas pu franchir un nouveau seuil, elle était appelée non pas peut-être à mourir, mais à perdre l'initiative. Elle avait fini par mener une sorte de combat pour la survie. Des groupes de l'ALN lançaient encore des actions volontaristes, mais ce volontarisme-là était beaucoup plus psychologique qu'autre chose. Il avait pour but de montrer au peuple que l'ALN était toujours présente et il avait aussi pour but de se prouver à lui-même que l'armée de libération avait encore du tonus et qu'elle pouvait ainsi tenir jusqu'au bout, en attendant des jours meilleurs
C'est donc de là qu'il faut partir si l'on veut comprendre les crises qui ont éclaté au sein du groupe dirigeant. Les faits sont là qui, aujourd'hui encore, nous donnent la mesure du changement qui s'était opéré à l'intérieur. Vers les années 1959-1960, on comptait 160 000 Algériens armés, combattant du côté de l'armée française, situation que nous n'avions jamais connue auparavant. Cela se passait partout, dans les villes, dans les campagnes et, ce qui était nouveau, cela se passait aussi dans les montagnes. Dans ces régions, l'ALN, avec ses djounoud et ses moussebiline, ne comptait pas plus de 30 000 hommes qui devaient faire face aux 500 000 soldats français et aux 160 000 auxiliaires algériens. A la ligne Morice, on avait ajouté la ligne Challe qui rendait le passage des frontières presque impossible. Selon le propre aveu des Français, on avait posé presque une mine par mètre carré, dans une bande de terre s'étendant sur 350 km du nord au sud et 3 km à l'intérieur des terres.
Une fois le problème du passage des frontières réglé, on s'était occupé des populations. Près de deux millions de personnes furent déplacées et regroupées dans des camps et c'est de là qu'est née l'idée des mille villages du Plan de Constantine.
Plutôt que de briser l'organisation du FLN par la répression et les tortures, les stratèges français avaient préféré déplacer le peuple lui-même Ce faisant, l'organisation s'était trouvée dispersée. Dans les centres de regroupement, on avait rassemblé des fragments de douars venant de régions différentes. Les structures clandestines, que le FLN avait mises en place dans des conditions différentes, n'avaient désormais plus d'effet. L'appareil avait éclaté de lui-même, sans avoir eu à subir les coups de l'armée française.
D'un autre côté, le rôle du peuple avait également changé du tout au tout Auparavant, c'était l'organisation politique mise en place qui s'occupait du recrutement, du ravitaillement, ou qui servait de guide à l'ALN quand le besoin s'en faisait sentir. Mais, après les regroupements, alors que les besoins de l'ALN grandissaient dans le domaine du recrutement, du renseignement et du ravitaillement, la position de la population s'était modifiée. Elle avait perdu de son dynamisme et elle ne soutenait plus la résistance comme auparavant. De réservoir d'hommes pour la révolution, elle était devenue un simple magasin d'intendance. Sans âme politique, elle ne jouait plus le rôle que l'on attendait d'elle et l'ALN s'était trouvée ainsi complètement coupée de ses bases.
Les unités de l'armée de libération avaient alors éclaté en petits groupes dont les actions se réduisaient à assurer leur propre survie. D'opérations militaires, on était passé à des actions de fidaï, à des attentats individuels dans les villes pour éliminer des traîtres ou pour atteindre quelque objectif militaire.
Concentré aux frontières, le gros de l'armée de libération sombrait dans une sorte d'oisiveté. La mission initiale de l'ALN à l'extérieur était de ravitailler l'intérieur. Ne le faisant plus par impossibilité matérielle, elle laissait libre cours à des conflits internes. Ces crises, d'abord de caractère limité, avaient fini par atteindre la tête du mouvement.
Les années 1958-1959 avaient été en définitive les plus dures de toutes et la révolution a été, à ce moment-là, réellement en danger de mort. De là sont venues les différentes crises connues sous le nom de l'affaire L'amouri, de l'affaire Zoubir, celle de la base de l'Est et, pour finir, l'affaire des chefs de wilaya de l'intérieur.
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