Après 23 ans de règne sans partage, le président Zine El Abidine Ben Ali a donc quitté le pays et le pouvoir sans retour en arrière possible, laissant à Foued Mebezza, président du Parlement, le soin d'assurer l'intérim. En moins d'un mois, la lame de fond sociale et politique aura eu raison de l'un des régimes les plus verrouillés du Monde arabe. Nous avons demandé à Hanane Harrath, du Courrier de l'Atlas, magazine destiné à la diaspora marocaine, de réagir à ce développement inattendu, à l'aune de son propre pays.
Hanane Harrath, Le Courrier de l'Atlas, Maroc
15.01.2011Propos recueillis par Sylvie BraibantPourquoi l'écroulement du régime tunisien qui était si verrouillé, s'est-il effondré si soudainement, comme un château de cartes ?
C’est vrai que la rapidité avec laquelle le régime de Ben Ali a plié bagage ne laisse pas de surprendre. Plusieurs facteurs ont peut-être concouru à précipiter la fin du régime. Premier facteur : le déplacement des émeutes de la périphérie au centre même du pouvoir, la capitale Tunis. Tant que le conflit restait confiné aux villes de province, le régime pouvait encore donner l’impression qu’il contrôlait la situation et pouvait tenter de calmer les choses par des mesures symboliques comme le limogeage du gouverneur de Sidi Bouzid, la ville où tout a commencé. Mais la contagion à Tunis a irréversiblement changé la donne. Deuxième facteur : la ténacité des émeutiers. Ils n’ont rien lâché, durant près d’un mois : ils se sont montrés déterminés, malgré les morts qui se multipliaient, à aller jusqu’au bout. Troisième facteur : les déclarations de Ben Ali. Il n’a pas joué toutes ses cartes d’un coup, il a gardé les plus fortes pour la fin : l’organisation de législatives anticipées, son départ en 2014, la liberté d’expression. Mais ces annonces, surprenantes de la part d’un président qui n’avait jamais rien cédé, ne pouvaient signifier que deux choses : soit qu’il gagnait du temps, formulant des promesses dont il pourrait se dédire une fois le calme revenu auquel cas il n’était pas crédible et il fallait poursuivre la lutte. Soit cela signifiait qu’il était à ce point affaibli qu’il cédait volontiers sur des points forts, auquel cas il suffirait de poursuivre encore le mouvement un tout petit peu pour le faire flancher. Et c’est ce qui s’est passé.
Quelle est la force de ce mouvement ? Sa demande sociale ? Politique ?
La révolte est partie d’un événement dramatique, l’immolation de Mohamed Bouzidi : elle n’était ni planifiée, ni pensée, ni dirigée par un quelconque parti ou groupe. C’est un mouvement d’exaspération collective, dont la grande force a été de se transformer progressivement, passant d’une revendication d’abord économique à une contestation franche du pouvoir en place. Cette transformation a été possible parce que la grande force de la Tunisie, c’est sa société civile : le mouvement a changé de nature dès lors que les avocats, les étudiants, les journalistes, ont adhéré à la mobilisation. L’émeute populaire a eu en quelque sorte un effet révélateur, exhumant toutes les aigreurs et frustrations du peuple tunisien, des frustrations qui se sont réunies spontanément, naturellement, en un torrent de colère qui a fini par emporter le régime.
Pourquoi en Tunisie ?
Comme dit précédemment, une des grandes forces de la Tunisie est sa société civile : il y a eu très vite des relais de cette révolte qui ont pu mobiliser de plus en plus de monde partout dans le pays. Il y avait aussi beaucoup d’activistes tunisiens à travers le monde qui très vite se sont fait l’écho des événements. Par ailleurs, deuxième élément, les Tunisiens ont été très unis durant cette révolte, unis je dirai par un sentiment patriotique très fort : l’hymne national était chanté dans toutes les manifestations, les Tunisiens n’ont eu de cesse de crier leur respect et leur amour pour leur nation. C’est un élément très fort, qui montre qu’ils n’associent pas ou plus Ben Ali à la Tunisie, alors que dans beaucoup d’autres pays arabes, la figure du dirigeant est étroitement liée à l’idée de la nation.
