Par Frédéric Burnand, swissinfo.ch
Selon le chercheur genevois Hasni Abidi, le mouvement de protestation que connait la Tunisie depuis plus de 2 semaines marque la fin d’un pacte informel imposé par le régime du président Ben Ali: la prospérité en échange de la privation des libertés. Interview.
En s’immolant le 17 décembre dernier dans la ville de Sidi Bouzid (200 km au sud-ouest de Tunis), Mohamed Bouazizi, un chômeur diplômé de 26 ans, a déclenché une vague de protestation qui menace de s’étendre à l’ensemble du pays.
L’annonce mercredi de sa mort suite à ses blessures risque de doper un mouvement de ras-le-bol rejoint par les étudiants et les lycéens, alors que des manifestations de soutien doivent se tenir ce jeudi dans plusieurs villes européennes dont Genève.
Directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM) basé à Genève, Hasni Abidi tire les premiers enseignements de cette colère sociale inédite en Tunisie.
swissinfo.ch: Quel est la nature de ce mouvement de protestation?
Hasni Abidi: D’ores et déjà, l’ampleur de ce mouvement est inédite dans l’histoire moderne de la Tunisie. Et notamment après la reprise des classes, il tend à s’étendre. C’était la grande crainte du pouvoir que de voir ces manifestations toucher les lycéens et les étudiants. Et c’est désormais chose faite.
Aujourd’hui, on peut parler d’une spirale de manifestations et de révoltes qui ne touchent pas seulement le foyer de ces révoltes à Sidi Bouzid, mais aussi d’autres villes et d’autres catégories de la population.
swissinfo.ch: Ce mouvement entre-t-il en résonnance avec un mécontentement plus large des Tunisiens?
H. A. : Le jeune chômeur qui s’est immolé est devenu le symbole d’un ras-le-bol général. Les jeunes qui manifestent aujourd’hui montrent au pouvoir et aux autres Tunisiens que le régime du président Ben Ali – longtemps décrit comme stable et sûr – n’est pas invincible. A mains nues, ces jeunes ouvrent une brèche dans la machine policière de ce régime, réputée implacable.
C’est une première: les Tunisiens n’ont plus peur de ce régime policier. Reste une inconnue: Tunis. Si la capitale bouge et sort en masse dans la rue, le régime sera confronté à une très sérieuse remise en cause de lui-même.
Le président tunisien Ben Ali. (AFP)
swissinfo.ch: Le pouvoir tunisien a réussi à étouffer toute forme organisée d’opposition. Comment cette expression de ras-le-bol peut-elle durer et se transformer en mouvement structuré?
H. A. : En effet, le pouvoir a verrouillé le paysage médiatique et le champ politique. Le parlement tunisien est devenu une chambre d’enregistrement. Le régime a donc privé les Tunisiens d’outils d’encadrement et d’expression, réduisant les Tunisiens au silence.
De fait, ces dernières manifestations ne sont pas portées par un programme politique et n’ont pas véritablement de leaders. Ce qui devient un danger pour le pouvoir, puisqu’il s’est justement privé d’interlocuteurs face à lui.
Ce pouvoir vieillissant miné par des divisions jusqu’au sein même du clan Ben Ali (famille et belle-famille) est en train de perdre ses relais au sein de la société tunisienne. Il ne peut plus se contenter de changements cosmétiques, comme il vient de le faire.
swissinfo.ch: Le régime tunisien a longtemps misé sur sa réussite économique pour faire passer sa privation des libertés. Ce modèle a-t-il atteint ses limites?
H. A. : En effet, ce mouvement signifie la fin du «miracle économique tunisien», longtemps présenté comme un brillant élève du FMI et vanté par beaucoup de chefs d’Etat européens. Ces manifestations qui sont d’abord d’ordre économique et social mettent en évidence que le développement de la Tunisie n’a profité qu’à une petite catégorie au pouvoir ou qui gravite autour de lui. D’où le ras-le-bol actuel.
Cela signifie que les droits économiques et sociaux sont bel et bien liés aux droits politiques. D’ailleurs, dans toutes les récentes manifestations, ont surgi des revendications en faveur de plus de libertés, de démocratie et de transparence.
swissinfo.ch: Quelles conséquences immédiates ces manifestations peuvent-elles avoir?
H. A. : Tout dépend de la gestion de cette fronde par le pouvoir et de l’ampleur que va prendre ce mouvement, en particulier à Tunis. Question subsidiaire: le président Ben Ali va-t-il maintenir sa candidature pour un nouveau mandat présidentiel en 2013, malgré son âge et son état de santé?
De fait ce mouvement est en train d’accroitre les divisions internes au sein du pouvoir. Il est probable qu’à l’intérieur du régime, certaines factions vont profiter de ces manifestations pour marquer des points contre leurs rivaux.
Cela dit, rien n’exclut que le régime agite la menace terroriste pour faire diversion et étouffer ce mouvement de contestation, un procédé classique pour les régimes de la région.
