Reportage. Contrebande, un destin oriental
De Saïdia à Figuig, la région orientale ne vit que de "trabendo". Une activité florissante, lucrative et sans grand danger qui a fini par instaurer ses propres règles et méthodes. Au point de devenir l’industrie la mieux structurée de la région.
C'est la troisième station-service sur la route de Nador en quittant Oujda. Comme toutes les autres dans cette région du Maroc oriental, elle est déserte. L’axe routier sur lequel elle se trouve est pourtant des plus fréquentés et des plus importants. Qu’à cela ne tienne, cela fait plusieurs mois que plus une voiture (du moins locale) ne s’y arrête.
Au fond, dans une petite pièce peinte à la chaux bleue, trois jeunes hommes se déhanchent aux sons stridents de quelques shioukhs locaux. À côté, indifférents, deux vieux papotent autour d’un verre de thé en abattant silencieusement leurs cartes.
Puis une voiture s’arrête. L’un de nos deux vieux y fait à peine attention. D’un geste machinal, il lève légèrement le bras, agite sa main en direction du conducteur, lui faisant signe de poursuivre son chemin avant de revenir naturellement à son jeu de cartes. Le conducteur démarre sur le champ, remerciant le vieux en secouant la tête et esquissant un large sourire d’approbation. "Il ne doit pas en être à sa première station le pauvre", fait remarquer un jeune entre deux morceaux de chaâbi oujdi.
Car ici, comme dans presque toutes les stations services de la région, on ne sert plus que du thé et des grillades. Sur les 20 stations que comptait la seule localité d’Oujda, seules six tiennent encore le coup. Et encore, l’essentiel de leurs revenus provient des services (lavage, vidange, etc.), rarement de la vente de gasoil (essentiellement pour les administrations publiques).
Mystère ? Pas vraiment. Et la réponse pointe du nez aux premiers kilomètres parcourus sur n’importe quelle route, nationale ou secondaire, de la région. Des deux bords, souvent à quelques centaines de mètres seulement les uns des autres, des vendeurs d’essence et de gasoil à bien moins que moitié prix. Des étalages de bidons de 5 a 30 litres remplis d’un liquide rougeâtre, directement venu… d’Algérie.
Comme presque tous les produits de consommation (mais pas seulement) dans cette région oubliée du Maroc inutile. Faites un tour dans les nombreux souks d’Oujda, de Berkane ou de Taourirt. Quand les produits qui y sont vendus ne sont pas fabriqués chez le voisin de l’Est, ils viennent directement des magasins d’Alger ou de Maghnia. Et le plus naturellement du monde, des tonnes de produits traversent chaque jour les frontières, censées être fermées entre les deux pays depuis 1994.
6 milliards de dirhams annuels
Selon un récent rapport publié par la chambre de commerce et d’industrie d’Oujda, le secteur informel réalise un chiffre d’affaires annuel de plus de 6 milliards de dirhams, emploie plus de 10.000 personnes et couvre l’essentiel des besoins (de consommation) de l’Oriental. Une véritable industrie qui a fini par mettre à plat toutes les formes légales de commerce de la région.
Les raisons ? Une frontière passoire et des marges de bénéfices défiant toute concurrence. Des deux côtés de la frontière, des familles (ou des villages entiers comme Bni Khaled et Ahl Anjad), ont fait du "trabendo" leur gagne-pain quotidien. Leur activité n’épargne aucun secteur. Il y a bien sûr le carburant, les produits alimentaires, mais aussi les produits cosmétiques, de BTP, le bétail et… les produits pharmaceutiques.
À Beni Drar (l’un des points de passage les plus actifs), des centaines de boîtes de médicaments sont exposées, comme n’importe quelles vulgaires conserves de poisson, et vendues au premier arrivant (sans ordonnance, évidemment). Puis il y a le bénéfice. Même après avoir payé leur dû aux militaires des deux côtés (pour acheter sa route, dit-on dans le jargon local), s’hab trabendo arrivent à dégager des marges plus que confortables. Le comparatif des prix locaux et ceux de la contrebande peut aller du simple à plus du double (voir tableau).
