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Le postulat d’une identité dite de l’Orient continue de hanter nos crises

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  • Le postulat d’une identité dite de l’Orient continue de hanter nos crises

    Au plan de la culture, c’est-à-dire de la représentation, les plus vieux d’entre nous peuvent se rappeler les anciennes et débonnaires images de l’Orient.L’Orient, lui-même, a participé à façonner ce regard qu’on aurait juré venir d’un autre.

    De l’«Autre», conquérant militaire ou «Orientaliste», de cet «Autre» qui a inventé cette notion d’un «Autre» qui nous désignait, nous, sans intention vraiment négative.

    La reconnaissance d’un «Autre» que nous étions ne pouvait se réduire aux savantes études médicales qui faisaient de nous des êtres à part mais aussi des malades à part.

    L’Arabe – et donc forcément, le Nègre - êtres instinctifs, émotionnels et pulsionnels, syphilitiques par décret de la nature et inaptes au sens moral ne pouvait résumer la totalité de l’Orient ni celle de l’Afrique et il fallait bien faire une place, dans la pensée, à quelques splendeurs dont le raffinement ne pouvait échapper même aux soudards.

    Et – quel paradoxe - c’est bien les chefs de ces derniers qui, pour les besoins de la conquête, se penchèrent ou invitèrent des académiciens à se pencher sur les pays réels et sur leurs cultures pour mieux les connaître en vue de mieux les soumettre. Ils n’eurent pas toujours besoin d’y inviter les chercheurs.

    D’éminents universitaires d’Europe s’intéressaient à l’histoire scientifique et philosophique de l’Orient depuis longtemps et il est inutile de revenir, dans ce papier, sur les transferts de connaissances qui se firent d’Orient en Occident et en premier lieu à partir de l’Andalousie et de notre ville de Béjaïa.

    Ces érudits spécialistes de la philosophie, du chiisme ou du mysticisme musulman n’échappaient pas à leur époque mais échappaient à ses préjugés et à ses fantasmes et se tenaient déjà bien loin de ses grilles de lecture dominantes. Ils restèrent pourtant des Orientalistes, des intellectuel(le)s qui pensaient en toute bonne foi l’altérité culturelle ; qui pensaient l’«Autre» en s’aveuglant, en toute bonne foi, que l’altérité culturelle ne pouvait signifier une altérité dans la «nature» de l’homme. Et il nous fallut bien des combats et bien des guerres pour essayer de dire que penser un «Autre», c’est d’abord affirmer un «Même», qui est un «Nous». Pour essayer de crier que l’«Autre», c’est le «Même» et qu’au-delà des retournements de l’histoire commune et des dominations successives des uns sur les autres, l’«Autre», c’est le même ; nous appartenons à la même condition humaine, enfants que nous sommes des rapports sociaux et du langage, ne portant aucune autre détermination que les déterminations sociales qui nous font vivre et parler autrement que les autres.

    Mystère qui fait que lorsque nous changeons radicalement les rapports sociaux nous continuons à porter l’identité d’une langue.

    En quoi les Chinois d’aujourd’hui ressemblent aux Chinois de l’époque des mandarins et en quoi les Algériens d’aujourd’hui ressemblent à ce que nous étions il y a un demi-siècle.

    Nos grands parents ressuscités verraient avec effroi nos filles en jean ou en hidjab vaquer seules à leurs affaires, étudier sans tuteur alentour, soigner dans les hôpitaux, enseigner dans les universités, conduire des voitures, vivre loin des parents dans des cités U, présider des tribunaux. Ils seraient bien surpris de ces ruptures dans les éléments essentiels qui formèrent leur vison de leur identité et de leurs résistances (au pluriel) aux colons. Alors même que le sentiment des gens est d’être dans la continuité d’une identité algérienne et non dans des processus de rupture. Les jeunes seraient à leur tour bien étonnés de la surprise des ancêtres qui les prendraient pour des autres puisqu’ils vivent autrement.

    Faut-il même que les ancêtres reviennent pour s’en étonner ? Au hasard d’une conversation, les derniers jours du Ramadhan, un vieillard aux alentours des 75 ans a parlé comme dans un gémissement à un autre vieillard du même âge. Les deux ont pris le maquis, les deux viennent de zones pastorales, les plus patriarcales qui soient, les deux reproduisirent plus tard le schéma patriarcal en construisant ce genre de maisons individuelles qui ressemblent à des immeubles et qui sont des ajouts successifs d’appartements pour leurs enfants qu’ils mariaient, les deux encouragent leurs petites-filles à réussir à l’école dans une sorte de regret inavoué de na pas avoir instruit leurs propres filles. Les deux sont dans ce langage de l’ellipse qui permettait à nos ancêtres de contourner le tabou pour dire les choses. Le vieillard a parlé de sa sortie nocturne à El Biar, ce quartier des hauts d’Alger, pour les achats de la fête de fin de jeûne. Il souffla dans cette sorte de gémissement : «De tous côtés, des troupeaux sans berger pâturaient dans El Biar». Il parlait des groupes de femmes et de jeunes filles qui sortaient seules la nuit pendant ce mois du jeûne. Le réflexe a été bon de ne pas lui expliquer que «cela» était devenu «normal», que, depuis longtemps déjà, les filles et les femmes occupaient l’espace public et gagnaient sur les domaines «masculins», jusqu’au domaine machiste du football.

