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Maroc : Dans les entrailles de Derb Ghallef

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  • Maroc : Dans les entrailles de Derb Ghallef

    Jeudi, 10h. L’activité est déjà intense à la joteya de Derb Ghallef. Les petites ruelles sont noires de monde et il faut jouer des coudes pour se frayer un chemin dans la foule compacte. Notre contact, Hassan, tenancier d’un commerce de téléphones portables est en pleine discussion avec ses clients.

    Vêtu d’un jean et d’un polo, Hassan a l’allure d’un jeune Marocain lambda. Difficile d’imaginer que ce Marrakchi d’origine qui officie au « Derb » depuis dix ans est à la tête d’une petite entreprise (informelle) qui fait travailler quatre autres personnes. Durant les mois où les affaires sont bonnes (de juin à septembre), il peut dégager jusqu’à 30 000 dirhams de bénéfices et de quoi payer ses collaborateurs 400 dirhams par semaine chacun. Le plus incroyable est que Hassan ne fait que louer deux vitrines à la joteya ; la première à 3 000 dirhams et l’autre à 4 000 dirhams.

    Hassan ne compte pas s’arrêter en si bon chemin et prévoit d’installer sa « franchise » à Marrakech, où il a flairé le juteux filon des téléphones haut de gamme. « Ces terminaux n’ont pas encore inondé le marché marrakchi. Je vais installer une vitrine là-bas qui sera gérée par mon frère. Je me déplacerai régulièrement au début pour lancer l’affaire », raconte Hassan qui possède pour sa part un vieux Nokia « doté d’une excellente autonomie et impossible à voler ». Le jeune homme est plein d’ambitions et de projets et espère acquérir un café qu’il gèrerait parallèlement à ses activités à la joteya.

    En avant-première européenne !

    A Derb Ghallef, les bonnes affaires se trouvent à tous les coins de rue et les 2 000 échoppes que compte le souk abritent chacune plus de six collaborateurs directs sans compter les vendeurs ambulants et les activités annexes qui viennent s’y greffer. Ces dernières années, le business de l’électronique et de l’informatique est devenu la première activité du souk, qui est désormais une plateforme nationale de distribution. Téléphonie, « flashage » et réparation de récepteurs satellite, vente de téléviseurs, de matériel hi-fi, d’ordinateurs, de consommables… bref, tout ce qui a trait, de près ou de loin, à l’univers du high-tech est disponible à Derb Ghallef, à des prix défiant toute concurrence et parfois en avant-première (même européenne !). « Le Blackberry Torch vient de sortir en France ? J’en vends depuis plus d’un mois au prix de 6 500 dirhams ! », lance non sans fierté Hassan qui se fournit dans les pays du Golfe.

    Guerre des prix sans merci

    Comment un souk informel et, qui plus est, non raccordé au réseau électrique peut-il être aussi performant ? Le désordre de la joteya n’est qu’apparent en réalité. Grâce à une répartition sans faille des tâches et à une optimisation maximale du « système D », les vendeurs arrivent à cohabiter tout en se livrant une guerre des prix sans merci.
    Derb Ghallef est scindé en deux entités : souk Najd et souk Selk, en référence aux barbelés qui délimitent cette zone (voir infographie). A souk Najd, on trouve essentiellement les vendeurs de téléphones portables, de DVD piratés et de paraboles. Cette zone est beaucoup plus fréquentée que souk Selk, plus récent, qui concentre la vente et la réparation d’ordinateurs et de jeux vidéo. « S’installer à souk Najd est plus valorisant. Les loyers y sont beaucoup plus chers et les ventes beaucoup plus importantes », nous explique Mustapha, vendeur de produits informatiques à souk Selk.

    Deux millions de dirhams pour un 20 m2 !

