Nouvel Observateur
Florence Aubenas
Semaine du 26 août 2010
L’assassinat des sept moines de Notre-Dame-de-l’Atlas, en 1996, a horrifié le monde. Il reste l’une des pages les plus mystérieuses de la guerre civile algérienne. A la veille de la sortie du film de Xavier Beauvois «Des hommes et des dieux», Florence Aubenas a reconstitué le destin de ces héros si humbles qui, au temps des assassins, choisirent de rester jusqu’au bout au côté des «écrasés de la vie»
C’est une nuit calme, ou plutôt une nuit sans peur, ce qui est encore moins fréquent. Cela fait au moins deux mois que la région de Médéa n’a pas vu d’attentats, de têtes coupées dans les rues, d’arrestations, de tortures, de groupes armés ou de forces de sécurité. Rien, juste le printemps de cette année 1996. Tout paraît si normal, en somme, ce 26 mars, qu’une rencontre a été organisée au monastère trappiste de Tibéhirine, et sept Pères blancs, quelques nonnes, un prêtre de Fès ont fait la route jusque-là, ce qui n’était pas arrivé depuis des années. « On dirait des vacances », a même plaisanté une soeur.
Sur une carte, Tibéhirine paraît tout près, à 5 kilomètres de Médéa et deux petites heures en voiture d’Alger. En réalité, depuis le début de la décennie sanglante en Algérie, les moines de Notre-Dame-de-l’Atlas sont comme suspendus au bout du monde. Au bord de l’Atlas, le monastère est le dernier poste habité au milieu d’un cirque de montagnes frisées de forêts où dégringolent des gorges et des à-pics. C’est l’un des champs de bataille de la « sale guerre ».
Il doit être plus de minuit, 1 heure et demie peut-être. Dans la maison du gardien, contre l’enceinte ouest du monastère, Mohamed se réveille en sursaut. Sa femme le secoue : « On frappe chez nous. » Mohamed soutient que c’est la porte en fer de la mosquée, qui claque quand il y a du vent. Il finit quand même par se lever et bute sur un homme en armes.
«Qu’est-ce que tu cherches demande le gardien.
- Je cherche les moines. »
En traversant la cour, vers le monastère, Mohamed se rend compte que les inconnus sont une vingtaine, embusqués, en tenue de combat.
«Et vous leur voulez quoi, aux moines ? risque à nouveau Mohamed.
- On veut le docteur. »
A Tibéhirine, c’est toujours la même chose : tout le monde veut le docteur. Dans la région, frère Luc est, à lui seul, plus célèbre que l’Eglise d’Algérie tout entière. Certains le vénèrent comme un saint, d’autres comme un marabout. Des médecins d’Alger jugent ses diagnostics les meilleurs du pays. Depuis plus de cinquante ans, frère Luc soigne gratuitement tous ceux qui se présentent à son dispensaire.
Mohamed remarque qu’il n’y a aucun blessé parmi les intrus. En cas de danger, comme c’est déjà arrivé, frère Christian lui a souvent répété qu’il fallait s’adresser à lui. Au village, les habitants appellent Christian « le responsable en chef ». Au monastère, on dit « le prieur ». Mohamed frappe donc chez Christian, puis tout le monde s’engouffre dans la chambre de frère Luc, où la dernière livraison de médicaments, offerte par une association allemande, déborde des cartons en vrac autour de son lit. Luc, 82 ans, dort en position assise, la seule qui laisse son asthme en repos.
« Bonjour docteur, tu me connais ? lance un combattant.
- Bien sûr que je te connais », bougonne frère Luc, qui connaît tout le monde.
Sous le bonnet usé du vieil homme, dans sa houppelande sans forme, nul ne devinerait le jeune médecin, beau et brun, arrivé à Notre-Dame-de-l’Atlas en 1947 et aussitôt chargé de la porcherie par le père supérieur. A l’époque, le hasard d’un accident avait conduit frère Luc à soigner un visiteur. Le supérieur avait alors consenti à lui laisser ouvrir un dispensaire, bien que cela lui parût fort présomptueux – pour qui a fait voeu d’humilité – de vouloir guérir les humains plutôt que de nourrir les cochons.
