La République en danger … à cause du voile !
par
Raphaël Liogier, Professeur de sociologie à l’IEP d’Aix-en-Provence, auteur de : Une laïcité « légitime » (Entrelacs, 2006)
Contrairement à l’image menaçante répandue dans le grand public français les musulmans constituent indéniablement une des minorités sociales les plus pacifiques, les plus tolérantes, les plus calmes et les plus respectueuses des valeurs et lois de la République. Malgré cela, depuis le début des années 80 en particulier, son image s’est dégradée, devenant la cible de discriminations non seulement populaires (refus devenu banal de vendre ou de louer un appartement, de donner un stage ou un travail à un « arabo-musulman ») mais, ce qui est plus préoccupant, de discriminations institutionnalisées et, depuis 2004, légalisées. Pourtant, les musulmans ne réagissent pas, compréhensifs vis-à-vis des frayeurs populaires, surtout depuis les attentats meurtriers du 11 septembre.
C’est ainsi qu’ils ont accepté sans broncher de devenir les boucs émissaires privilégiés de ceux qui se pensent comme les « français de souche », se disant, sans doute, que la situation finirait bien par s’améliorer, que les préjugés finiraient par fondre devant leur comportement irréprochable. La loi du 15 mars 2004 interdisant le simple voile considéré comme musulman à l’école publique, accompagnée de toute une rhétorique juridique destinée à faire comme si tous les signes religieux étaient mis sur le même plan, ne les a pas trompés.
Ils savaient qu’ils étaient dans le collimateur en raison de leur islamité doublée, souvent, de leur arabité, et pour rien d’autre, et ils décidèrent néanmoins de se soumettre à la loi, de l’appliquer scrupuleusement malgré tout, histoire de démontrer leur civisme. Pourtant, malgré tous leurs efforts, aujourd’hui encore plus qu’hier, lorsqu’un voyou caillasse un policier, lorsqu’un vol à la tire est commis dans une cité dite difficile, les « arabo-musulmans » qui « noyautent » les « quartiers » sont inlassablement associés à cette situation chaotique, même si justement, ils se battent tous les jours pour un retour à l’ordre, pour l’alphabétisation, pour l’éducation, contre le vandalisme, contre l’alcool, contre la drogue, contre les comportements anti-sociaux.
Revenons en arrière. Début des années 80, pour la première fois sont entendues les expressions de « sauvageons des cités », d’islamisation des « quartiers », mais c’est surtout la période de sortie brutale des 30 glorieuses, le passage de la prospérité économique à un chômage endémique qui touche non seulement les milieux ouvriers mais aussi les classes moyennes. C’est aussi à ce moment que la deuxième génération des français issus de l’immigration, français de naissance donc, se prend en main, passant du statut de minorité passive, subissant le regard de l’autre, à celui de minorité active, volontairement visible. Cette nouvelle façon de se comporter se traduit aussi par le fait de redécouvrir l’islam.
Cette conjonction entre une crise économique forte qui touche toute la population et l’émergence de cette nouvelle minorité arabo-musulmane clairement française, installée définitivement « ici », sans oublier le contexte international de la première grande vague de terrorisme islamique, en Algérie en particulier, va engendrer un phénomène de rejet viscéral, incontrôlable rationnellement, qui sera dans un premier temps contenu, en quelque sorte, par les pouvoirs public qui cherchèrent à naturaliser l’islam, à le sculpter « républicainement », à lui donner une apparence « présentable » (par exemple en cherchant à tout prix à mettre en place une institution représentative des musulmans de France).
1989, première affaire du voile qui défraie la chronique assortie de discours haineux et des premières mesures publiques destinées à endiguer le phénomène. Puis, ce sera le 11 septembre. Entre temps, la France est passée d’une crise économique, à une crise sociale et bientôt à une crise symbolique profonde, dont l’aboutissement est le débat récent sur l’identité nationale. Ce pays, jadis centre intellectuel et culturel, s’est transformé en périphérie du monde anglo-saxon et bientôt de l’Asie. Le cinéma français sous perfusion a perdu de son lustre, la littérature française n’est presque plus traduite, la création artistique française est de moins en moins présente hors de l’Hexagone, bref la fameuse exception française n’est plus fameuse qu’ici.
