Driss Benali, économiste : « Le Maroc doit tirer une leçon des soulèvements »
Les émeutes que connaissent la Tunisie, l’Algérie, ou encore la Jordanie, sont la conséquence du chômage et de l’augmentation des prix des matière premières.
80 pays sont concernés par le retour de la crise alimentaire qui revient à son plus fort pic depuis 2008.
Toutefois, le Maroc n’a pas connu d’émeutes comme ses voisins de la région.
Entretien avec Driss Benali, économiste marocain spécialiste du Maghreb, qui nous éclaire sur les raisons des émeutes qui embrasent depuis ces dernières semaines les pays de la région.
Propos recueillis par Saïd Lahlou
Du fait d’un calme ambiant, nous avons l’impression que le Maroc n’est nullement concerné par la crise que vivent nos pays voisins…
Le Maroc n’est pas concerné ? Je n’en suis pas sûr ! Qu’il n’y ait pas d’émeutes, tant mieux. Seulement, le cas du Maroc ressemble à celui de ses voisins, malgré le fait qu’on se rend compte aujourd’hui que le cas tunisien est davantage un problème de régime qu’autre chose. Et en cela, le président Ben Ali est en retard d’une guerre.
Concernant l’Algérie, son aisance financière lui permet de contrecarrer les émeutes et la grogne populaire. Seulement, il faut reconnaître qu’en Algérie, il existe également un problème politique, mais surmontable par le régime pour la simple raison que les Algériens sont fatigués par les 10 années de guerre civile qu’ils viennent de traverser. Mais ils n’ont pas encore une économie réelle, mais plutôt artificielle. Seulement, les revenus du pétrole leur permettent de répondre efficacement à leur crise actuelle car il y a une omniprésence de l’Etat dans la vie économique, et ce, depuis l’indépendance. A cela, il faut ajouter que ce pays est décapité de son élite, c’est une société sans locomotive, ce qui est grave.
Ce n’est pas le cas de la Tunisie, même si elle connaît la même grogne populaire…
A l’instar de l’Algérie, et comme le Maroc, la Tunisie est un pays qui a des acteurs économiques réels et une culture du marché. C’est le pays du Maghreb qui était considéré comme le plus avancé de la région. Mais il est fortement castré par le régime en place. Le président et son entourage se sont bien «sucrés», mais l’immense majorité de la population n’a pas profité des fruits de la croissance de ces dernières années. C’est un régime politique néo-patrimonial qui repose sur l’ethnie, la famille, le clientélisme, le copinage et tout cela, au détriment du reste. On peut faire le même constat, d’ailleurs, pour l’ensemble des pays du tiers- monde.
Le président tunisien a fait une promesse : 300.000 emplois seront créés en un an. Serait-ce réalisable ?
Ben Ali pense toujours récupérer le coup par la répression. La création de 300.000 emplois, comme annoncé, est totalement démagogique. Cela relève de la magie, de la sorcellerie. On ne peut pas faire en une année ce qu’on n’a pas réussi en dix ans. L’emploi ne se décrète pas, à moins de faire ces créations au sein même de l’administration, mais ce serait une catastrophe. Cela ne tiendra pas.
Pourquoi le Maroc est-il épargné ? La caisse de compensation tiendra-elle le coup ?
Concernant le Maroc, il y a quand même deux niveaux de compréhension du phénomène, en dehors de toute interprétation spéculative. Nous ne sommes pas la Tunisie, notre régime n’est pas répressif. Et il n’est pas l’Algérie, car il a une vraie économie. Mais la faiblesse et le point commun avec ces deux pays, c’est une jeunesse désœuvrée et pourtant qualifiée. Il est là, le danger. Il faut absolument réhabiliter le jeu politique, non pas à travers des parties domestiquées comme ce qu’on trouve sur le terrain, mais en laissant le jeu politique indépendant se réaliser de manière à canaliser une forme d’expression libre et lui permettre de s’exprimer de manière civilisée. Je crois que le Maroc doit tirer une conclusion sur le soulèvement populaire du voisinage. Nous ne sommes pas à l’abri. Economiquement, s’il est difficile d’arriver à des résultats, il faut que les politiques puissent canaliser les mécontentements avec des formes d’expression libres et maîtrisées et un feedback du pouvoir. Concernant la caisse de compensation, elle ne représente pas 10% de la caisse algérienne. Il faut tout même ramener les choses à leur dimension !
Comment gérer la crise alimentaire mondiale qui se profile ? La clef viendra-t-elle des Etats eux-mêmes ?