Dans la chambre, Mohamed voit l’un des combattants trancher le fil du téléphone, puis glisser quelque chose dans sa poche. Leurs yeux se croisent. « Regarde ailleurs. Je crois que tu ne sais pas encore qui est le GIA [Groupe islamique armé, NDLR]. Nous ne sommes pas un groupe comme tu les connais ici » Et l’homme rosse le gardien. Mohamed remarque qu’il a volé un tout petit transistor.
Christian et Luc sont déjà dans la cour. Aucun n’a l’air d’avoir peur. « Présentez-moi votre chef que je puisse lui parler », demande Christian. Un petit roux s’avance dans la lumière. Il a une barbe, des lunettes et une kalachnikov. Un autre combattant empoigne Mohamed. « Toi, conduis-nous aux moines ! » Au premier étage, ils en réveillent cinq. « Ils sont sept en tout, n’est-ce pas ?» « C’est comme tu le dis », répond le gardien. Les hommes ordonnent aux religieux de prendre leurs affaires. Alors chacun saisit la petite valise qu’il tenait préparée sous son lit depuis des mois, avec un passeport et un peu de linge, c’est-à-dire tous leurs biens. Entre eux, ils s’étaient souvent dit : si le danger devient trop grand, on partira tous ensemble.
En les voyant s’approcher, frère Christian change d’expression pour la première fois. Un combattant lui crie : « Il faut partir maintenant, nous sommes en retard. » Et, les hommes en armes encadrant les moines, la petite troupe s’éloigne sur le sentier qui monte à travers la forêt vers une ferme isolée.
Qui est Zitouni ?
Dans le monastère, les visiteurs et deux autres moines n’ont pas été inquiétés. L’un des survivants, frère Amédée, dira le lendemain aux gendarmes algériens : « S’ils avaient voulu les tuer, ils auraient pu les égorger sur place, personne ne se serait réveillé. Il devait y avoir autre chose. »
Quatorze ans plus tard, le mystère de cette «autre chose» est toujours intact. Mais, loin d’avoir été oubliée, l’affaire des moines resurgit sans cesse. Cette fois, c’est le film – magnifique – de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux », grand prix du Festival de Cannes, qui sort le 8 septembre. Parallèlement, à Paris, l’enquête judiciaire française sort de sa léthargie. A l’époque, Djamel Zitouni, émir du GIA, avait revendiqué l’enlèvement, puis, deux mois plus tard, l’exécution des moines. « Djamel Zitouni ? Oui, mais lequel ? », plaisante un enquêteur français.
Qui est Zitouni ? Un terroriste islamiste plus radical que les autres ? Un pion manipulé ? Un agent des services de sécurité algériens infiltré dans les maquis ? La question de l’identité de Zitouni, et plus généralement les manipulations des services spéciaux, est l’un des mystères irrésolus de cette guerre civile 200 000 morts, 15 000 disparus – qui continue de hanter la société algérienne.
C’est sur ces sables mouvants, au milieu de vérités changeantes, que s’aventure aujourd’hui le juge antiterroriste Marc Trévidic, qui a pris la relève de Jean-Louis Bruguière en 2007. Une récente péripétie judiciaire en donne la mesure. A la demande de la justice, des archives françaises estampillées « confidentiel Défense » ont commencé à être déclassifiées et versées au dossier, en provenance des services secrets, du ministère des Affaires étrangères ou de la Défense. Or il manque une page dans une note rédigée à l’époque par Philippe Rondot, alors patron de la DST (le renseignement intérieur). Patrick Baudouin, l’avocat de la partie civile, s’inquiète de ce feuillet disparu, le juge Trévidic le réclame. Il y a quelques semaines, une réponse désolée déplore «une erreur de reprographie ». La page fantôme est, cette fois, jointe à l’envoi : il se trouve que c’est la seule (pour l’instant en tout cas) où Rondot aborde de front les relations entre les services algériens et Zitouni. Qu’y lit-on ? Que Zitouni bénéficie «depuis très (trop) longtemps – et pour des raisons d’ordre tactique – d’une relative tolérance de la part des services algériens. Il aidait (sans doute de manière involontaire) à l’éclatement du GIA et favorisait des luttes intestines entre les groupes armés ».
