Par Abdelhafid Larioui
Le 02 septembre 2010
Préambule
Cette note est inspirée par un échange sur le site de l’Institut Hoggar à propos de la qualité littéraire de l’œuvre d’un compatriote qui se livre depuis quelque temps à des essais poétiques et qui s’est vu critiqué d’une façon qui m’a paru excessive[1]. On lui a reproché notamment de ne pas avoir l’éloquence du poète Moufdi Zakaria, ce qui ferait de lui un intrus dans l’univers de la poésie. J’ai répondu à cette critique par ce petit mot :
« La poésie est l’art du vrai, c’est-à-dire cette parole véhiculant une vérité universelle qui va droit au cœur et fait vibrer cette corde sensible à l’intérieur de chacun de nous. A la limite, on s’en fiche des tournures de la langue. C’est du superflu. Quant aux ‘colonnes’ du défunt Moufdi Zakaria, leur puissance de pénétration de l’âme ne vient pas du fait qu’elles soient bien alignées, respectant la rime, mais du fait qu’elles expriment authentiquement une réalité partagée. La poésie est un don de soi, un souffle véhiculé par tout support de communication, comme la langue, et qui disparait dès qu’on y touche. C’est pour cela que le poète américain Robert Frost disait que la poésie, c’est ce qui est perdu lors d’une traduction. Au lieu de vous attaquer aux rares voix qui tentent d’exprimer dans une langue respectable la douleur des leurs, vous devriez critiquer les bataillons d’hommes de lettres (toutes langues confondues) et d’artistes (toutes expressions confondues) algériens qui ont passé les deux dernières décennies loin des préoccupations réelles de leur peuple. Résultat : l’Algérie vit une ‘khalidation’ de l’art et de la culture portant les empreintes de Cheb Khaled et de Cheïkha Khalida. »
Cet incident a remué en moi la tentation, depuis longtemps réprimée, de tenter une note sur l’élite algérienne, c’est-à-dire sur nous tous qui avons abandonné les champs artistique, intellectuel et politique et laissé un vide occupé avec le temps par des artistes désengagés, qui ont fini par n’avoir d’opinion sur rien, et dont Cheb Khaled a eu le mérite de résumer l’état par sa formule célèbre « comme il a dit lui », un vide occupé par des intellectuels et des politiques sans attaches avec le peuple, représentés par excellence par « une femme debout » qui s’est vite « couchée » pour des miettes de pouvoir, et qui veille depuis sur le paysage culturel algérien.
Quelques précisions nécessaires
Je dois au préalable apporter les quatre précisions suivantes.
Première précision :
Cette note ne prétend pas traiter une question aussi importante de façon académique, en passant en revue, systématiquement, les postures intellectuelles et les positions politiques d’un échantillon statistiquement significatif et représentatif des élites algériennes durant au moins les vingt dernières années. Il s’agit tout simplement d’impressions empilées en observant les attitudes et les comportements, les discours et les actions, d’un certain nombre de personnalités algériennes. La note est donc forcément partielle et déséquilibrée. Ce manque de rigueur s’explique par le fait que l’auteur désire moins rédiger un essai étoffé sur le sujet que lancer un cri de colère qui reflète sa frustration de constater l’immobilisme permanent des élites algériennes alors que leur pays sombre à grande vitesse.
Deuxième précision :
Tout le monde sait à quel point les élites au pouvoir, depuis l’indépendance, qu’elles soient militaires, politiques ou religieuses, ainsi que celles qui leur apportent soutien intellectuel et artistique, ont détruit l’Algérie sur tous les plans. Leurs crimes noirciraient des encyclopédies. Ce sont elles qui font obstacle, par la répression, la corruption et la compromission, à l’émergence d’une véritable élite algérienne soucieuse des intérêts de la nation. Mais je crois qu’il faut dépasser ce constat et explorer le rôle des élites qui se positionnent hors du pouvoir, voire en opposition avec lui.
