Une lecture fort riche qui remet quelques pendules à l'heure. L'article est long donc patience !
Très bonne lecture !
===========================================
Une tentative d’histoire de la ville ibadite de Sadrāta
De : Virginie Prevost
In : Les Mélanges de la Casa de Velázquez, revue de l’École des hautes études hispaniques et ibériques (EHEHI)
38-2 | 2008 : Transferts culturels dans le monde hispanique
L’histoire de la ville de Sadrāta est difficile à retracer car la plupart des textes qui l’évoquent utilisent l’appellation générale de Ouargla pour la désigner. Contrairement à ce qui est souvent admis, Sadrāta n’a pas été fondée ex nihilo au début du xe siècle par le dernier imam rustumide, chassé de Tahert par les Fatimides. Connue sous le nom d’Isedraten, elle est déjà à cette époque l’oasis la plus importante de la région de Ouargla. Enrichie grâce au commerce avec le bilād al-Sūdān, elle connaît manifestement son heure de gloire pendant le xe siècle alors qu’elle est gouvernée par le chef ibadite Abū Ṣāliḥ Ǧannūn ibn Īmriyān. Sadrāta est détruite une première fois par l’armée Ḥammādide vers 1075, puis totalement dévastée par le rebelle Yaḥyā ibn Ġāniya aux environs de 1229. L’actuelle Ouargla devient alors définitivement le centre principal de la région.
Les ruines de Sadrāta, situées dans le Sahara algérien à environ quatorze kilomètres au sud de Ouargla, sont bien connues pour avoir livré de splendides décors en stuc, datés des Xe-XIIe siècles1. La finesse et le luxe de ces œuvres attribuées aux Ibadites ont suscité de nombreux commentaires puisque ces derniers rejettent, en principe, toute forme de décoration, prônant une austérité que l’on peut observer aujourd’hui encore dans leurs cités du Mzab. On admet généralement que la riche cité de Sadrāta aurait été fondée au début du Xe siècle par des Ibadites : après la chute de Tahert, tombée devant l’armée chiite, le dernier imam rustumide se serait réfugié à Ouargla et aurait créé, tout à côté, une nouvelle capitale ibadite2. Cette ville aurait été détruite une première fois vers 1075, puis définitivement au XIIIe siècle.
En cherchant à compléter ces informations, dont nous ne pensions pas devoir douter, il nous est apparu qu’il était quasiment impossible de les vérifier, puisque les sources médiévales ne font que rarement allusion à Sadrāta. Aucune source ancienne ne décrit sa fondation et il s’avère que la majorité des informations disponibles sur cette cité émane de récits recueillis sur place par des auteurs français du XIXe siècle3. Il nous a dès lors semblé intéressant de rassembler ici ce que disent réellement les sources à propos de l’histoire de cette ville.
La région de Ouargla avant la chute de Tahert
L’adhésion de la région de Ouargla à l’ibadisme dès le VIIIe siècle ne fait aucun doute4. Ainsi, le plus ancien oratoire (muṣallā) de la région remonte sans doute à la première moitié de ce siècle, et l’on sait que dès le règne de ‘Abd al-Raḥmān, premier imam rustumide, un savant ibadite originaire d’une localité proche de Ouargla se rend à Tahert pour étudier auprès de lui5. La route entre Tahert et Ouargla est fort fréquentée dès la fondation de l’imamat rustumide et l’on voit par exemple deux šayẖ-s (cheikhs) du djebel Nafūsa rejoindre Tahert par cette route6. Lors de son arrivée au Maghreb, alors qu’il veut gagner Siǧilmāsa, le mahdi ‘Ubayd Allāh passe par Tozeur puis par Ouargla où les habitants le rejettent7 (voir la carte ci-dessous).
Carte du Maghreb médiéval.