Emportés dans le tourbillon de la mondialisation, les français ont besoin de désigner des coupables pour ce désastre, des boucs émissaires qui, suivant la définition de René Girard, doivent être suffisamment visibles, différents, pour être visés, et suffisamment présents, proches, pour être à portée de main. C’est pour cela que le comportement irréprochable des musulmans, qui depuis 30 ans cherchent à se faire oublier, à vivre en bonne entente, n’y change rien. L’évolution des choses leur échappe complètement, parce que c’est un problème social qui touche l’ensemble de la société française, indépendamment de ce que font ou de ce que sont les musulmans.
Pour preuve de ce climat délétère délirant, la profonde irrationalité des arguments soulevés tour à tour pour interdire le voile intégral : argument féministe, alors qu’il est évident que ce voile est volontaire et n’a rien à voir avec la situation afghane, saoudienne ou autre ; argument humaniste, affirmant qu’on ne peut être digne d’être citoyen si l’on ne montre pas ses yeux, c’est ainsi qu’un des chroniqueurs du Grand Journal de Canal Plus devant une femme en voile intégral lui assènera qu’il ne peut lui parler parce qu’il ne la connaît pas ne pouvant distinguer ses yeux, alors même qu’il ne lui serait jamais venu à l’idée d’imposer aux multiples stars en lunettes noires reçues sur le même plateau une telle exigence ; argument sécuritaire, fondé sur l’idée étrange que l’on peut se cacher derrière le voile pour commettre un attentat ou pratiquer le vol à la tire, comme on peut le faire aussi derrière un casque de moto ou des bandages à la sortie de l’hôpital ; argument théologique, plutôt cocasse en situation de laïcité théorique, qui s’inspire d’interprétations coraniques reprises par les représentants de l’Etat ; et enfin, argument épidémique, s’en prenant à cette « gangrène » qui infiltre notre beau pays et le défigure.
Ce dernier argument étant le plus répandu, celui qui revient toujours en dernière analyse, et qui est pourtant le plus irrationnel, fondé sur un rejet épidermique de l’autre. Il suffit de voir à quel point aujourd’hui on le retrouve non seulement dans les sites internet néo-templiers, nationalistes, et d’extrême droite en général, mais aussi, de plus en plus, dans les forums des grands journaux.
par
Raphaël Liogier, Professeur de sociologie à l’IEP d’Aix-en-Provence, auteur de : Une laïcité « légitime » (Entrelacs, 2006)
Contrairement à l’image menaçante répandue dans le grand public français les musulmans constituent indéniablement une des minorités sociales les plus pacifiques, les plus tolérantes, les plus calmes et les plus respectueuses des valeurs et lois de la République. Malgré cela, depuis le début des années 80 en particulier, son image s’est dégradée, devenant la cible de discriminations non seulement populaires (refus devenu banal de vendre ou de louer un appartement, de donner un stage ou un travail à un « arabo-musulman ») mais, ce qui est plus préoccupant, de discriminations institutionnalisées et, depuis 2004, légalisées. Pourtant, les musulmans ne réagissent pas, compréhensifs vis-à-vis des frayeurs populaires, surtout depuis les attentats meurtriers du 11 septembre.
C’est ainsi qu’ils ont accepté sans broncher de devenir les boucs émissaires privilégiés de ceux qui se pensent comme les « français de souche », se disant, sans doute, que la situation finirait bien par s’améliorer, que les préjugés finiraient par fondre devant leur comportement irréprochable. La loi du 15 mars 2004 interdisant le simple voile considéré comme musulman à l’école publique, accompagnée de toute une rhétorique juridique destinée à faire comme si tous les signes religieux étaient mis sur le même plan, ne les a pas trompés.
Ils savaient qu’ils étaient dans le collimateur en raison de leur islamité doublée, souvent, de leur arabité, et pour rien d’autre, et ils décidèrent néanmoins de se soumettre à la loi, de l’appliquer scrupuleusement malgré tout, histoire de démontrer leur civisme. Pourtant, malgré tous leurs efforts, aujourd’hui encore plus qu’hier, lorsqu’un voyou caillasse un policier, lorsqu’un vol à la tire est commis dans une cité dite difficile, les « arabo-musulmans » qui « noyautent » les « quartiers » sont inlassablement associés à cette situation chaotique, même si justement, ils se battent tous les jours pour un retour à l’ordre, pour l’alphabétisation, pour l’éducation, contre le vandalisme, contre l’alcool, contre la drogue, contre les comportements anti-sociaux.