Bien sûr que ce sont les Etats qui seront appelés à donner des réponses à cette crise. Cela dit, il faut d’abord abandonner le langage un peu démagogique qu’on entend depuis le début de la crise mondiale. On dit que nous ne sommes pas concernés par cette crise, ce n’est pas vrai. Ceci, c’est le langage développé par nos responsables. Personnes n’est à l’abri. La Tunisie aussi a avancé la même chose et on se rend compte que ce n’est nullement vrai. Que disent les indicateurs de notre balance commerciale ? Premièrement, les secteurs industriels souffrent et l’immobilier ne tiendra pas longtemps. Deuxièmement, il existe un surendettement de la classe moyenne. Un recul de la consommation peut nous toucher comme ce fut le cas avec le reste du monde. Il faut ajouter à cela la structure sociale et démographique de nos pays. La pyramide des âges est fortement marquée par une population très jeune et la pression sur le marché du travail se fait ressentir de plus en plus.
A vous entendre, les effets de la crise nous touchent comme tout le monde, mais ils seraient bien masqués…
Ils sont là. Cette crise qui touche aujourd’hui la Tunisie vient des petites villes. Chaque année au Maroc, 400.000 jeunes arrivent sur le marché du travail pour seulement 190.000 créations d’emplois. 200.000 d’entre eux ne sont donc pas concernés. Ces artifices qu’on cherche à utiliser pour camoufler la vérité finiront par être mis à nu. C’est mathématique. Nous sommes dans des pays qui ont une très forte culture de la soumission qui engendre la complaisance systématique et cache la vérité. Tout le monde dit oui dans ce pays. J’ai peur qu’on n’ait une surprise désagréable prochainement. Espérons que cela n’arrivera pas, mais il faut rester lucide.
Vous êtes bien pessimiste…
Je suis pessimiste. Mais un pessimiste, est un optimiste bien informé.
Quelles solutions préconisez-vous alors ?
Les idées ne manquent pas. Ce qui manque, c’est un certain courage. En Tunisie, la corruption bat son plein, l’entourage du pouvoir se sucre à n’en plus pouvoir. Au Maroc, ce que nous avons et qu’ils n’ont pas, c’est l’INDH par exemple. Mais ce qu’il faut faire avant tout, pour avancer, c’est éliminer la corruption. Il faut s’attaquer aux maux qui rongent la société. Le Maroc est très mal classé par rapport à la Tunisie. Avec une gouvernance saine, le Maroc peut créer beaucoup de choses. Les pays les moins corrompus du monde sont les pays nordiques. Et se sont eux, les plus développés. Et les plus corrompus, à l’exemple du Soudan, sont les moins développés. C’est un indicateur très important. Si on n’arrive pas à éradiquer cela, il y aura toujours des malheureux, des désespérés… et une société explosive.
Said Lahlou, le soir Echos
Les émeutes que connaissent la Tunisie, l’Algérie, ou encore la Jordanie, sont la conséquence du chômage et de l’augmentation des prix des matière premières.
80 pays sont concernés par le retour de la crise alimentaire qui revient à son plus fort pic depuis 2008.
Toutefois, le Maroc n’a pas connu d’émeutes comme ses voisins de la région.
Entretien avec Driss Benali, économiste marocain spécialiste du Maghreb, qui nous éclaire sur les raisons des émeutes qui embrasent depuis ces dernières semaines les pays de la région.
Propos recueillis par Saïd Lahlou
Du fait d’un calme ambiant, nous avons l’impression que le Maroc n’est nullement concerné par la crise que vivent nos pays voisins…
Le Maroc n’est pas concerné ? Je n’en suis pas sûr ! Qu’il n’y ait pas d’émeutes, tant mieux. Seulement, le cas du Maroc ressemble à celui de ses voisins, malgré le fait qu’on se rend compte aujourd’hui que le cas tunisien est davantage un problème de régime qu’autre chose. Et en cela, le président Ben Ali est en retard d’une guerre.
Concernant l’Algérie, son aisance financière lui permet de contrecarrer les émeutes et la grogne populaire. Seulement, il faut reconnaître qu’en Algérie, il existe également un problème politique, mais surmontable par le régime pour la simple raison que les Algériens sont fatigués par les 10 années de guerre civile qu’ils viennent de traverser. Mais ils n’ont pas encore une économie réelle, mais plutôt artificielle. Seulement, les revenus du pétrole leur permettent de répondre efficacement à leur crise actuelle car il y a une omniprésence de l’Etat dans la vie économique, et ce, depuis l’indépendance. A cela, il faut ajouter que ce pays est décapité de son élite, c’est une société sans locomotive, ce qui est grave.
Ce n’est pas le cas de la Tunisie, même si elle connaît la même grogne populaire…
A l’instar de l’Algérie, et comme le Maroc, la Tunisie est un pays qui a des acteurs économiques réels et une culture du marché. C’est le pays du Maghreb qui était considéré comme le plus avancé de la région. Mais il est fortement castré par le régime en place. Le président et son entourage se sont bien «sucrés», mais l’immense majorité de la population n’a pas profité des fruits de la croissance de ces dernières années. C’est un régime politique néo-patrimonial qui repose sur l’ethnie, la famille, le clientélisme, le copinage et tout cela, au détriment du reste. On peut faire le même constat, d’ailleurs, pour l’ensemble des pays du tiers- monde.