La personnalité de ‘Āṣim al-Sadrātī, l’un des cinq ḥamalāt al-‘ilm (porteurs de science) qui reviennent en Ifrīqiya, vers 139-140/757, après avoir été étudier dans le grand centre ibadite de Baṣra auprès d’Abū ‘Ubayda Muslim al-Tamīmī8, pourrait constituer une preuve importante de l’attachement extrêmement précoce de la région de Ouargla à l’ibadisme. Mais il faudrait montrer pour cela le lien de ‘Āṣim avec la cité de Sadrāta. En effet, l’ethnique al-Sadrātī est assez commune ; la tribu des Sadrāta était nombreuse et disséminée dans plusieurs régions du Maghreb, en particulier dans le djebel Nafūsa9. Un oratoire y était d’ailleurs consacré à ‘Āṣim al-Sadrātī10, ce qui pourrait inciter àcroire qu’il était originaire de cette région. Selon d’autres sources, il était originaire des Aurès11.Jean Lethielleux est convaincu que c’est depuis Sadrāta que ‘Āṣim al-Sadrātī est parti chercher la science chez Abū ‘Ubayda. Il pense que les cinq ḥamalāt al-‘ilm ont mis fin à leur enseignement àBaṣra en 720et que leur retour d’Orient est bien antérieur à ce que l’on pense habituellement. Il affirme même que, dès 658, un petit royaume ibadite existe à Sadrāta, peuplé par des Ibadites du djebel Nafūsa qui fuient les persécutions sunnites, mais aussi par des émigrés du Ḥaḍramawt12. Cette hypothèse, défendue par lui seul, peut difficilement être discutée sans disposer des éléments auxquels il se réfère.
La fuite de Ya‘qūb ibn Aflaḥ à Ouargla
Il est important de noter que l’imam rustumide déchu censé avoir fondé Sadrāta, Ya‘qūb ibn Aflaḥ ibn ‘Abd al-Wahhāb ibn ‘Abd al-Raḥmān, n’est pas l’imam qui régnait lors de la prise de Tahert par l’armée chiite. Dès la mort de l’imam Abū l-Yaqẓān, en 281/894-89513, et la désignation de son fils Abū Ḥātim, la capitale rustumide est déchirée par des luttes intestines et il est difficile d’établir une chronologie des derniers imams. Selon Ibn al-Ṣaġīr, la situation conflictuelle contraint Abū Ḥātim à laisser le pouvoir à son oncle Ya‘qūb ibn Aflaḥ, dont l’auteur loue l’austérité. Pendant le règne de ce dernier, une bonne partie des Ibadites soutient pourtant Abū Ḥātim et la guerre se poursuit entre les deux parents, avant qu’Abū Ḥātim ne reprenne le pouvoir14. Ibn ‘Iḏārī écrit qu’il reste au pouvoir pendant sept ans, avant d’être tué par ses neveux en 294/906-90715. Le dernier imam est al-Yaqẓān, l’autre fils d’Abū l-Yaqẓān, qui est tué lors de la prise de Tahert par les chiites16. Si l’on en croit la chronologie avancée par Ibn ‘Iḏārī, Ya‘qūb ibn Aflaḥ conserve le pouvoir pendant quatre ans, après qu’Abū Ḥātim ait régné durant une année17.
Abū Zakariyyā’ consacre un court chapitre à l’histoire de Ya‘qūb ibn Aflaḥ qui avait donc été, bien avant la chute de Tahert, l’un des imams rustumides de cette ville. L’historien ibadite explique que lorsqu’al-Ḥiǧǧānī — c’est-à-dire le dā‘ī (propagandiste) fatimide Abū ‘Abd Allāh al-Šī‘ī — marcha sur Tahert, Ya‘qūb ibn Aflaḥ quitta la ville à cheval avec ses proches. Ils furent poursuivis par un détachement de l’armée ennemie, mais l’imam parvint finalement à s’en débarrasser et ils purent continuer leur route vers Ouargla. En chemin, après avoir consulté les étoiles, il se sépara de ses compagnons auxquels il dit : « Dispersez-vous !Votre époque est révolue, votre pouvoir a disparu et ne vous reviendra qu’au jour du Jugement dernier ».Il parvint alors, avec son personnel et sa famille, à Ouargla oùil fut accueilli chaleureusement par Abū Ṣāliḥ Ǧannūn ibn Īmriyān / Yamriyān et par les habitants de la ville. Les gens lui firent honneur et lui demandèrent de les gouverner. Il refusa en prononçant cette phrase qui devint proverbiale : « Les chameaux ne se cachent pas derrière les moutons18 ». L’imam demeura à Ouargla pendant une longue période et maria ses deux filles à deux hommes de cette ville19.