    Dans l’antre du capitalisme informel qu’est la joteya, toutes les places se monnayent et plus on s’approche d’une ruelle fréquentée ou centrale, plus les loyers montent en flèche. On distingue le « ferrach », vendeur à l’étalage, qui « loue » l’emplacement entre 200 et 400 dirhams la semaine, le tenancier d’une « vitrine », louée entre 3 000 et 5 000 dirhams par mois, et le vendeur qui occupe un magasin loué entre 2 000 et 6 000 dirhams en moyenne. Car aussi étonnant que cela puisse paraître, il est possible que le loyer d’une échoppe soit plus bas que celui d’une simple vitrine en raison de l’emplacement (cas de Hassan qui loue sa vitrine à 3 000 dirhams tandis que le magasin chez qui il dépose sa marchandise loue à 2 000 dirhams !). La valse des chiffres est encore plus étourdissante dès qu’il s’agit d’acheter un magasin. A ce niveau, on peut dire sans trop se tromper que la joteya de Derb Ghallef est l’endroit où le mètre carré est le plus cher de toute la ville de Casablanca ! « J’ai personnellement assisté à la vente d’un magasin de 20 mètres carrés pour le prix de 1,95 million de dirhams ! », nous assure Hassan. Etonnant dans la mesure où tout ce beau monde loue, vend et jouit de terrains et de locaux qui font encore l’objet de litiges (lire article page 20).

    Du lecteur DVD aux pots de confiture... vides

    Même les « ferrach » ne sont pas logés à la même enseigne. Ceux étalant leur marchandise à l’extérieur du souk ne payent qu’entre 10 et 50 dirhams par jour. Ceux-là achètent par exemple pour 200 dirhams de « casse » (jargon des gens de la joteya) qu’ils revendent aux alentours de 1 000 dirhams. La marchandise proposée est des plus insolites : cela va des lecteurs DVD, téléviseurs et ordinateurs aux vieux journaux, et même aux pots de confiture... vides !
    Le souk est également peuplé de « chennakas », ces vendeurs ambulants qui trimbalent des objets high-tech et qui accostent les clients. Ils viennent pour la plupart du bidonville qui jouxte la joteya, Kariane Ferrane Ejjir.

    Tout ce beau monde s’approvisionne auprès de quatre marchés principaux : l’Europe, les Emirats arabes unis, les Etats-Unis et la Chine. La plupart des téléphones, des ordinateurs et des consoles de jeux sont acheminés par des Marocains résidant à l’étranger qui rapportent régulièrement de petites quantités rapidement écoulées. Ce sont surtout des appareils d’occasion qui sont ainsi proposés aux chalands. Les Etats-Unis et les Emirats sont plébiscités pour le matériel haut de gamme neuf. Et pour cause : le dollar faible permet aux vendeurs de négocier de meilleures marges à la revente. Les vendeurs s’orientent de plus en plus vers l’importation de Chine (voir article page 18), surtout pour tout ce qui concerne le consommable : cartes mémoires, composants informatiques, batteries, accessoires, etc.
    En plus de la vente, la réparation et le « fla-shage » représentent la deuxième activité des commerces spécialisés dans l’électronique. Tous les magasins ou presque emploient des techniciens à plein temps ou à la commande. Cela va d’un salaire hebdomadaire de 500 dirhams à une commission sur chaque pièce réparée.

    Les petits génies de la joteya

    Abdelhak a un diplôme en maintenance informatique et électronique. Cela fait cinq ans qu’il officie dans un magasin de vente d’ordinateurs. Spécialisé dans la réparation de moniteurs et d’écrans LCD, il gagne en moyenne 3 000 dirhams par mois. La spécialisation permet au technicien de réparer une plus grande quantité de matériel en peu de temps et donc de gagner plus. Elle offre également l’avantage de constituer un stock de pièces électroniques qui s’amoncèlent au gré des réparations. Abdelhak pour sa part travaille à mi-temps. Pour le reste, il se consacre au magasin familial spécialisé dans la vente de solutions de vidéosurveillance.