Florence Aubenas
Semaine du 26 août 2010
L’assassinat des sept moines de Notre-Dame-de-l’Atlas, en 1996, a horrifié le monde. Il reste l’une des pages les plus mystérieuses de la guerre civile algérienne. A la veille de la sortie du film de Xavier Beauvois «Des hommes et des dieux», Florence Aubenas a reconstitué le destin de ces héros si humbles qui, au temps des assassins, choisirent de rester jusqu’au bout au côté des «écrasés de la vie»
C’est une nuit calme, ou plutôt une nuit sans peur, ce qui est encore moins fréquent. Cela fait au moins deux mois que la région de Médéa n’a pas vu d’attentats, de têtes coupées dans les rues, d’arrestations, de tortures, de groupes armés ou de forces de sécurité. Rien, juste le printemps de cette année 1996. Tout paraît si normal, en somme, ce 26 mars, qu’une rencontre a été organisée au monastère trappiste de Tibéhirine, et sept Pères blancs, quelques nonnes, un prêtre de Fès ont fait la route jusque-là, ce qui n’était pas arrivé depuis des années. « On dirait des vacances », a même plaisanté une soeur.
Sur une carte, Tibéhirine paraît tout près, à 5 kilomètres de Médéa et deux petites heures en voiture d’Alger. En réalité, depuis le début de la décennie sanglante en Algérie, les moines de Notre-Dame-de-l’Atlas sont comme suspendus au bout du monde. Au bord de l’Atlas, le monastère est le dernier poste habité au milieu d’un cirque de montagnes frisées de forêts où dégringolent des gorges et des à-pics. C’est l’un des champs de bataille de la « sale guerre ».
Il doit être plus de minuit, 1 heure et demie peut-être. Dans la maison du gardien, contre l’enceinte ouest du monastère, Mohamed se réveille en sursaut. Sa femme le secoue : « On frappe chez nous. » Mohamed soutient que c’est la porte en fer de la mosquée, qui claque quand il y a du vent. Il finit quand même par se lever et bute sur un homme en armes.
«Qu’est-ce que tu cherches demande le gardien.
- Je cherche les moines. »
En traversant la cour, vers le monastère, Mohamed se rend compte que les inconnus sont une vingtaine, embusqués, en tenue de combat.
«Et vous leur voulez quoi, aux moines ? risque à nouveau Mohamed.
- On veut le docteur. »
A Tibéhirine, c’est toujours la même chose : tout le monde veut le docteur. Dans la région, frère Luc est, à lui seul, plus célèbre que l’Eglise d’Algérie tout entière. Certains le vénèrent comme un saint, d’autres comme un marabout. Des médecins d’Alger jugent ses diagnostics les meilleurs du pays. Depuis plus de cinquante ans, frère Luc soigne gratuitement tous ceux qui se présentent à son dispensaire.
Mohamed remarque qu’il n’y a aucun blessé parmi les intrus. En cas de danger, comme c’est déjà arrivé, frère Christian lui a souvent répété qu’il fallait s’adresser à lui. Au village, les habitants appellent Christian « le responsable en chef ». Au monastère, on dit « le prieur ». Mohamed frappe donc chez Christian, puis tout le monde s’engouffre dans la chambre de frère Luc, où la dernière livraison de médicaments, offerte par une association allemande, déborde des cartons en vrac autour de son lit. Luc, 82 ans, dort en position assise, la seule qui laisse son asthme en repos.
« Bonjour docteur, tu me connais ? lance un combattant.
- Bien sûr que je te connais », bougonne frère Luc, qui connaît tout le monde.
Sous le bonnet usé du vieil homme, dans sa houppelande sans forme, nul ne devinerait le jeune médecin, beau et brun, arrivé à Notre-Dame-de-l’Atlas en 1947 et aussitôt chargé de la porcherie par le père supérieur. A l’époque, le hasard d’un accident avait conduit frère Luc à soigner un visiteur. Le supérieur avait alors consenti à lui laisser ouvrir un dispensaire, bien que cela lui parût fort présomptueux – pour qui a fait voeu d’humilité – de vouloir guérir les humains plutôt que de nourrir les cochons.