Tadeusz Lewicki estime que les réfugiés venus de Tahert pensent dans un premier temps à restaurer l’imamat rustumide, puisque leur nouveau territoire n’est pas soumis à l’autorité des Fatimides, mais qu’ils abandonnent cette idée20. La conduite de l’ancien imam est pourtant très claire : sa volonté, pendant le trajet, de se séparer de ses compagnons, qui étaient certainement des notables de Tahert proches du pouvoir, montre bien qu’il ne comptait pas tenter de reproduire à Ouargla la Cour qu’il avait dirigée pendant un temps dans l’imamat rustumide. Il n’y a, en tout cas, dans les sources historiques consultables aucune mention de la fondation de Sadrāta par Ya‘qūb ibn Aflaḥ à la suite de son arrivée à Ouargla. En revanche, deux traditions divergentes recueillies dans la seconde moitié du XIXe siècle relatent l’action d’un personnage nommé « imam Yagoub » qui aurait été, en 360/971-972, à l’origine de la fondation de cités tantôt dans le Mzab, tantôt dans la région de Ouargla21.
Lorsque Ya‘qūb ibn Aflaḥ mourut à Ouargla, des masses d’habitants se rassemblèrent autour de sa dépouille. Il fut enterré dans le cimetière d’Abū ṢāliḥǦannūn ibn Īmriyān. Abū Zakariyyā’ affirme que le tombeau, semblable à un tertre, existe toujours à son époque, vers la fin du XIe siècle22. Al-Darǧīnī confirme, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, que la tombe est toujours visible dans ce cimetière, constituant un lieu de pèlerinage visité23. Cet endroit est encore vénéré aujourd’hui : chaque année, fin avril, les Ibadites viennent de toute l’Algérie et de Djerba en pèlerinage sur l’emplacement de leur mosquée primitive, marqué d’un tas de pierres, puis vont à cinq centsmètres de là prier sur le tombeau de l’imam Ya’qūb, retrouvant chaque année son emplacement sacré24.
Ce tombeau se situe dans le grand cimetière ibadite de l’actuel site archéologique de Sadrāta. On peut en déduire qu’à l’époque de Ya‘qūb ibn Aflaḥ, Sadrāta, qui était la capitale de l’oasis de Ouargla, était connue sous le nom de cette oasis25. En effet, selon la tradition rapportée par le šāyẖ des ‘azzāba (clercs) de Beni Izguen à Émile Masqueray, la première ville importante dans l’oasis de Ouargla fut Isedraten, fondée par des Sadrāta. Ouargla lui serait de beaucoup postérieure et ne se serait développée qu’après la ruine d’Isedraten. Dès la fondation de l’imamat rustumide, l’ibadisme se propagea dans l’oasis mais il y avait alors de nombreux dissidents ; les Ibadites purs (wahbites) y prédominèrent à partir du moment où Ya‘qūb ibn Aflaḥ s’y installa26. D’après une autre tradition, sept grands centres de population, connus sous le nom d’« Issedraten », existaient jadis au nord du djebel Krīma27. Il paraît certain que dans ce groupe de sept oasis, Sadrāta était le centre, une ville sainte au rayonnement spirituel considérable, mais aussi une ville prospère et commerçante28. Il ne faut pas perdre de vue le rôle économique de Sadrāta qui s’enrichissait alors abondamment grâce au commerce transsaharien, florissant dans la région29. Elle jouissait également d’une importante richesse agricole, grâce à sa source artésienne ‘ayn ṣfa et à son ingénieux système d’irrigation30. Le Kitāb al-istibṣār décrit ainsi le balad Warǧalān comme une région fertile, abondant en palmiers et en jardins, qui produit beaucoup de céréales, compte de nombreux bestiaux et est riche en eau31.
