Par Bertrand Monnet et Charles Haquet - publié le 22/12/2010
Dans un pays miné par la corruption, des millions de Nigérians ne touchent rien de la manne pétrolière. Entre guérilla, piraterie et enlèvements, le delta du Niger est devenu un cauchemar pour les compagnies occidentales. Enquête exclusive.
Plus de 80 expatriés kidnappés, des dizaines d'attaques de pirates, des millions de tonnes de brut volés... En 2010, le Nigeria reste l'un des pays les plus dangereux du monde pour les compagnies pétrolières.
Bertrand Monnet
Professeur à l'Edhec, directeur de la chaire Management des risques criminels, Bertrand Monnet réalise fréquem-ment des études de terrain (Nigeria, Liberia, Colombie, Balkans...). Il vient de publier avec Philippe Véry Les Nouveaux Pirates de l'entreprise (CNRS Editions).
"Nous avons déclaré la guerre du pétrole." La voix de John Togo est étonnamment douce et posée. Mais la trace de la balle qui a déchiré son visage raconte une autre histoire. Muscles noueux, regard dur, le "général" Togo est le chef de la Niger Delta Liberation Force - la seule guérilla nigériane qui ait refusé de déposer les armes.
Loin des derniers postes de l'armée, le camp des rebelles n'est accessible qu'en pirogue. Pour y parvenir, il faut naviguer une heure dans le delta du fleuve Niger, un splendide labyrinthe de mangroves en pays ijaw, l'ethnie majoritaire dans cette région. Dans des bassins en béton, sur la rive, de jeunes caïmans s'agitent nerveusement. La nuit, ces bêtes sont attachées à des pieux, sur la berge. Malheur à l'intrus qui passerait à leur portée. "Je refuse la paix proposée par le gouvernement parce qu'elle ne change rien pour nous, poursuit John Togo. Les populations ijaw sont de plus en plus pauvres, alors que l'Etat et les compagnies étrangères gagnent chaque jour davantage d'argent en exploitant le pétrole qui se trouve dans notre sol." Derrière lui, les freedom fighters opinent, cartouchières en bandoulière. Le 17 novembre dernier, ces redoutables combattants ont tué neuf soldats nigérians. Deux jours plus tard, ils ont dynamité l'un des principaux pipelines qui traversent le pays.
Shell, Chevron, Total ou Agip y ont prospéré
Cette ambiance à la Mad Max illustre une terrible réalité, celle d'un pays pétrolier qui a sombré dans le chaos. Dans ce lacis de rivières, la ruée vers l'or noir a dégénéré en lutte sauvage, sur fond de corruption, de piraterie et de kidnappings. Le pays était béni des dieux, mais le pétrole l'a rendu fou. Et dire que l'on pourrait vivre ici comme à Koweït City...
Eldorado pétrolier, le Nigeria possède les dixièmes réserves mondiales de pétrole. Les 2,2 millions de barils de brut extraits chaque jour de son sous-sol font de ce pays africain le sixième exportateur de l'Opep. Abondant, le pétrole nigérian est d'une qualité exceptionnelle. Il est faiblement soufré, ce qui simplifie l'une des opérations les plus coûteuses, le raffinage. Il est aussi facile à extraire, du moins sur les concessions terrestres, où le brut ne se trouve parfois qu'à quelques mètres de profondeur. Des conditions géologiques exceptionnelles pour les majors - Shell, Chevron, Agip, Total ou Exxon - qui ont planté leurs derricks dans ce sol gorgé d'huiles lourdes, mais aussi de gaz. Le pays possède en effet les huitièmes réserves mondiales de gaz naturel.
Nigeria: l'enfer des majors de l'or noir
Siphonnage du pétrole dans le Delta du Niger, le 10 juin 2010.
REUTERS/Akintunde Akinley
La plupart du temps, ces compagnies opèrent en consortiums dans lesquels la compagnie d'Etat Nigeria National Petroleum Corporation (NNPC) est majoritaire. Depuis le début des années 70, ces montages industriels ont rapporté des centaines de milliards de dollars à l'Etat fédéral nigérian.
Malheureusement, les populations du delta n'ont presque rien touché de cette manne providentielle. Les 15 millions d'habitants des Etats de Rivers, Delta, Bayelsa et Akwa Ibom s'entassent dans d'immenses bidonvilles, insalubres et dangereux, quand ils ne survivent pas dans des villages totalement coupés du monde.
