Etienne Klein : "Science et technologie sont devenues le moteur principal de toutes les formes de puissance"
Source : La Tribune.fr - 03/01/2011 | 06:45 - 2673 mots | |
Ce lundi, La Tribune publie un grand entretien exclusif avec Etienne Klein. Ce physicien dirige le laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du CEA (Commissariat à l'énergie atomique), à Saclay. Il dresse une analyse presque philosophique de notre rapport à la science, qui interroge l'homme alors que cette décennie sera dominée par les avancées technologiques.
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Dans une époque où les technologies sont omniprésentes, est-ce que nous nous dirigeons vers un monde dominé par les sciences ?
Dans le monde occidental, celui où la science dite moderne est apparue avec Galilée, la réponse à votre question ne peut être qu'ambivalente, parce que nous sommes à la croisée de chemins. D'un côté, j'ai envie de vous dire : oui, la science nous domine, car en tant qu'idéalité elle constitue le fondement officiel de notre société, censé remplacer l'ancien socle religieux. Je ne veux pas dire par là que nous serions gouvernés par la science - si c'était le cas, cela se verrait dans la composition du gouvernement... - mais que nous sommes gouvernés par quelque chose qui a à voir avec la science. C'est ainsi que, dans toutes les sphères de notre vie, nous nous trouvons désormais soumis à une multitude d'évaluations, lesquelles ne sont pas prononcées par des prédicateurs religieux ou des idéologues illuminés : elles se présentent désormais comme de simples jugements d'«experts», c'est-à-dire sont censées être effectuées au nom de savoirs et de compétences de type scientifique.
Regardez ce qui est écrit sur les paquets de cigarettes : si, au XVIIIe siècle, on avait voulu lancer une campagne antitabac, on n'aurait pas mis «fumer tue» mais «fumer compromet le salut de votre âme» ou «fumer déplaît à Dieu» ! Le salut de l'âme, objet par excellence du discours théologique, s'est donc peu à peu effacé au profit de la santé du corps qui, elle, est l'objet de préoccupations scientifiques. Mais dans le même temps - et c'est ce qui fait toute l'ambiguïté de la situation -, la science, dans sa réalité pratique, est chez nous questionnée comme jamais, contestée, remise en cause, voire marginalisée.
La désaffection des étudiants pour les sciences en est-elle une illustration ?
Certainement. Dans presque tous les pays développés, les étudiants s'engagent de moins en moins dans les études scientifiques. En 2005, l'OCDE a publié un rapport sur le sujet qui montre que la décroissance est à peu près partout la même : il s'agit donc d'une tendance massive. Cela étant dit, je ne suis pas certain que le mot «désaffection» soit celui qui convienne le mieux, car s'agit-il vraiment d'une affaire d'affect ? Je n'ai pas l'impression que mes étudiants s'intéressent moins à la science que ceux d'il y a vingt ans, ni qu'ils l'aiment moins. Simplement, ils s'y engagent moins volontiers. Mais je note que cette tendance ne s'observe nullement dans des pays comme l'Inde ou la Chine, bien au contraire : l'Inde et la Chine forment chaque année un nombre considérable et croissant d'ingénieurs et de chercheurs.
Est-ce à dire que l'on assiste à un basculement de l'intérêt pour la science de l'Occident vers l'Orient ?
Le mot basculement me paraît trop fort, mais l'Asie connaît effectivement un développement scientifique spectaculaire. Au cours des siècles précédents, les sciences et les techniques avaient progressé bien davantage en Europe occidentale, qui a engendré les révolutions scientifiques et industrielles, qu'au Moyen-Orient, en Inde et en Chine. L'historien David Cosandey l'a dit joliment : "Le monde a longtemps appartenu à ceux qui se lèvent Occidentaux." Cet aphorisme a bien sûr perdu de sa vérité, mais cela ne veut pas dire que l'Europe n'ait pas de cartes en main. L'Europe a inventé et promu une façon de faire de la recherche qui mettait en avant la valeur de la connaissance pour elle-même. En vertu de cette "éthique de la connaissance", on considérait que toute découverte est intrinsèquement valeureuse, qu'elle ne saurait donc valoir uniquement par les profits qu'elle permettrait d'engranger.
Mais là aussi, les choses changent : la science et la technologie sont devenues le moteur principal de toutes les formes de puissance, et ce mouvement de fond modifie en profondeur l'exercice et les finalités de l'activité scientifique. Désormais, il s'agit soit de montrer que les recherches menées conduiront à des résultats utiles, soit de promettre que ceux-ci pourront l'être un jour. Ainsi s'installe peu à peu, au sein même de l'Europe, l'idée que la valeur d'une connaissance nouvellement acquise se mesure à l'aune de ses éventuelles retombées concrètes.
Est-ce que cela signifie que nous ne sommes pas une véritable société de la connaissance ?