à suivre....
Très bonne lecture !
===========================================
Une tentative d’histoire de la ville ibadite de Sadrāta
De : Virginie Prevost
In : Les Mélanges de la Casa de Velázquez, revue de l’École des hautes études hispaniques et ibériques (EHEHI)
38-2 | 2008 : Transferts culturels dans le monde hispanique
L’histoire de la ville de Sadrāta est difficile à retracer car la plupart des textes qui l’évoquent utilisent l’appellation générale de Ouargla pour la désigner. Contrairement à ce qui est souvent admis, Sadrāta n’a pas été fondée ex nihilo au début du xe siècle par le dernier imam rustumide, chassé de Tahert par les Fatimides. Connue sous le nom d’Isedraten, elle est déjà à cette époque l’oasis la plus importante de la région de Ouargla. Enrichie grâce au commerce avec le bilād al-Sūdān, elle connaît manifestement son heure de gloire pendant le xe siècle alors qu’elle est gouvernée par le chef ibadite Abū Ṣāliḥ Ǧannūn ibn Īmriyān. Sadrāta est détruite une première fois par l’armée Ḥammādide vers 1075, puis totalement dévastée par le rebelle Yaḥyā ibn Ġāniya aux environs de 1229. L’actuelle Ouargla devient alors définitivement le centre principal de la région.
Les ruines de Sadrāta, situées dans le Sahara algérien à environ quatorze kilomètres au sud de Ouargla, sont bien connues pour avoir livré de splendides décors en stuc, datés des Xe-XIIe siècles1. La finesse et le luxe de ces œuvres attribuées aux Ibadites ont suscité de nombreux commentaires puisque ces derniers rejettent, en principe, toute forme de décoration, prônant une austérité que l’on peut observer aujourd’hui encore dans leurs cités du Mzab. On admet généralement que la riche cité de Sadrāta aurait été fondée au début du Xe siècle par des Ibadites : après la chute de Tahert, tombée devant l’armée chiite, le dernier imam rustumide se serait réfugié à Ouargla et aurait créé, tout à côté, une nouvelle capitale ibadite2. Cette ville aurait été détruite une première fois vers 1075, puis définitivement au XIIIe siècle.
En cherchant à compléter ces informations, dont nous ne pensions pas devoir douter, il nous est apparu qu’il était quasiment impossible de les vérifier, puisque les sources médiévales ne font que rarement allusion à Sadrāta. Aucune source ancienne ne décrit sa fondation et il s’avère que la majorité des informations disponibles sur cette cité émane de récits recueillis sur place par des auteurs français du XIXe siècle3. Il nous a dès lors semblé intéressant de rassembler ici ce que disent réellement les sources à propos de l’histoire de cette ville.
La région de Ouargla avant la chute de Tahert
L’adhésion de la région de Ouargla à l’ibadisme dès le VIIIe siècle ne fait aucun doute4. Ainsi, le plus ancien oratoire (muṣallā) de la région remonte sans doute à la première moitié de ce siècle, et l’on sait que dès le règne de ‘Abd al-Raḥmān, premier imam rustumide, un savant ibadite originaire d’une localité proche de Ouargla se rend à Tahert pour étudier auprès de lui5. La route entre Tahert et Ouargla est fort fréquentée dès la fondation de l’imamat rustumide et l’on voit par exemple deux šayẖ-s (cheikhs) du djebel Nafūsa rejoindre Tahert par cette route6. Lors de son arrivée au Maghreb, alors qu’il veut gagner Siǧilmāsa, le mahdi ‘Ubayd Allāh passe par Tozeur puis par Ouargla où les habitants le rejettent7 (voir la carte ci-dessous).
Carte du Maghreb médiéval.