    Il n’est pas rare de trouver à Derb Ghallef des techniciens qui collaborent avec plusieurs vendeurs et qui ont à côté une autre activité plus officielle. Idem pour les « flasheurs », ces techniciens spécialisés dans la traque aux codes des chaînes satellites, ou ceux qui piratent les protections des appareils électroniques comme les téléphones portables ou les consoles de jeux vidéo. C’est grâce à eux que Derb Ghallef a acquis la réputation de réservoir à petits génies. Mais que l’on ne s’y trompe pas, la plupart d’entre eux ne font que récupérer d’Internet les solutions de piratage développées par les véritables hackers. Le tour de force réside dans la réactivité et l’aptitude des techniciens à réparer ou modifier vite et bien. Le cliché ne se dément pas : les vendeurs de la joteya déploient un véritable talent pour se renouveler et flairer les bonnes affaires.

    Peu importe la méthode (légale, illégale, contrefaçon ou pas), le plus important pour eux est de transformer le bric-à-brac précaire qui les entoure en espèces sonnantes et trébuchantes.
    Zakaria Choukrallah

    Nouveau filon : la route de la Chine

    L’activité la plus rémunératrice dans le business de l’électronique underground est très certainement l’importation de Chine. Les vendeurs de la joteya ont flairé le filon et traitent désormais directement avec l’empire du Milieu.
    ***
    Les plus importantes quantités de marchandises écoulées dans le marché de Derb Ghallef proviennent de Chine et sont l’apanage d’une poignée d’importateurs qui ont eu l’intelligence de flairer le filon assez tôt. « Quand j’ai vu le roi se déplacer en Chine pour signer de gros contrats d’échange bilatéraux, j’ai compris qu’il y avait de l’argent à gagner », nous explique Amine, devenu une véritable célébrité à Derb Ghallef depuis qu’il s’est installé en Chine, s’est marié avec une Chinoise et a commencé à importer du matériel électronique.

    Cet ancien « employé » de Derb Ghallef qui parle aujourd’hui anglais, français et quelques bribes de mandarin est considéré comme un pionnier. Tout a commencé en 2004, quand les vendeurs de Derb Ghallef ont suivi la même voie que ceux de Garage Allal et de Derb Omar. Les premiers bureaux dits trading offices (bureaux de liaison) ouvrent leurs portes en Chine. Gérés par des Marocains qui payent le pas-de-porte aux alentours de 7 000 dirhams par mois, ces sociétés servent d’interface à l’importateur local, s’assurant de l’acheminement de la marchandise et de toutes les autres tracasseries administratives.

    L’année 2006 a connu un boom des trading offices. Leur nombre s’est multiplié par trois ou quatre. Le résultat, c’est qu’à partir de l’année 2007, beaucoup de ces bureaux ont été contraints de mettre la clé sous la porte. Derb Ghallef s’est retrouvé inondé de marchandises qu’il était devenu difficile d’écouler, ce qui s’est inévitablement répercuté sur les prix et donc sur les marges bénéficiaires devenues trop minces.


    La joteya de Derb Ghallef est devenue LA plateforme nationale de distribution de l’électronique. Comment un marché informel, construit en tôle, réussit-il à brasser des milliards ? Comment fonctionne-t-il et que recouvre son anarchie apparente ? Enquête.

    Zakaria Choukrallah

    Suite à venir

  • #2
    Maroc : Dans les entrailles de Derb Ghallef (suite)

    Le Café Mouka… en Chine !

    Résultat : plusieurs importateurs, à la faveur des contacts noués avec les entreprises chinoises, optent désormais pour les transactions virtuelles en passant par Internet.

    Cela étant, il existe encore des importateurs qui préfèrent se déplacer en Chine afin de vérifier sur place la qualité du produit. Ceux-là prennent un billet d’avion (aux alentours de 12 000 dirhams), payent leur hôtel et négocient directement avec les manufactures chinoises. Ils disposent de sommes allant de 20 000 dirhams (dotation maximum pour le visa touristique) à 100 000 dirhams (visa affaires) qu’ils versent en acompte à leur contact. Le reliquat est réglé par virement bancaire une fois les containers acheminés.

