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Gandhi et la fraternité humaine

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  • Gandhi et la fraternité humaine

    L’égalité entre les Hommes est un idéal. Des religions, des philosophies et des idéologies politiques ont inscrit l’égalité des êtres humains dans l’essence de leurs enseignements, dans leurs principes ou leur système. Les individus doivent être traités de façon également digne et juste. Un voyage à travers les sociétés et les nations nous convainc que nous en sommes bien loin : des philosophies politiques ont été échafaudées, des Déclarations et des Chartes ont été élaborées, ratifiées et signées, des législations établies et pourtant la réalité de l’inégalité et des discriminations s’impose à nous. Universellement. Si l’égalité est, de fait, un principe légal, force est de constater que la loi ne suffit pas à son établissement. En amont des législations et des règles, c’est bien l’idée de l’humanité, de son unité et de sa diversité, qu’il faut discuter et évaluer. Au demeurant, il n’y a pas de loi sans morale…sans une certaine idée de l’Homme, du bien et de l’idéal social et politique et, ainsi, il ne peut être question d’égalité légale parmi les Hommes sans une philosophie morale établissant la nature de leur relation. Il ne peut être question de penser un principe éthique que l’on ajouterait, a posteriori, à l’ordre qui établit l’égalité entre les Hommes mais bien de déterminer un principe fondateur, a priori, sans lequel cet ordre n’a aucune substance ni réalité. Il importe d’évaluer les lois par leur philosophie et, encore et toujours, dans leurs rapports au pouvoir.

    Les philosophies antiques ou les religions ont bien souvent établi, dans leurs fondements, l’idée de la communauté d’origine et de l’égalité entre les êtres humains. Il n’en demeure pas moins néanmoins que de nombreuses interprétations ont justifié des inégalités et des rapports de domination intellectuelle, religieuse et/ou politique : entre les Grecs (puis les Romains) et les « barbares », entre les appelés et les réprouvés au sein des religions, entre les civilisés et les colonisés au nom parfois de la philosophie des lumières. Que la commune origine adamique soit ou non un acte de foi, que l’évolution des espèces soit un fait admis, que la science nous informe que le concept de « race » est une vue de l’œil et de l’esprit étant scientifiquement et objectivement inopérant…tout cela ne change rien aux faits : des philosophies, des discours, des regards sur soi et autrui – explicites ou implicites – justifient l’inégalité et son lot de discriminations. Même si des lois devaient ensuite essayer de rectifier et de réguler ces dernières, ce rééquilibrage ne peut être que partiel et imparfait : encore une fois, il faut aller au bout de la question morale et questionner les individus et les sociétés sur l’idée qu’ils se font de l’Homme et de leur fraternité au-delà des postulats philosophiques, des dogmes religieux et des faits scientifiques.