La personnalité de ‘Āṣim al-Sadrātī, l’un des cinq ḥamalāt al-‘ilm (porteurs de science) qui reviennent en Ifrīqiya, vers 139-140/757, après avoir été étudier dans le grand centre ibadite de Baṣra auprès d’Abū ‘Ubayda Muslim al-Tamīmī8, pourrait constituer une preuve importante de l’attachement extrêmement précoce de la région de Ouargla à l’ibadisme. Mais il faudrait montrer pour cela le lien de ‘Āṣim avec la cité de Sadrāta. En effet, l’ethnique al-Sadrātī est assez commune ; la tribu des Sadrāta était nombreuse et disséminée dans plusieurs régions du Maghreb, en particulier dans le djebel Nafūsa9. Un oratoire y était d’ailleurs consacré à ‘Āṣim al-Sadrātī10, ce qui pourrait inciter àcroire qu’il était originaire de cette région. Selon d’autres sources, il était originaire des Aurès11.Jean Lethielleux est convaincu que c’est depuis Sadrāta que ‘Āṣim al-Sadrātī est parti chercher la science chez Abū ‘Ubayda. Il pense que les cinq ḥamalāt al-‘ilm ont mis fin à leur enseignement àBaṣra en 720et que leur retour d’Orient est bien antérieur à ce que l’on pense habituellement. Il affirme même que, dès 658, un petit royaume ibadite existe à Sadrāta, peuplé par des Ibadites du djebel Nafūsa qui fuient les persécutions sunnites, mais aussi par des émigrés du Ḥaḍramawt12. Cette hypothèse, défendue par lui seul, peut difficilement être discutée sans disposer des éléments auxquels il se réfère.
La fuite de Ya‘qūb ibn Aflaḥ à Ouargla
Il est important de noter que l’imam rustumide déchu censé avoir fondé Sadrāta, Ya‘qūb ibn Aflaḥ ibn ‘Abd al-Wahhāb ibn ‘Abd al-Raḥmān, n’est pas l’imam qui régnait lors de la prise de Tahert par l’armée chiite. Dès la mort de l’imam Abū l-Yaqẓān, en 281/894-89513, et la désignation de son fils Abū Ḥātim, la capitale rustumide est déchirée par des luttes intestines et il est difficile d’établir une chronologie des derniers imams. Selon Ibn al-Ṣaġīr, la situation conflictuelle contraint Abū Ḥātim à laisser le pouvoir à son oncle Ya‘qūb ibn Aflaḥ, dont l’auteur loue l’austérité. Pendant le règne de ce dernier, une bonne partie des Ibadites soutient pourtant Abū Ḥātim et la guerre se poursuit entre les deux parents, avant qu’Abū Ḥātim ne reprenne le pouvoir14. Ibn ‘Iḏārī écrit qu’il reste au pouvoir pendant sept ans, avant d’être tué par ses neveux en 294/906-90715. Le dernier imam est al-Yaqẓān, l’autre fils d’Abū l-Yaqẓān, qui est tué lors de la prise de Tahert par les chiites16. Si l’on en croit la chronologie avancée par Ibn ‘Iḏārī, Ya‘qūb ibn Aflaḥ conserve le pouvoir pendant quatre ans, après qu’Abū Ḥātim ait régné durant une année17.
Abū Zakariyyā’ consacre un court chapitre à l’histoire de Ya‘qūb ibn Aflaḥ qui avait donc été, bien avant la chute de Tahert, l’un des imams rustumides de cette ville. L’historien ibadite explique que lorsqu’al-Ḥiǧǧānī — c’est-à-dire le dā‘ī (propagandiste) fatimide Abū ‘Abd Allāh al-Šī‘ī — marcha sur Tahert, Ya‘qūb ibn Aflaḥ quitta la ville à cheval avec ses proches. Ils furent poursuivis par un détachement de l’armée ennemie, mais l’imam parvint finalement à s’en débarrasser et ils purent continuer leur route vers Ouargla. En chemin, après avoir consulté les étoiles, il se sépara de ses compagnons auxquels il dit : « Dispersez-vous !Votre époque est révolue, votre pouvoir a disparu et ne vous reviendra qu’au jour du Jugement dernier ».Il parvint alors, avec son personnel et sa famille, à Ouargla oùil fut accueilli chaleureusement par Abū Ṣāliḥ Ǧannūn ibn Īmriyān / Yamriyān et par les habitants de la ville. Les gens lui firent honneur et lui demandèrent de les gouverner. Il refusa en prononçant cette phrase qui devint proverbiale : « Les chameaux ne se cachent pas derrière les moutons18 ». L’imam demeura à Ouargla pendant une longue période et maria ses deux filles à deux hommes de cette ville19.