La raison : l'Etat nigérian est profondément corrompu - il apparaît à la cent trente-quatrième place dans le classement de Transparency International sur la corruption. Dans un souverain mépris d'une loi qui impose pourtant que 13 % des revenus pétroliers soient redistribués aux populations locales, nombre de dirigeants locaux et fédéraux ont détourné des dizaines de millions de dollars, alors que le revenu journalier moyen de leurs administrés n'atteignait pas 1 dollar.
Vols de pétrole brut et raffineries clandestines
Est-il étonnant que ces populations aient voulu à leur tour capter une part de ces richesses ? De ce terreau de misère et de corruption est née une pratique spectaculaire, le bunkering, qui consiste à voler du pétrole brut à ceux qui le produisent - les compagnies pétrolières. En parcourant le fleuve, on mesure l'ampleur du phénomène. Poussé par son moteur de 150 chevaux, le speed-boat file au milieu des pêcheurs et des pirogues surchargées de barils rouillés. En chemin défilent des images surréalistes d'hommes en guenilles qui, sur la rive, vident des barils de pétrole brut dans des cuves en flammes : par dizaines, ces raffineries clandestines distillent le pétrole siphonné dans les pipelines des alentours...
"Freedom fighters" Les soldats de la Niger delta Liberation Force, suele guerilla nigériane qui ait refusé la paix proposée par le gouvernement, luttent pour que les populations du delta touchent, comme l'exige la loi, 13% des revenus pétroliers.
Pour dérober le pétrole, il y a deux techniques. La première, artisanale, consiste à percer un "pipe" de faible diamètre et à recueillir le pétrole dans des récipients de fortune : baril, bidon, barque... Très polluant, ce système tue régulièrement des centaines de personnes, brûlées vives dans l'explosion d'oléoducs sous pression. La seconde méthode, plus industrielle, consiste à souder une vanne clandestine sur un oléoduc de gros diamètre. Une fois le robinet ouvert, le pétrole est mis en barils, chargé dans des barges, puis transbordé sur des pétroliers de 25 000 à 40 000 tonnes qui remontent alors les bras du delta pour emporter leur précieuse cargaison vers des raffineries africaines. Pratiquée par des milliers de Nigérians, cette activité rapporte chaque année plus de 5 milliards de dollars, selon les estimations les plus sérieuses.
Dans un pays miné par la corruption, des millions de Nigérians ne touchent rien de la manne pétrolière. Entre guérilla, piraterie et enlèvements, le delta du Niger est devenu un cauchemar pour les compagnies occidentales. Enquête exclusive.
Plus de 80 expatriés kidnappés, des dizaines d'attaques de pirates, des millions de tonnes de brut volés... En 2010, le Nigeria reste l'un des pays les plus dangereux du monde pour les compagnies pétrolières.
Bertrand Monnet
Professeur à l'Edhec, directeur de la chaire Management des risques criminels, Bertrand Monnet réalise fréquem-ment des études de terrain (Nigeria, Liberia, Colombie, Balkans...). Il vient de publier avec Philippe Véry Les Nouveaux Pirates de l'entreprise (CNRS Editions).
"Nous avons déclaré la guerre du pétrole." La voix de John Togo est étonnamment douce et posée. Mais la trace de la balle qui a déchiré son visage raconte une autre histoire. Muscles noueux, regard dur, le "général" Togo est le chef de la Niger Delta Liberation Force - la seule guérilla nigériane qui ait refusé de déposer les armes.
Loin des derniers postes de l'armée, le camp des rebelles n'est accessible qu'en pirogue. Pour y parvenir, il faut naviguer une heure dans le delta du fleuve Niger, un splendide labyrinthe de mangroves en pays ijaw, l'ethnie majoritaire dans cette région. Dans des bassins en béton, sur la rive, de jeunes caïmans s'agitent nerveusement. La nuit, ces bêtes sont attachées à des pieux, sur la berge. Malheur à l'intrus qui passerait à leur portée. "Je refuse la paix proposée par le gouvernement parce qu'elle ne change rien pour nous, poursuit John Togo. Les populations ijaw sont de plus en plus pauvres, alors que l'Etat et les compagnies étrangères gagnent chaque jour davantage d'argent en exploitant le pétrole qui se trouve dans notre sol." Derrière lui, les freedom fighters opinent, cartouchières en bandoulière. Le 17 novembre dernier, ces redoutables combattants ont tué neuf soldats nigérians. Deux jours plus tard, ils ont dynamité l'un des principaux pipelines qui traversent le pays.