    On se souvient de la lutte du Mahatma Gandhi au cœur de l’hindouisme et du système des castes. Les Intouchables, les parias, qu’ils soient des « enfants de Dieu » (harijan) comme les appelait respectueusement Gandhi, ou les « opprimés » (dalit) comme certains s’auto-définirent à l’image de l’avocat et du politicien B.R. Ambedkar, étaient en marge et exclus des quatre castes reconnues par la philosophie classique de l’hindouisme. Selon cette dernière, le cosmos est parfaitement ordonné et la loi universelle (dharma) établit des ordres et des catégories dont les castes sont la juste représentation parmi les êtres humains : elles sont le respect et le miroir du dharma qu’il faut respecter, entretenir et promouvoir si l’on veut agir en harmonie avec l’ordre du macrocosme. Les prêtres, les enseignants, et les êtres de l’esprit (brahmane), les guerriers, les rois et les princes (ksatriya), les artisans et les commerçants (vaisya) sont les élus et accèdent au savoir alors que les serviteurs (sûdras) – eux-mêmes subdivisés en une multitude de catégories – obéissent aux castes supérieures à travers leurs activités de valeurs spirituelles et sociales mineures. Les parias représentent encore une autre caste – hors castes – qui est le niveau le plus bas de la hiérarchie cosmique, l’état de l’impur, de l’indigne et de la misère. Il s’agit donc d’un ordre, d’une harmonie, qui a besoin d’une hiérarchie, d’un supérieur et d’un inférieur, et l’ensemble des relations sociales est ainsi codifié au miroir de cette réalité : les espaces, les métiers, les mariages, les amitiés, etc. Gandhi s’est battu pour que les intouchables, les harijan, puissent accéder à l’éducation, sortir de la misère et être traités plus égalitairement. Il n’a eu de cesse de lutter contre les injustices et le mépris auxquels faisaient face les exclus du système. En janvier 1934, il interpréta le tremblement de terre de Bihâr comme étant un avertissement et une punition dirigés contre les castes supérieures, leur arrogance et « leurs péchés » vis-à-vis des pauvres et des parias. Lorsqu’il meurt en janvier 1948, le système des castes était légalement aboli depuis une année (avec l’accession à l’indépendance) et ce grâce à l’élaboration de la constitution sous l’autorité de Ambedkar (choisi par Nehru) qui s’était très tôt opposé à l’attitude trop « condescendante » de Gandhi, voulait qu’on appelle sans faux-fuyants les intouchables des « opprimés » (dalit) et défendait le principe de l’« affirmative action », ou discrimination positive, à l’égard des castes marginalisées. La réalité était bien moins belle. La loi n’a point eu raison des mentalités : dans le silence des quotidiens, loin des infractions visibles de la loi, le système perdurait et Gandhi savait et avait affirmé – il y a plus d’un siècle déjà – qu’il s’agissait de travailler en amont de la loi, sur l’idée que l’on enseignait de l’Homme, sur le sens moral, sur la conception même de la fraternité au cœur des philosophies et des religions. Sans ce travail, cette éducation, la loi peut n’être qu’un prétexte ou un instrument dangereux entre les mains de ceux qui détiennent le pouvoir (et/ou le verbe) et qui entretiennent leurs privilèges au moyen de lois dont l’essence paraît égalitaire mais dont l’application ne l’est point. C’est le cœur du débat qui opposait Ambedkar, lui-même issu de la caste des intouchables, qui revendiquait l’égalité, la résistance, la justice, le droit d’interpréter la loi et l’accès au verbe assumé et militant et Gandhi qui prônait la reconnaissance et l’amour des exclus et la réforme de l’intérieur par l’engagement volontariste de l’élite et des riches.


    Le religieux et l’activiste Gandhi, qui se disait « hindouiste, chrétien, musulman, bouddhiste et juif », questionnait les religions à partir des pratiques quotidiennes et sociales et il avertissait : « Dès que nous perdons la base morale, nous cessons d’être religieux. » Il s’agit donc de cohérence entre des pratiques et des philosophies et il faut appréhender ensemble ces dernières : les mêmes questions traversent nos sociétés modernes, du Sud et du Nord, avec la même intensité qu’à l’époque de Gandhi même si les castes, les classes et les catégories de nos sociétés - « développées » ou « en voie de développement » - apparaissent moins visibles qu’elles ne l’étaient dans l’Inde de la première moitié du 20ème siècle. Le rapport dialectique est le même et le questionnement doit être permanent : les inégalités concrètes du quotidien nous invitent à soumettre à la critique nos philosophies fondamentales et notre conception de la fraternité humaine de même que ces dernières doivent questionner la cohérence des systèmes se présentant comme égalitaires. Pas de loi sans morale, pas de morale sans loi : on retrouve cette équation dans toutes les religions et, avec ou sans Dieu, dans toutes les spiritualités et les philosophies humanistes et/ou politiques.

    Source : Extrait de l’Autre en Nous, chapitre 6

    Tariq RAMADAN
    Dernière modification par fumeurdethé2, 30 septembre 2010, 20h23. Motif: l'ecriture n'etait pas visible
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