Nous prétendons vivre dans une "société de la connaissance", mais il serait certainement plus juste de dire que vous vivons dans une société de l’usage de technologies : nous utilisons avec aisance les appareils issus des nouvelles technologies mais sans bien savoir les principes scientifiques dont elles découlent. On pourrait même dire des nouvelles technologies que, par leur facilité d’usage, elles sont devenues les produits dérivés, mais masquants, de la science : un enfant de cinq ans les manipule aussi aisément qu’un ingénieur professionnel. Je me demande d’ailleurs si ce ne serait pas notre besoin compulsif de produits "innovants" qui viendrait ronger notre appétit de savoir, par un effet quasi-mécanique : dès lors que nous réclamons de l’utile, que nous exigeons que tout "serve", ce que la recherche a permis et permet de découvrir sur le monde nous intéresse moins que ce qui découle d’elle ou ce qu’elle permet de faire.
Rien d’étonnant à ce que, dans un terreau pareil, la science soit l’objet d’une méconnaissance effective. Mais il ne sert à rien d’accuser le contexte. Il fait aussi reconnaître que nous, les scientifiques, nous avons un problème de transmission, de pédagogie, et que nous devrions mettre en question notre façon de parler de ce que nous savons. J’observe d’ailleurs que sur les sujets vraiment chauds de la science et de la technologie - la cosmologie, l’origine de l’univers, le changement climatique, les nanosciences -, nous sommes médiatiquement débordés par des discours plus simples que les nôtres qui remportent un grand succès auprès du public. Eh oui, la science est elle aussi victime d’une sorte de populisme racoleur… Avec nos explications laborieuses, nos arguments compliqués, nous ne parvenons pas à nous faire entendre dans un climat qui préfère les demi-vérités simples aux vérités complexes.
Par exemple, il est impossible de traduire le langage de la physique directement dans le langage ordinaire, car sa langue naturelle est une sorte de chinois mathématique. Or, comme le disait Lacan, "tout le monde n’a pas le bonheur de parler chinois dans sa propre langue"… Cela n’empêche pas que la physique demeure partageable, mais cela exige un effort d’un type très particulier, une opération rigoureuse de traduction qui la projette hors d’elle-même. Les énoncés de la physique n’étant pas d’emblée dans le langage, si l’on veut les transformer en mots intelligibles, il faut effectuer un saut. Il faudrait même inventer une troisième langue, une langue à la fois médiatrice et marginale qui soit capable de porter ce qui différencie la physique de la langue commune. S’ajoute à cette difficulté le fait que le temps médiatique est de plus en plus comprimé. Presque n’importe qui comprendra la théorie de la relativité restreinte si on prend le temps de lui explique posément en deux ou trois heures. Mais si l’on ne se donne que deux minutes, cela n’a plus guère de sens…
Source : La Tribune.fr - 03/01/2011 | 06:45 - 2673 mots | |
Ce lundi, La Tribune publie un grand entretien exclusif avec Etienne Klein. Ce physicien dirige le laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du CEA (Commissariat à l'énergie atomique), à Saclay. Il dresse une analyse presque philosophique de notre rapport à la science, qui interroge l'homme alors que cette décennie sera dominée par les avancées technologiques.
Copyright Reuters
Dans une époque où les technologies sont omniprésentes, est-ce que nous nous dirigeons vers un monde dominé par les sciences ?
Dans le monde occidental, celui où la science dite moderne est apparue avec Galilée, la réponse à votre question ne peut être qu'ambivalente, parce que nous sommes à la croisée de chemins. D'un côté, j'ai envie de vous dire : oui, la science nous domine, car en tant qu'idéalité elle constitue le fondement officiel de notre société, censé remplacer l'ancien socle religieux. Je ne veux pas dire par là que nous serions gouvernés par la science - si c'était le cas, cela se verrait dans la composition du gouvernement... - mais que nous sommes gouvernés par quelque chose qui a à voir avec la science. C'est ainsi que, dans toutes les sphères de notre vie, nous nous trouvons désormais soumis à une multitude d'évaluations, lesquelles ne sont pas prononcées par des prédicateurs religieux ou des idéologues illuminés : elles se présentent désormais comme de simples jugements d'«experts», c'est-à-dire sont censées être effectuées au nom de savoirs et de compétences de type scientifique.
Regardez ce qui est écrit sur les paquets de cigarettes : si, au XVIIIe siècle, on avait voulu lancer une campagne antitabac, on n'aurait pas mis «fumer tue» mais «fumer compromet le salut de votre âme» ou «fumer déplaît à Dieu» ! Le salut de l'âme, objet par excellence du discours théologique, s'est donc peu à peu effacé au profit de la santé du corps qui, elle, est l'objet de préoccupations scientifiques. Mais dans le même temps - et c'est ce qui fait toute l'ambiguïté de la situation -, la science, dans sa réalité pratique, est chez nous questionnée comme jamais, contestée, remise en cause, voire marginalisée.
La désaffection des étudiants pour les sciences en est-elle une illustration ?