    Justement pourquoi a-t-il remarqué cette liberté nocturne des femmes alors que d’autres ne la remarquent même plus ?

    Quelles distances historiques séparent les deux anciens maquisards qui n’imaginent même pas que leur énergie mise à l’éducation et à la scolarisation de leurs petites-filles mènera inexorablement ces dernières à s’émanciper de leurs codes moraux ? Font-ils pour leurs petites-filles ce qu’ils ont fait pour notre pays : les libérer, les émanciper «à leur insu», comme le dirait Marx ?

    Etonnante jeunesse de cette formule de Marx que «les hommes font l’histoire à leur insu» - et d’ailleurs pourquoi étonnante, le savoir est toujours jeune même le théorème de Thalès.

    «Faire l’histoire à son insu.» Quel mystère que de dévoiler que les buts réels de l’histoire ne sont pas les buts que se donnent les hommes. Car voyez-vous, ces deux vieillards, au bout de leurs rhumatismes, ont repris les armes pour s’opposer aux terroristes et il ne leur viendrait pas à l’idée de laisser quelqu’un égorger des femmes au prétexte de leur sexe ou d’une interprétation religieuse. Vous pouvez les imaginer dans une conscience tourmentée, sauf si vous avez les connaissances minimales de la culture patriarcale en Algérie. Et c’est parce qu’elle est une culture du tabou politique, religieux, sexuel, etc., que cette culture aménage les espaces de la tolérance. Les espaces et le langage de la tolérance.

    Quand les démocrates et modernistes algériens obnubilés par les formes - devenues pour eux les formes obligées – des émancipations françaises sur tous les plans louent «la tolérance de l’islam des ancêtres», ils louent en réalité les marges de tolérance du patriarcat. Ces marges de tolérance du patriarcat ont permis à nos deux vieillards de faire l’histoire révolutionnaire de notre pays jusqu’aux armes contre les terroristes qui voulaient détruire l’état national qu’ils ont arraché à la domination coloniale.

    Cette marge de tolérance se présentait dans leur vécu mental et social comme une fissure par laquelle pouvait sortir et s’exprimer la créativité historique ou le délire. Ce fut la créativité révolutionnaire, la transformation des rapports sociaux et d’abord le patriarcat que les besoins de la guerre de libération a fait exploser dans ses formes politiques mais conservé dans ses valeurs nécessaires au combat.

    Quand ils invoquent cette tolérance de l’islam des ancêtres, les démocrates et modernistes algériens invoquent en réalité les vertus du patriarcat. Ils ont la nostalgie de la seule représentation idéologique consistante qui s’est opposée au terrorisme, l’islam des zaouïas qui est l’islam du patriarcat : celui des saints fondateurs et des marabouts.

    Vont-ils s’offusquer si on applique à leur nostalgie le qualificatif qui lui convient : un passéisme et un passéisme plutôt réactionnaire. Plus volontiers soucieux des formes que des réalités émotionnelles et religieuses des tarîqa. C’est ce côté réactionnaire qui les rend aveugles aux changements réels, concrets, papables mais dans des modalités, des formes et des rythmes qui ne correspondent pas à leurs «normes» culturelles du progrès. Car si «le présent est une forme développée du passé», on ne peut trouver dans le passé toutes les clés du présent. Pour résoudre les problèmes du présent, il faut se forger les clés du futur. Et elles ne se trouvent pas dans les ateliers des ancêtres. Ni pour les démocrates ni pour les salafistes qui se prévalent de notre filiation religieuse.

    Ce qui semble se répéter dans cette image est que nous l’empruntons aux ouvrages et aux travaux de ces orientalistes qui nous ont parqués dans une catégorie humaine. Celle de l’Autre, celle du différent. C’est d’eux que nous avons emprunté l’idée d’une personnalité algérienne.

    Nous nous sommes ensuite entretués pour savoir si elle était berbère, arabe, musulmane ou latine. L’idée de personnalité est la fille directe d’une idée de l’altérité, d’une existence d’un autre (en psychologie, par contre cette notion est extrêmement féconde pour la théorie comme pour la thérapie).D’une existence d’un autre comme essence. Cette tare philosophique qui nous rend incapables de nous voir collectivement comme langage et comme rapport social nous entraînera encore pendant longtemps dans une anthropologie de pacotille et dans une reproduction du regard colonial.

    Etait-il nécessaire de le rappeler ?

    Par Mohamed Bouhamidi, La Tribune
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