Revenons en arrière. Début des années 80, pour la première fois sont entendues les expressions de « sauvageons des cités », d’islamisation des « quartiers », mais c’est surtout la période de sortie brutale des 30 glorieuses, le passage de la prospérité économique à un chômage endémique qui touche non seulement les milieux ouvriers mais aussi les classes moyennes. C’est aussi à ce moment que la deuxième génération des français issus de l’immigration, français de naissance donc, se prend en main, passant du statut de minorité passive, subissant le regard de l’autre, à celui de minorité active, volontairement visible. Cette nouvelle façon de se comporter se traduit aussi par le fait de redécouvrir l’islam.
Cette conjonction entre une crise économique forte qui touche toute la population et l’émergence de cette nouvelle minorité arabo-musulmane clairement française, installée définitivement « ici », sans oublier le contexte international de la première grande vague de terrorisme islamique, en Algérie en particulier, va engendrer un phénomène de rejet viscéral, incontrôlable rationnellement, qui sera dans un premier temps contenu, en quelque sorte, par les pouvoirs public qui cherchèrent à naturaliser l’islam, à le sculpter « républicainement », à lui donner une apparence « présentable » (par exemple en cherchant à tout prix à mettre en place une institution représentative des musulmans de France).
1989, première affaire du voile qui défraie la chronique assortie de discours haineux et des premières mesures publiques destinées à endiguer le phénomène. Puis, ce sera le 11 septembre. Entre temps, la France est passée d’une crise économique, à une crise sociale et bientôt à une crise symbolique profonde, dont l’aboutissement est le débat récent sur l’identité nationale. Ce pays, jadis centre intellectuel et culturel, s’est transformé en périphérie du monde anglo-saxon et bientôt de l’Asie. Le cinéma français sous perfusion a perdu de son lustre, la littérature française n’est presque plus traduite, la création artistique française est de moins en moins présente hors de l’Hexagone, bref la fameuse exception française n’est plus fameuse qu’ici.
Emportés dans le tourbillon de la mondialisation, les français ont besoin de désigner des coupables pour ce désastre, des boucs émissaires qui, suivant la définition de René Girard, doivent être suffisamment visibles, différents, pour être visés, et suffisamment présents, proches, pour être à portée de main. C’est pour cela que le comportement irréprochable des musulmans, qui depuis 30 ans cherchent à se faire oublier, à vivre en bonne entente, n’y change rien. L’évolution des choses leur échappe complètement, parce que c’est un problème social qui touche l’ensemble de la société française, indépendamment de ce que font ou de ce que sont les musulmans.
Pour preuve de ce climat délétère délirant, la profonde irrationalité des arguments soulevés tour à tour pour interdire le voile intégral : argument féministe, alors qu’il est évident que ce voile est volontaire et n’a rien à voir avec la situation afghane, saoudienne ou autre ; argument humaniste, affirmant qu’on ne peut être digne d’être citoyen si l’on ne montre pas ses yeux, c’est ainsi qu’un des chroniqueurs du Grand Journal de Canal Plus devant une femme en voile intégral lui assènera qu’il ne peut lui parler parce qu’il ne la connaît pas ne pouvant distinguer ses yeux, alors même qu’il ne lui serait jamais venu à l’idée d’imposer aux multiples stars en lunettes noires reçues sur le même plateau une telle exigence ; argument sécuritaire, fondé sur l’idée étrange que l’on peut se cacher derrière le voile pour commettre un attentat ou pratiquer le vol à la tire, comme on peut le faire aussi derrière un casque de moto ou des bandages à la sortie de l’hôpital ; argument théologique, plutôt cocasse en situation de laïcité théorique, qui s’inspire d’interprétations coraniques reprises par les représentants de l’Etat ; et enfin, argument épidémique, s’en prenant à cette « gangrène » qui infiltre notre beau pays et le défigure.
Ce dernier argument étant le plus répandu, celui qui revient toujours en dernière analyse, et qui est pourtant le plus irrationnel, fondé sur un rejet épidermique de l’autre. Il suffit de voir à quel point aujourd’hui on le retrouve non seulement dans les sites internet néo-templiers, nationalistes, et d’extrême droite en général, mais aussi, de plus en plus, dans les forums des grands journaux.
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