J’ai beaucoup apprécié les propos récents d’Abdelkader Dehbi, sur le site Internet du Quotidien d’Algérie, suite au témoignage de Karim Moulaï sur l’implication du Département de renseignement et de sécurité (DRS) dans les crimes contre l’humanité perpétrés en Algérie dans les années 1990. En affirmant que les révélations de l’agent du DRS « ne constituent nullement un ‘scoop’ », et que depuis des années, les crimes de cette officine obscure « n’ont jamais fait l’ombre d’un doute, dans l’esprit d’une grande majorité de l’opinion publique, tant nationale qu’internationale », il a mis le doigt sur une triste réalité sociologique en Algérie, que Malek Bennabi appellerait « la prédisposition au despotisme », et a interpellé les élites de l’opposition de façon franche et pertinente : « Pour nous citoyens, qui nous targuons de faire partie de l’élite intellectuelle de ce pays, pourrions-nous affirmer sans mentir à nous-mêmes, que nous ne nous sentons pas envahis par un profond sentiment de honte, de continuer à supporter depuis tant d’années, d’être les spectateurs passifs, voire complices, d’une véritable mise à mort d’un pays et de mise à sac de ses ressources par un pouvoir politiquement illégitime, pénalement criminel, moralement corrompu et civiquement traître à la nation ? Qu’attendent tous les enfants dignes de l’Algérie, par-delà leurs sensibilités idéologiques et politiques, pour se rassembler en un immense élan de nationalisme, pour s’organiser et faire bloc autour d’un seul objectif : libérer le pays, par tous les moyens de lutte pacifique, du joug d’un pouvoir criminel, corrompu et anti national ? »[2]
Je trouve en effet regrettable que le DRS, en captant en permanence l’attention de beaucoup d’entre nous, nous rend aveugles à son anagramme sociologique, le SRD (syndrome de la résignation et la démission). Il s’agit de ce fléau aussi ravageur que le DRS qui se manifeste par la résignation du peuple et la démission de ses élites. DRS et SRD représentent, à mon avis, les deux facettes d’une même pièce, deux phénomènes entretenant un lien étroit de causalité. D’une part, pour survivre, le DRS favorise l’apparition et la propagation du SRD. La résignation du peuple est l’effet d’un traumatisme collectif provoqué par tant d’années de répression féroce : détentions, tortures, disparitions, massacres, etc. La démission des élites est un aveu d’impuissance devant ce qui est intériorisé par beaucoup d’entre elles comme une « toute-puissance » du DRS, une conséquence de la stratégie de ce dernier résumée dans le triptyque « répression-corruption-compromission ». D’autre part, le SRD offre les conditions idéales pour le développement et la consolidation du DRS et le renforcement de sa « toute-puissance » dans l’imaginaire collectif, vu que peu de gens osent la défier politiquement ou intellectuellement.
Troisième précision :
Lorsque je critique telle ou telle élite cela ne signifie pas sa démonisation. Je crois profondément que chaque individu, aussi larges et profonds soient ses aspects sombres, dispose inévitablement de côtés lumineux. Je suis conscient que les hommes et les femmes ne sont ni anges de lumière, ni démons de feu. Ce sont des êtres humains créés de terre, avec toutes leurs complexité et diversité, qui ont leurs faiblesses, leurs circonstances, leurs égarements, et leurs déchéances, mais peuvent aussi avoir leur force et grandeur.
Quatrième précision :
Je suis conscient du fait heureux qu’en Algérie, il existe encore des élites dignes et honorables, certes minoritaires, mais viscéralement attachées aux intérêts supérieurs de leur nation, risquant leurs biens, voire leur vie pour leur défense. Ces hommes et ces femmes ne sont pas concernés par les critiques formulées dans cette note.
Le 02 septembre 2010
Préambule
Cette note est inspirée par un échange sur le site de l’Institut Hoggar à propos de la qualité littéraire de l’œuvre d’un compatriote qui se livre depuis quelque temps à des essais poétiques et qui s’est vu critiqué d’une façon qui m’a paru excessive[1]. On lui a reproché notamment de ne pas avoir l’éloquence du poète Moufdi Zakaria, ce qui ferait de lui un intrus dans l’univers de la poésie. J’ai répondu à cette critique par ce petit mot :
« La poésie est l’art du vrai, c’est-à-dire cette parole véhiculant une vérité universelle qui va droit au cœur et fait vibrer cette corde sensible à l’intérieur de chacun de nous. A la limite, on s’en fiche des tournures de la langue. C’est du superflu. Quant aux ‘colonnes’ du défunt Moufdi Zakaria, leur puissance de pénétration de l’âme ne vient pas du fait qu’elles soient bien alignées, respectant la rime, mais du fait qu’elles expriment authentiquement une réalité partagée. La poésie est un don de soi, un souffle véhiculé par tout support de communication, comme la langue, et qui disparait dès qu’on y touche. C’est pour cela que le poète américain Robert Frost disait que la poésie, c’est ce qui est perdu lors d’une traduction. Au lieu de vous attaquer aux rares voix qui tentent d’exprimer dans une langue respectable la douleur des leurs, vous devriez critiquer les bataillons d’hommes de lettres (toutes langues confondues) et d’artistes (toutes expressions confondues) algériens qui ont passé les deux dernières décennies loin des préoccupations réelles de leur peuple. Résultat : l’Algérie vit une ‘khalidation’ de l’art et de la culture portant les empreintes de Cheb Khaled et de Cheïkha Khalida. »
Cet incident a remué en moi la tentation, depuis longtemps réprimée, de tenter une note sur l’élite algérienne, c’est-à-dire sur nous tous qui avons abandonné les champs artistique, intellectuel et politique et laissé un vide occupé avec le temps par des artistes désengagés, qui ont fini par n’avoir d’opinion sur rien, et dont Cheb Khaled a eu le mérite de résumer l’état par sa formule célèbre « comme il a dit lui », un vide occupé par des intellectuels et des politiques sans attaches avec le peuple, représentés par excellence par « une femme debout » qui s’est vite « couchée » pour des miettes de pouvoir, et qui veille depuis sur le paysage culturel algérien.
Quelques précisions nécessaires
Je dois au préalable apporter les quatre précisions suivantes.