Shell, Chevron, Total ou Agip y ont prospéré
Cette ambiance à la Mad Max illustre une terrible réalité, celle d'un pays pétrolier qui a sombré dans le chaos. Dans ce lacis de rivières, la ruée vers l'or noir a dégénéré en lutte sauvage, sur fond de corruption, de piraterie et de kidnappings. Le pays était béni des dieux, mais le pétrole l'a rendu fou. Et dire que l'on pourrait vivre ici comme à Koweït City...
Eldorado pétrolier, le Nigeria possède les dixièmes réserves mondiales de pétrole. Les 2,2 millions de barils de brut extraits chaque jour de son sous-sol font de ce pays africain le sixième exportateur de l'Opep. Abondant, le pétrole nigérian est d'une qualité exceptionnelle. Il est faiblement soufré, ce qui simplifie l'une des opérations les plus coûteuses, le raffinage. Il est aussi facile à extraire, du moins sur les concessions terrestres, où le brut ne se trouve parfois qu'à quelques mètres de profondeur. Des conditions géologiques exceptionnelles pour les majors - Shell, Chevron, Agip, Total ou Exxon - qui ont planté leurs derricks dans ce sol gorgé d'huiles lourdes, mais aussi de gaz. Le pays possède en effet les huitièmes réserves mondiales de gaz naturel.
Nigeria: l'enfer des majors de l'or noir
Siphonnage du pétrole dans le Delta du Niger, le 10 juin 2010.
REUTERS/Akintunde Akinley
La plupart du temps, ces compagnies opèrent en consortiums dans lesquels la compagnie d'Etat Nigeria National Petroleum Corporation (NNPC) est majoritaire. Depuis le début des années 70, ces montages industriels ont rapporté des centaines de milliards de dollars à l'Etat fédéral nigérian.
Malheureusement, les populations du delta n'ont presque rien touché de cette manne providentielle. Les 15 millions d'habitants des Etats de Rivers, Delta, Bayelsa et Akwa Ibom s'entassent dans d'immenses bidonvilles, insalubres et dangereux, quand ils ne survivent pas dans des villages totalement coupés du monde.
La raison : l'Etat nigérian est profondément corrompu - il apparaît à la cent trente-quatrième place dans le classement de Transparency International sur la corruption. Dans un souverain mépris d'une loi qui impose pourtant que 13 % des revenus pétroliers soient redistribués aux populations locales, nombre de dirigeants locaux et fédéraux ont détourné des dizaines de millions de dollars, alors que le revenu journalier moyen de leurs administrés n'atteignait pas 1 dollar.
Vols de pétrole brut et raffineries clandestines
Est-il étonnant que ces populations aient voulu à leur tour capter une part de ces richesses ? De ce terreau de misère et de corruption est née une pratique spectaculaire, le bunkering, qui consiste à voler du pétrole brut à ceux qui le produisent - les compagnies pétrolières. En parcourant le fleuve, on mesure l'ampleur du phénomène. Poussé par son moteur de 150 chevaux, le speed-boat file au milieu des pêcheurs et des pirogues surchargées de barils rouillés. En chemin défilent des images surréalistes d'hommes en guenilles qui, sur la rive, vident des barils de pétrole brut dans des cuves en flammes : par dizaines, ces raffineries clandestines distillent le pétrole siphonné dans les pipelines des alentours...
"Freedom fighters" Les soldats de la Niger delta Liberation Force, suele guerilla nigériane qui ait refusé la paix proposée par le gouvernement, luttent pour que les populations du delta touchent, comme l'exige la loi, 13% des revenus pétroliers.
Pour dérober le pétrole, il y a deux techniques. La première, artisanale, consiste à percer un "pipe" de faible diamètre et à recueillir le pétrole dans des récipients de fortune : baril, bidon, barque... Très polluant, ce système tue régulièrement des centaines de personnes, brûlées vives dans l'explosion d'oléoducs sous pression. La seconde méthode, plus industrielle, consiste à souder une vanne clandestine sur un oléoduc de gros diamètre. Une fois le robinet ouvert, le pétrole est mis en barils, chargé dans des barges, puis transbordé sur des pétroliers de 25 000 à 40 000 tonnes qui remontent alors les bras du delta pour emporter leur précieuse cargaison vers des raffineries africaines. Pratiquée par des milliers de Nigérians, cette activité rapporte chaque année plus de 5 milliards de dollars, selon les estimations les plus sérieuses.
Commentaire