Au fil du temps, l’industrie du trabendo a créé ses propres méthodes de travail. À commencer par les moyens de transport. Aujourd’hui, presque toutes les Renault 18 et les Peugeot 504 de la région sont mobilisées pour la contrebande. Les routes empruntées diffèrent aussi selon les saisons. "Nous passons souvent par des oueds secs qui traversent la frontière, c’est plus simple à suivre et plus discret.
De préférence, nous travaillons le soir, mais lors des grandes saisons comme l’été ou le Ramadan, on n'arrête pas", nous apprend sans complexe un jeune contrebandier rencontré dans un petit village frontalier, non loin de Jerada. Puis, il y a le paiement. Un véritable casse-tête pour les analystes financiers de ce pays.
À Oujda, Beni Drar, Taourirt, Ahfir ou Berkane, vous pouvez payer en nature (troc de marchandise, mais de moins en moins), en dirham (évidemment), en euro (au noir, mais ça passe) ou en dinar algérien. La monnaie algérienne (non convertible et inexistante chez les banques marocaines) circule librement près des points de passage et sur les plus grandes places publiques d’Oujda.
Un véritable marché de monnaie qui fixe ses propres cours du jour, en fonction de l’état des marchés et du contrôle sur les frontières. "Chouf a mon ami, harrek dinar w tleb Bouteflika njiboulik" (Fais-moi voir le dinar et je te ramène Bouteflika si tu veux), nous a lancé un jeune non loin de Bni Drar.
Maintenant question. Cette région du Maroc profond peut-elle faire autrement ? Coupé du reste du pays à cause d’une route sans cesse annoncée, mais jamais exécutée, limité au sud par les imposantes montagnes de l’Atlas et du Rif, au nord par une étroite ouverture sur la Méditerranée, l’Oriental, pénalisé par des années de sécheresse et des richesses minières épuisées, n’a plus qu’un débouché, à l’est, vers le voisin officiellement "hostile", mais historiquement ami, culturellement identique et économiquement avantageux. Bref, si le destin oriental devait avoir un nom, ce serait Ljazair.
Tel Quel
De Saïdia à Figuig, la région orientale ne vit que de "trabendo". Une activité florissante, lucrative et sans grand danger qui a fini par instaurer ses propres règles et méthodes. Au point de devenir l’industrie la mieux structurée de la région.
C'est la troisième station-service sur la route de Nador en quittant Oujda. Comme toutes les autres dans cette région du Maroc oriental, elle est déserte. L’axe routier sur lequel elle se trouve est pourtant des plus fréquentés et des plus importants. Qu’à cela ne tienne, cela fait plusieurs mois que plus une voiture (du moins locale) ne s’y arrête.
Au fond, dans une petite pièce peinte à la chaux bleue, trois jeunes hommes se déhanchent aux sons stridents de quelques shioukhs locaux. À côté, indifférents, deux vieux papotent autour d’un verre de thé en abattant silencieusement leurs cartes.
Puis une voiture s’arrête. L’un de nos deux vieux y fait à peine attention. D’un geste machinal, il lève légèrement le bras, agite sa main en direction du conducteur, lui faisant signe de poursuivre son chemin avant de revenir naturellement à son jeu de cartes. Le conducteur démarre sur le champ, remerciant le vieux en secouant la tête et esquissant un large sourire d’approbation. "Il ne doit pas en être à sa première station le pauvre", fait remarquer un jeune entre deux morceaux de chaâbi oujdi.
Car ici, comme dans presque toutes les stations services de la région, on ne sert plus que du thé et des grillades. Sur les 20 stations que comptait la seule localité d’Oujda, seules six tiennent encore le coup. Et encore, l’essentiel de leurs revenus provient des services (lavage, vidange, etc.), rarement de la vente de gasoil (essentiellement pour les administrations publiques).
Mystère ? Pas vraiment. Et la réponse pointe du nez aux premiers kilomètres parcourus sur n’importe quelle route, nationale ou secondaire, de la région. Des deux bords, souvent à quelques centaines de mètres seulement les uns des autres, des vendeurs d’essence et de gasoil à bien moins que moitié prix. Des étalages de bidons de 5 a 30 litres remplis d’un liquide rougeâtre, directement venu… d’Algérie.