Première précision :
Cette note ne prétend pas traiter une question aussi importante de façon académique, en passant en revue, systématiquement, les postures intellectuelles et les positions politiques d’un échantillon statistiquement significatif et représentatif des élites algériennes durant au moins les vingt dernières années. Il s’agit tout simplement d’impressions empilées en observant les attitudes et les comportements, les discours et les actions, d’un certain nombre de personnalités algériennes. La note est donc forcément partielle et déséquilibrée. Ce manque de rigueur s’explique par le fait que l’auteur désire moins rédiger un essai étoffé sur le sujet que lancer un cri de colère qui reflète sa frustration de constater l’immobilisme permanent des élites algériennes alors que leur pays sombre à grande vitesse.
Deuxième précision :
Tout le monde sait à quel point les élites au pouvoir, depuis l’indépendance, qu’elles soient militaires, politiques ou religieuses, ainsi que celles qui leur apportent soutien intellectuel et artistique, ont détruit l’Algérie sur tous les plans. Leurs crimes noirciraient des encyclopédies. Ce sont elles qui font obstacle, par la répression, la corruption et la compromission, à l’émergence d’une véritable élite algérienne soucieuse des intérêts de la nation. Mais je crois qu’il faut dépasser ce constat et explorer le rôle des élites qui se positionnent hors du pouvoir, voire en opposition avec lui.
J’ai beaucoup apprécié les propos récents d’Abdelkader Dehbi, sur le site Internet du Quotidien d’Algérie, suite au témoignage de Karim Moulaï sur l’implication du Département de renseignement et de sécurité (DRS) dans les crimes contre l’humanité perpétrés en Algérie dans les années 1990. En affirmant que les révélations de l’agent du DRS « ne constituent nullement un ‘scoop’ », et que depuis des années, les crimes de cette officine obscure « n’ont jamais fait l’ombre d’un doute, dans l’esprit d’une grande majorité de l’opinion publique, tant nationale qu’internationale », il a mis le doigt sur une triste réalité sociologique en Algérie, que Malek Bennabi appellerait « la prédisposition au despotisme », et a interpellé les élites de l’opposition de façon franche et pertinente : « Pour nous citoyens, qui nous targuons de faire partie de l’élite intellectuelle de ce pays, pourrions-nous affirmer sans mentir à nous-mêmes, que nous ne nous sentons pas envahis par un profond sentiment de honte, de continuer à supporter depuis tant d’années, d’être les spectateurs passifs, voire complices, d’une véritable mise à mort d’un pays et de mise à sac de ses ressources par un pouvoir politiquement illégitime, pénalement criminel, moralement corrompu et civiquement traître à la nation ? Qu’attendent tous les enfants dignes de l’Algérie, par-delà leurs sensibilités idéologiques et politiques, pour se rassembler en un immense élan de nationalisme, pour s’organiser et faire bloc autour d’un seul objectif : libérer le pays, par tous les moyens de lutte pacifique, du joug d’un pouvoir criminel, corrompu et anti national ? »[2]
Je trouve en effet regrettable que le DRS, en captant en permanence l’attention de beaucoup d’entre nous, nous rend aveugles à son anagramme sociologique, le SRD (syndrome de la résignation et la démission). Il s’agit de ce fléau aussi ravageur que le DRS qui se manifeste par la résignation du peuple et la démission de ses élites. DRS et SRD représentent, à mon avis, les deux facettes d’une même pièce, deux phénomènes entretenant un lien étroit de causalité. D’une part, pour survivre, le DRS favorise l’apparition et la propagation du SRD. La résignation du peuple est l’effet d’un traumatisme collectif provoqué par tant d’années de répression féroce : détentions, tortures, disparitions, massacres, etc. La démission des élites est un aveu d’impuissance devant ce qui est intériorisé par beaucoup d’entre elles comme une « toute-puissance » du DRS, une conséquence de la stratégie de ce dernier résumée dans le triptyque « répression-corruption-compromission ». D’autre part, le SRD offre les conditions idéales pour le développement et la consolidation du DRS et le renforcement de sa « toute-puissance » dans l’imaginaire collectif, vu que peu de gens osent la défier politiquement ou intellectuellement.
Troisième précision :
Lorsque je critique telle ou telle élite cela ne signifie pas sa démonisation. Je crois profondément que chaque individu, aussi larges et profonds soient ses aspects sombres, dispose inévitablement de côtés lumineux. Je suis conscient que les hommes et les femmes ne sont ni anges de lumière, ni démons de feu. Ce sont des êtres humains créés de terre, avec toutes leurs complexité et diversité, qui ont leurs faiblesses, leurs circonstances, leurs égarements, et leurs déchéances, mais peuvent aussi avoir leur force et grandeur.
Quatrième précision :
Je suis conscient du fait heureux qu’en Algérie, il existe encore des élites dignes et honorables, certes minoritaires, mais viscéralement attachées aux intérêts supérieurs de leur nation, risquant leurs biens, voire leur vie pour leur défense. Ces hommes et ces femmes ne sont pas concernés par les critiques formulées dans cette note.
Commentaire