Le président tunisien a fait une promesse : 300.000 emplois seront créés en un an. Serait-ce réalisable ?
Ben Ali pense toujours récupérer le coup par la répression. La création de 300.000 emplois, comme annoncé, est totalement démagogique. Cela relève de la magie, de la sorcellerie. On ne peut pas faire en une année ce qu’on n’a pas réussi en dix ans. L’emploi ne se décrète pas, à moins de faire ces créations au sein même de l’administration, mais ce serait une catastrophe. Cela ne tiendra pas.
Pourquoi le Maroc est-il épargné ? La caisse de compensation tiendra-elle le coup ?
Concernant le Maroc, il y a quand même deux niveaux de compréhension du phénomène, en dehors de toute interprétation spéculative. Nous ne sommes pas la Tunisie, notre régime n’est pas répressif. Et il n’est pas l’Algérie, car il a une vraie économie. Mais la faiblesse et le point commun avec ces deux pays, c’est une jeunesse désœuvrée et pourtant qualifiée. Il est là, le danger. Il faut absolument réhabiliter le jeu politique, non pas à travers des parties domestiquées comme ce qu’on trouve sur le terrain, mais en laissant le jeu politique indépendant se réaliser de manière à canaliser une forme d’expression libre et lui permettre de s’exprimer de manière civilisée. Je crois que le Maroc doit tirer une conclusion sur le soulèvement populaire du voisinage. Nous ne sommes pas à l’abri. Economiquement, s’il est difficile d’arriver à des résultats, il faut que les politiques puissent canaliser les mécontentements avec des formes d’expression libres et maîtrisées et un feedback du pouvoir. Concernant la caisse de compensation, elle ne représente pas 10% de la caisse algérienne. Il faut tout même ramener les choses à leur dimension !
Comment gérer la crise alimentaire mondiale qui se profile ? La clef viendra-t-elle des Etats eux-mêmes ?
Bien sûr que ce sont les Etats qui seront appelés à donner des réponses à cette crise. Cela dit, il faut d’abord abandonner le langage un peu démagogique qu’on entend depuis le début de la crise mondiale. On dit que nous ne sommes pas concernés par cette crise, ce n’est pas vrai. Ceci, c’est le langage développé par nos responsables. Personnes n’est à l’abri. La Tunisie aussi a avancé la même chose et on se rend compte que ce n’est nullement vrai. Que disent les indicateurs de notre balance commerciale ? Premièrement, les secteurs industriels souffrent et l’immobilier ne tiendra pas longtemps. Deuxièmement, il existe un surendettement de la classe moyenne. Un recul de la consommation peut nous toucher comme ce fut le cas avec le reste du monde. Il faut ajouter à cela la structure sociale et démographique de nos pays. La pyramide des âges est fortement marquée par une population très jeune et la pression sur le marché du travail se fait ressentir de plus en plus.
A vous entendre, les effets de la crise nous touchent comme tout le monde, mais ils seraient bien masqués…
Ils sont là. Cette crise qui touche aujourd’hui la Tunisie vient des petites villes. Chaque année au Maroc, 400.000 jeunes arrivent sur le marché du travail pour seulement 190.000 créations d’emplois. 200.000 d’entre eux ne sont donc pas concernés. Ces artifices qu’on cherche à utiliser pour camoufler la vérité finiront par être mis à nu. C’est mathématique. Nous sommes dans des pays qui ont une très forte culture de la soumission qui engendre la complaisance systématique et cache la vérité. Tout le monde dit oui dans ce pays. J’ai peur qu’on n’ait une surprise désagréable prochainement. Espérons que cela n’arrivera pas, mais il faut rester lucide.
Vous êtes bien pessimiste…
Je suis pessimiste. Mais un pessimiste, est un optimiste bien informé.
Quelles solutions préconisez-vous alors ?
Les idées ne manquent pas. Ce qui manque, c’est un certain courage. En Tunisie, la corruption bat son plein, l’entourage du pouvoir se sucre à n’en plus pouvoir. Au Maroc, ce que nous avons et qu’ils n’ont pas, c’est l’INDH par exemple. Mais ce qu’il faut faire avant tout, pour avancer, c’est éliminer la corruption. Il faut s’attaquer aux maux qui rongent la société. Le Maroc est très mal classé par rapport à la Tunisie. Avec une gouvernance saine, le Maroc peut créer beaucoup de choses. Les pays les moins corrompus du monde sont les pays nordiques. Et se sont eux, les plus développés. Et les plus corrompus, à l’exemple du Soudan, sont les moins développés. C’est un indicateur très important. Si on n’arrive pas à éradiquer cela, il y aura toujours des malheureux, des désespérés… et une société explosive.
Said Lahlou, le soir Echos
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