Tadeusz Lewicki estime que les réfugiés venus de Tahert pensent dans un premier temps à restaurer l’imamat rustumide, puisque leur nouveau territoire n’est pas soumis à l’autorité des Fatimides, mais qu’ils abandonnent cette idée20. La conduite de l’ancien imam est pourtant très claire : sa volonté, pendant le trajet, de se séparer de ses compagnons, qui étaient certainement des notables de Tahert proches du pouvoir, montre bien qu’il ne comptait pas tenter de reproduire à Ouargla la Cour qu’il avait dirigée pendant un temps dans l’imamat rustumide. Il n’y a, en tout cas, dans les sources historiques consultables aucune mention de la fondation de Sadrāta par Ya‘qūb ibn Aflaḥ à la suite de son arrivée à Ouargla. En revanche, deux traditions divergentes recueillies dans la seconde moitié du XIXe siècle relatent l’action d’un personnage nommé « imam Yagoub » qui aurait été, en 360/971-972, à l’origine de la fondation de cités tantôt dans le Mzab, tantôt dans la région de Ouargla21.
Lorsque Ya‘qūb ibn Aflaḥ mourut à Ouargla, des masses d’habitants se rassemblèrent autour de sa dépouille. Il fut enterré dans le cimetière d’Abū ṢāliḥǦannūn ibn Īmriyān. Abū Zakariyyā’ affirme que le tombeau, semblable à un tertre, existe toujours à son époque, vers la fin du XIe siècle22. Al-Darǧīnī confirme, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, que la tombe est toujours visible dans ce cimetière, constituant un lieu de pèlerinage visité23. Cet endroit est encore vénéré aujourd’hui : chaque année, fin avril, les Ibadites viennent de toute l’Algérie et de Djerba en pèlerinage sur l’emplacement de leur mosquée primitive, marqué d’un tas de pierres, puis vont à cinq centsmètres de là prier sur le tombeau de l’imam Ya’qūb, retrouvant chaque année son emplacement sacré24.
Ce tombeau se situe dans le grand cimetière ibadite de l’actuel site archéologique de Sadrāta. On peut en déduire qu’à l’époque de Ya‘qūb ibn Aflaḥ, Sadrāta, qui était la capitale de l’oasis de Ouargla, était connue sous le nom de cette oasis25. En effet, selon la tradition rapportée par le šāyẖ des ‘azzāba (clercs) de Beni Izguen à Émile Masqueray, la première ville importante dans l’oasis de Ouargla fut Isedraten, fondée par des Sadrāta. Ouargla lui serait de beaucoup postérieure et ne se serait développée qu’après la ruine d’Isedraten. Dès la fondation de l’imamat rustumide, l’ibadisme se propagea dans l’oasis mais il y avait alors de nombreux dissidents ; les Ibadites purs (wahbites) y prédominèrent à partir du moment où Ya‘qūb ibn Aflaḥ s’y installa26. D’après une autre tradition, sept grands centres de population, connus sous le nom d’« Issedraten », existaient jadis au nord du djebel Krīma27. Il paraît certain que dans ce groupe de sept oasis, Sadrāta était le centre, une ville sainte au rayonnement spirituel considérable, mais aussi une ville prospère et commerçante28. Il ne faut pas perdre de vue le rôle économique de Sadrāta qui s’enrichissait alors abondamment grâce au commerce transsaharien, florissant dans la région29. Elle jouissait également d’une importante richesse agricole, grâce à sa source artésienne ‘ayn ṣfa et à son ingénieux système d’irrigation30. Le Kitāb al-istibṣār décrit ainsi le balad Warǧalān comme une région fertile, abondant en palmiers et en jardins, qui produit beaucoup de céréales, compte de nombreux bestiaux et est riche en eau31.
à suivre....
Commentaire