Certainement. Dans presque tous les pays développés, les étudiants s'engagent de moins en moins dans les études scientifiques. En 2005, l'OCDE a publié un rapport sur le sujet qui montre que la décroissance est à peu près partout la même : il s'agit donc d'une tendance massive. Cela étant dit, je ne suis pas certain que le mot «désaffection» soit celui qui convienne le mieux, car s'agit-il vraiment d'une affaire d'affect ? Je n'ai pas l'impression que mes étudiants s'intéressent moins à la science que ceux d'il y a vingt ans, ni qu'ils l'aiment moins. Simplement, ils s'y engagent moins volontiers. Mais je note que cette tendance ne s'observe nullement dans des pays comme l'Inde ou la Chine, bien au contraire : l'Inde et la Chine forment chaque année un nombre considérable et croissant d'ingénieurs et de chercheurs.
Est-ce à dire que l'on assiste à un basculement de l'intérêt pour la science de l'Occident vers l'Orient ?
Le mot basculement me paraît trop fort, mais l'Asie connaît effectivement un développement scientifique spectaculaire. Au cours des siècles précédents, les sciences et les techniques avaient progressé bien davantage en Europe occidentale, qui a engendré les révolutions scientifiques et industrielles, qu'au Moyen-Orient, en Inde et en Chine. L'historien David Cosandey l'a dit joliment : "Le monde a longtemps appartenu à ceux qui se lèvent Occidentaux." Cet aphorisme a bien sûr perdu de sa vérité, mais cela ne veut pas dire que l'Europe n'ait pas de cartes en main. L'Europe a inventé et promu une façon de faire de la recherche qui mettait en avant la valeur de la connaissance pour elle-même. En vertu de cette "éthique de la connaissance", on considérait que toute découverte est intrinsèquement valeureuse, qu'elle ne saurait donc valoir uniquement par les profits qu'elle permettrait d'engranger.
Mais là aussi, les choses changent : la science et la technologie sont devenues le moteur principal de toutes les formes de puissance, et ce mouvement de fond modifie en profondeur l'exercice et les finalités de l'activité scientifique. Désormais, il s'agit soit de montrer que les recherches menées conduiront à des résultats utiles, soit de promettre que ceux-ci pourront l'être un jour. Ainsi s'installe peu à peu, au sein même de l'Europe, l'idée que la valeur d'une connaissance nouvellement acquise se mesure à l'aune de ses éventuelles retombées concrètes.
Est-ce que cela signifie que nous ne sommes pas une véritable société de la connaissance ?
Nous prétendons vivre dans une "société de la connaissance", mais il serait certainement plus juste de dire que vous vivons dans une société de l’usage de technologies : nous utilisons avec aisance les appareils issus des nouvelles technologies mais sans bien savoir les principes scientifiques dont elles découlent. On pourrait même dire des nouvelles technologies que, par leur facilité d’usage, elles sont devenues les produits dérivés, mais masquants, de la science : un enfant de cinq ans les manipule aussi aisément qu’un ingénieur professionnel. Je me demande d’ailleurs si ce ne serait pas notre besoin compulsif de produits "innovants" qui viendrait ronger notre appétit de savoir, par un effet quasi-mécanique : dès lors que nous réclamons de l’utile, que nous exigeons que tout "serve", ce que la recherche a permis et permet de découvrir sur le monde nous intéresse moins que ce qui découle d’elle ou ce qu’elle permet de faire.
Rien d’étonnant à ce que, dans un terreau pareil, la science soit l’objet d’une méconnaissance effective. Mais il ne sert à rien d’accuser le contexte. Il fait aussi reconnaître que nous, les scientifiques, nous avons un problème de transmission, de pédagogie, et que nous devrions mettre en question notre façon de parler de ce que nous savons. J’observe d’ailleurs que sur les sujets vraiment chauds de la science et de la technologie - la cosmologie, l’origine de l’univers, le changement climatique, les nanosciences -, nous sommes médiatiquement débordés par des discours plus simples que les nôtres qui remportent un grand succès auprès du public. Eh oui, la science est elle aussi victime d’une sorte de populisme racoleur… Avec nos explications laborieuses, nos arguments compliqués, nous ne parvenons pas à nous faire entendre dans un climat qui préfère les demi-vérités simples aux vérités complexes.
Par exemple, il est impossible de traduire le langage de la physique directement dans le langage ordinaire, car sa langue naturelle est une sorte de chinois mathématique. Or, comme le disait Lacan, "tout le monde n’a pas le bonheur de parler chinois dans sa propre langue"… Cela n’empêche pas que la physique demeure partageable, mais cela exige un effort d’un type très particulier, une opération rigoureuse de traduction qui la projette hors d’elle-même. Les énoncés de la physique n’étant pas d’emblée dans le langage, si l’on veut les transformer en mots intelligibles, il faut effectuer un saut. Il faudrait même inventer une troisième langue, une langue à la fois médiatrice et marginale qui soit capable de porter ce qui différencie la physique de la langue commune. S’ajoute à cette difficulté le fait que le temps médiatique est de plus en plus comprimé. Presque n’importe qui comprendra la théorie de la relativité restreinte si on prend le temps de lui explique posément en deux ou trois heures. Mais si l’on ne se donne que deux minutes, cela n’a plus guère de sens…
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