Frédéric Burnand, swissinfo.ch
Genève
Selon le chercheur genevois Hasni Abidi, le mouvement de protestation que connait la Tunisie depuis plus de 2 semaines marque la fin d’un pacte informel imposé par le régime du président Ben Ali: la prospérité en échange de la privation des libertés. Interview.
En s’immolant le 17 décembre dernier dans la ville de Sidi Bouzid (200 km au sud-ouest de Tunis), Mohamed Bouazizi, un chômeur diplômé de 26 ans, a déclenché une vague de protestation qui menace de s’étendre à l’ensemble du pays.
L’annonce mercredi de sa mort suite à ses blessures risque de doper un mouvement de ras-le-bol rejoint par les étudiants et les lycéens, alors que des manifestations de soutien doivent se tenir ce jeudi dans plusieurs villes européennes dont Genève.
Directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM) basé à Genève, Hasni Abidi tire les premiers enseignements de cette colère sociale inédite en Tunisie.
swissinfo.ch: Quel est la nature de ce mouvement de protestation?
Hasni Abidi: D’ores et déjà, l’ampleur de ce mouvement est inédite dans l’histoire moderne de la Tunisie. Et notamment après la reprise des classes, il tend à s’étendre. C’était la grande crainte du pouvoir que de voir ces manifestations toucher les lycéens et les étudiants. Et c’est désormais chose faite.
Aujourd’hui, on peut parler d’une spirale de manifestations et de révoltes qui ne touchent pas seulement le foyer de ces révoltes à Sidi Bouzid, mais aussi d’autres villes et d’autres catégories de la population.
swissinfo.ch: Ce mouvement entre-t-il en résonnance avec un mécontentement plus large des Tunisiens?
H. A. : Le jeune chômeur qui s’est immolé est devenu le symbole d’un ras-le-bol général. Les jeunes qui manifestent aujourd’hui montrent au pouvoir et aux autres Tunisiens que le régime du président Ben Ali – longtemps décrit comme stable et sûr – n’est pas invincible. A mains nues, ces jeunes ouvrent une brèche dans la machine policière de ce régime, réputée implacable.
C’est une première: les Tunisiens n’ont plus peur de ce régime policier. Reste une inconnue: Tunis. Si la capitale bouge et sort en masse dans la rue, le régime sera confronté à une très sérieuse remise en cause de lui-même.
Le président tunisien Ben Ali. (AFP)
swissinfo.ch: Le pouvoir tunisien a réussi à étouffer toute forme organisée d’opposition. Comment cette expression de ras-le-bol peut-elle durer et se transformer en mouvement structuré?
H. A. : En effet, le pouvoir a verrouillé le paysage médiatique et le champ politique. Le parlement tunisien est devenu une chambre d’enregistrement. Le régime a donc privé les Tunisiens d’outils d’encadrement et d’expression, réduisant les Tunisiens au silence.
De fait, ces dernières manifestations ne sont pas portées par un programme politique et n’ont pas véritablement de leaders. Ce qui devient un danger pour le pouvoir, puisqu’il s’est justement privé d’interlocuteurs face à lui.
Ce pouvoir vieillissant miné par des divisions jusqu’au sein même du clan Ben Ali (famille et belle-famille) est en train de perdre ses relais au sein de la société tunisienne. Il ne peut plus se contenter de changements cosmétiques, comme il vient de le faire.
swissinfo.ch: Le régime tunisien a longtemps misé sur sa réussite économique pour faire passer sa privation des libertés. Ce modèle a-t-il atteint ses limites?
H. A. : En effet, ce mouvement signifie la fin du «miracle économique tunisien», longtemps présenté comme un brillant élève du FMI et vanté par beaucoup de chefs d’Etat européens. Ces manifestations qui sont d’abord d’ordre économique et social mettent en évidence que le développement de la Tunisie n’a profité qu’à une petite catégorie au pouvoir ou qui gravite autour de lui. D’où le ras-le-bol actuel.
Cela signifie que les droits économiques et sociaux sont bel et bien liés aux droits politiques. D’ailleurs, dans toutes les récentes manifestations, ont surgi des revendications en faveur de plus de libertés, de démocratie et de transparence.
swissinfo.ch: Quelles conséquences immédiates ces manifestations peuvent-elles avoir?
H. A. : Tout dépend de la gestion de cette fronde par le pouvoir et de l’ampleur que va prendre ce mouvement, en particulier à Tunis. Question subsidiaire: le président Ben Ali va-t-il maintenir sa candidature pour un nouveau mandat présidentiel en 2013, malgré son âge et son état de santé?
De fait ce mouvement est en train d’accroitre les divisions internes au sein du pouvoir. Il est probable qu’à l’intérieur du régime, certaines factions vont profiter de ces manifestations pour marquer des points contre leurs rivaux.
Cela dit, rien n’exclut que le régime agite la menace terroriste pour faire diversion et étouffer ce mouvement de contestation, un procédé classique pour les régimes de la région.
Frédéric Burnand, swissinfo.ch
Genève
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