    Les principales plateformes chinoises d’exportation de matériel électronique sont les districts de Guangzhou, Canton et Shenzen. Les Marocains ont même désormais leurs petites habitudes en Chine, comme les cafés où ils se retrouvent ! « Un des hauts lieux de négociation est le café Li-Wan-Guanta qu’on surnomme café Mouka ! , raconte Amine. Il faut être très prudent et bien négocier avec les Chinois qui sont intraitables dans les affaires. »

    Indexé au marché international

    A Derb Ghallef, on raconte d’ailleurs qu’arnaquer un Chinois, c’est s’exposer à de gros ennuis, voire même à la liquidation physique. « La finalité pour un importateur marocain est de trouver le meilleur rapport qualité-prix pour pouvoir écouler facilement et rapidement le produit au niveau de Derb Ghallef. Il faut être plus concurrentiel que son voisin, qui s’est déplacé il y a un mois pour ramener le même produit par exemple », nous explique Amine. C’est d’ailleurs ce qui explique les différences de prix pour un même type de produit quand on arrive au bout de la chaîne.

    Quand il s’agit de petites transactions, les importateurs marocains passent en général par des intermédiaires. Mais quand il s’agit de lots importants, les négociations se font directement avec le manager de la fabrique. Le prix d’achat dépend non seulement du produit mais aussi du prix de la matière première. Chose surprenante, les importateurs guettent même le marché international des matières premières : si le prix du fer est en hausse par exemple, cela va surement se répercuter sur le prix des composants ! Pour des clés USB par exemple, c’est le micro-controller, le circuit imprimé base du composant, qui est négocié et dont le prix fluctue suivant la conjoncture.

    700 000 dirhams par container

    Une fois les négociations terminées, la marchandise est acheminée dans des containers jusqu’au port de Casablanca. Ce dernier « détail » est des plus embarrassants pour les importateurs, obligés la plupart du temps de payer un bakchich pour contourner la TVA à la réception de la marchandise qui peut atteindre plus de 700 000 dirhams par container. Un secret de polichinelle dans le microcosme de Derb Ghallef. Certains optent pour des méthodes encore plus extrêmes et parfois illégales en faisant valoir leur « portefeuille de contacts » au niveau des services des douanes ou en faisant enregistrer leur marchandise sous de fausses rubriques et ainsi alléger la taxation.

    Berner la douane

    « Les plus performants à ce niveau sont les importateurs de Derb Omar. Ils acheminent une marchandise en principe surtaxée, comme le matériel de prothésiste dentaire par exemple et mettent en devanture du container des gadgets high-tech faiblement taxés. Ils écoulent ensuite le matériel électronique à des prix dérisoires dans la joteya », assure notre vendeur sous couvert d’anonymat. C’est ce qui explique également les grands écarts de prix qu’on peut noter entre certains produits d’un magasin à l’autre. Cela étant, les importateurs ne sont pas à l’abri des mauvaises surprises, et les services des douanes peuvent s’orienter vers l’estimation pour déterminer le niveau de taxation d’un produit.

    Une fois arrivée au Maroc, la marchandise est stockée en toute légalité dans des entrepôts loués à cet effet, et parfois même dans un garage, comme c’est le cas pour Amine. Commence alors une course contre la montre pour l’écouler le plus rapidement possible. « Chaque importateur dispose d’un carnet d’adresses de vendeurs à qui il fournit la marchandise. Elle est ensuite redistribuée à l’intérieur de la joteya puis aux vendeurs de produits électroniques d’autres villes qui viennent se fournir à Casablanca », détaille Amine. Il ne reste plus au fournisseur qu’à reprogrammer un voyage après avoir évalué de nouveau les besoins du marché.

    Zakaria Choukrallah

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