Dans la chambre, Mohamed voit l’un des combattants trancher le fil du téléphone, puis glisser quelque chose dans sa poche. Leurs yeux se croisent. « Regarde ailleurs. Je crois que tu ne sais pas encore qui est le GIA [Groupe islamique armé, NDLR]. Nous ne sommes pas un groupe comme tu les connais ici » Et l’homme rosse le gardien. Mohamed remarque qu’il a volé un tout petit transistor.
Christian et Luc sont déjà dans la cour. Aucun n’a l’air d’avoir peur. « Présentez-moi votre chef que je puisse lui parler », demande Christian. Un petit roux s’avance dans la lumière. Il a une barbe, des lunettes et une kalachnikov. Un autre combattant empoigne Mohamed. « Toi, conduis-nous aux moines ! » Au premier étage, ils en réveillent cinq. « Ils sont sept en tout, n’est-ce pas ?» « C’est comme tu le dis », répond le gardien. Les hommes ordonnent aux religieux de prendre leurs affaires. Alors chacun saisit la petite valise qu’il tenait préparée sous son lit depuis des mois, avec un passeport et un peu de linge, c’est-à-dire tous leurs biens. Entre eux, ils s’étaient souvent dit : si le danger devient trop grand, on partira tous ensemble.
En les voyant s’approcher, frère Christian change d’expression pour la première fois. Un combattant lui crie : « Il faut partir maintenant, nous sommes en retard. » Et, les hommes en armes encadrant les moines, la petite troupe s’éloigne sur le sentier qui monte à travers la forêt vers une ferme isolée.
Qui est Zitouni ?
Dans le monastère, les visiteurs et deux autres moines n’ont pas été inquiétés. L’un des survivants, frère Amédée, dira le lendemain aux gendarmes algériens : « S’ils avaient voulu les tuer, ils auraient pu les égorger sur place, personne ne se serait réveillé. Il devait y avoir autre chose. »
Quatorze ans plus tard, le mystère de cette «autre chose» est toujours intact. Mais, loin d’avoir été oubliée, l’affaire des moines resurgit sans cesse. Cette fois, c’est le film – magnifique – de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux », grand prix du Festival de Cannes, qui sort le 8 septembre. Parallèlement, à Paris, l’enquête judiciaire française sort de sa léthargie. A l’époque, Djamel Zitouni, émir du GIA, avait revendiqué l’enlèvement, puis, deux mois plus tard, l’exécution des moines. « Djamel Zitouni ? Oui, mais lequel ? », plaisante un enquêteur français.
Qui est Zitouni ? Un terroriste islamiste plus radical que les autres ? Un pion manipulé ? Un agent des services de sécurité algériens infiltré dans les maquis ? La question de l’identité de Zitouni, et plus généralement les manipulations des services spéciaux, est l’un des mystères irrésolus de cette guerre civile 200 000 morts, 15 000 disparus – qui continue de hanter la société algérienne.
C’est sur ces sables mouvants, au milieu de vérités changeantes, que s’aventure aujourd’hui le juge antiterroriste Marc Trévidic, qui a pris la relève de Jean-Louis Bruguière en 2007. Une récente péripétie judiciaire en donne la mesure. A la demande de la justice, des archives françaises estampillées « confidentiel Défense » ont commencé à être déclassifiées et versées au dossier, en provenance des services secrets, du ministère des Affaires étrangères ou de la Défense. Or il manque une page dans une note rédigée à l’époque par Philippe Rondot, alors patron de la DST (le renseignement intérieur). Patrick Baudouin, l’avocat de la partie civile, s’inquiète de ce feuillet disparu, le juge Trévidic le réclame. Il y a quelques semaines, une réponse désolée déplore «une erreur de reprographie ». La page fantôme est, cette fois, jointe à l’envoi : il se trouve que c’est la seule (pour l’instant en tout cas) où Rondot aborde de front les relations entre les services algériens et Zitouni. Qu’y lit-on ? Que Zitouni bénéficie «depuis très (trop) longtemps – et pour des raisons d’ordre tactique – d’une relative tolérance de la part des services algériens. Il aidait (sans doute de manière involontaire) à l’éclatement du GIA et favorisait des luttes intestines entre les groupes armés ».
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