Comme presque tous les produits de consommation (mais pas seulement) dans cette région oubliée du Maroc inutile. Faites un tour dans les nombreux souks d’Oujda, de Berkane ou de Taourirt. Quand les produits qui y sont vendus ne sont pas fabriqués chez le voisin de l’Est, ils viennent directement des magasins d’Alger ou de Maghnia. Et le plus naturellement du monde, des tonnes de produits traversent chaque jour les frontières, censées être fermées entre les deux pays depuis 1994.
6 milliards de dirhams annuels
Selon un récent rapport publié par la chambre de commerce et d’industrie d’Oujda, le secteur informel réalise un chiffre d’affaires annuel de plus de 6 milliards de dirhams, emploie plus de 10.000 personnes et couvre l’essentiel des besoins (de consommation) de l’Oriental. Une véritable industrie qui a fini par mettre à plat toutes les formes légales de commerce de la région.
Les raisons ? Une frontière passoire et des marges de bénéfices défiant toute concurrence. Des deux côtés de la frontière, des familles (ou des villages entiers comme Bni Khaled et Ahl Anjad), ont fait du "trabendo" leur gagne-pain quotidien. Leur activité n’épargne aucun secteur. Il y a bien sûr le carburant, les produits alimentaires, mais aussi les produits cosmétiques, de BTP, le bétail et… les produits pharmaceutiques.
À Beni Drar (l’un des points de passage les plus actifs), des centaines de boîtes de médicaments sont exposées, comme n’importe quelles vulgaires conserves de poisson, et vendues au premier arrivant (sans ordonnance, évidemment). Puis il y a le bénéfice. Même après avoir payé leur dû aux militaires des deux côtés (pour acheter sa route, dit-on dans le jargon local), s’hab trabendo arrivent à dégager des marges plus que confortables. Le comparatif des prix locaux et ceux de la contrebande peut aller du simple à plus du double (voir tableau).
Au fil du temps, l’industrie du trabendo a créé ses propres méthodes de travail. À commencer par les moyens de transport. Aujourd’hui, presque toutes les Renault 18 et les Peugeot 504 de la région sont mobilisées pour la contrebande. Les routes empruntées diffèrent aussi selon les saisons. "Nous passons souvent par des oueds secs qui traversent la frontière, c’est plus simple à suivre et plus discret.
De préférence, nous travaillons le soir, mais lors des grandes saisons comme l’été ou le Ramadan, on n'arrête pas", nous apprend sans complexe un jeune contrebandier rencontré dans un petit village frontalier, non loin de Jerada. Puis, il y a le paiement. Un véritable casse-tête pour les analystes financiers de ce pays.
À Oujda, Beni Drar, Taourirt, Ahfir ou Berkane, vous pouvez payer en nature (troc de marchandise, mais de moins en moins), en dirham (évidemment), en euro (au noir, mais ça passe) ou en dinar algérien. La monnaie algérienne (non convertible et inexistante chez les banques marocaines) circule librement près des points de passage et sur les plus grandes places publiques d’Oujda.
Un véritable marché de monnaie qui fixe ses propres cours du jour, en fonction de l’état des marchés et du contrôle sur les frontières. "Chouf a mon ami, harrek dinar w tleb Bouteflika njiboulik" (Fais-moi voir le dinar et je te ramène Bouteflika si tu veux), nous a lancé un jeune non loin de Bni Drar.
Maintenant question. Cette région du Maroc profond peut-elle faire autrement ? Coupé du reste du pays à cause d’une route sans cesse annoncée, mais jamais exécutée, limité au sud par les imposantes montagnes de l’Atlas et du Rif, au nord par une étroite ouverture sur la Méditerranée, l’Oriental, pénalisé par des années de sécheresse et des richesses minières épuisées, n’a plus qu’un débouché, à l’est, vers le voisin officiellement "hostile", mais historiquement ami, culturellement identique et économiquement avantageux. Bref, si le destin oriental devait avoir un nom, ce serait Ljazair.
Tel Quel
Commentaire