Cela semble être un mouvement jeune, progressiste, on ose dire de gauche ?
C’est un mouvement de jeunes, c’est vrai. Ce sont eux qui ont nourri depuis le début la révolte, parce que tout simplement ce sont eux, et c’est le cas dans la plupart du monde arabe, qui paient le prix fort de politiques éducatives et sociales désastreuses. C’est ensuite qu’ils ont été rejoints par les intellectuels, par les opposants politiques. Ces jeunes réclament un vrai changement : ils ne se contenteront pas du départ de Ben Ali, ils veulent une vraie démocratie, ils veulent de la justice sociale. Ils veulent tout simplement pouvoir compter sur un avenir plus digne. Alors oui, on peut dire que c’est un mouvement de gauche ; mais dans ce cas, tous les mouvements de contestation ou d’opposition dans le monde arabe pourraient être dits « de gauche » puisque tous réclament cette même justice sociale et cette même démocratie.
Où sont passés les Islamistes ?
Le régime tunisien a pris soin de museler les islamistes et de les écarter : petite parenthèse, c’est tout de même une sacrée ironie du sort que celui-là même qui a combattu ces islamistes se retrouve aujourd’hui réfugié au pays du wahhabisme, la tendance la plus rigoriste de l’islam dont s’inspirent tous les mouvements islamistes du monde…Je crois qu’avec cette révolte tunisienne, les islamistes (pas seulement tunisiens, mais partout) ont perdu définitivement ce qui les faisait prospérer jusqu’à maintenant : ils se sont en effet toujours posés en champion de la contestation, cherchant à soulever les masses contre les régimes en place corrompus et vendus à l’Occident impie. Le premier moteur des islamistes, c’est la frustration et la colère de la rue arabe. Aujourd’hui, les Tunisiens ont montré que la révolution pouvait se faire sans eux. Ils ont ravi aux islamistes leur seul programme, leur seule idée : la révolution. Et pour ça, merci aux Tunisiens.
Fera-t-il tâche d'huile au Maghreb ? Et au delà ?
Là où le mouvement a commencé à faire des émules, c’est surtout en Algérie : au Maroc, les événements tunisiens ne sont pas vraiment couverts, de peur de susciter des manifestations de soutien qui pourraient dégénérer. En Algérie en revanche, on a vu des jeunes descendre aussi dans la rue, mais sans que cela ne prenne l’ampleur tunisienne. En Egypte, mais surtout en Jordanie, où de nombreux manifestants défilent, les choses risquent en revanche de se corser. Je ne suis pas sûre que cela aille aussi loin que pour la Tunisie, mais deux choses importantes sont à noter. D’une part, il est fort probable que les dirigeants du monde arabe lâchent un peu de lest sur certaines questions pour éviter tout conflit : Moubarak par exemple pourrait y réfléchir à deux fois maintenant avant de proposer son fils comme candidat à sa succession, d’autant qu’il sait très bien que l’armée ne l’accepterait pas. Auquel cas, si l’armée et le peuple se retournent contre lui, c’en est fini de son régime. Ensuite, je crois que la rue arabe a vécu par procuration ce dont elle a toujours rêvé : grâce aux Tunisiens, elle a retrouvé une fierté et une dignité qu’elle n’avait plus connu depuis les guerres pour les indépendances. C’est un aspect fondamental, quand on sait qu’aujourd’hui, chaque fois que les opinions arabes s’expriment, on leur répond : « mais vous avez tous des régimes corrompus, il n’y a aucune démocratie dans la région ». Pour la première fois, ce monde arabe retrouve une légitimité, une image positive. Quelque part il entre de nouveau dans l’histoire. Et ce n’est pas rien.
Sylvie Braiban
Hanane Harrath, Le Courrier de l'Atlas, Maroc
15.01.2011Propos recueillis par Sylvie BraibantPourquoi l'écroulement du régime tunisien qui était si verrouillé, s'est-il effondré si soudainement, comme un château de cartes ?
C’est vrai que la rapidité avec laquelle le régime de Ben Ali a plié bagage ne laisse pas de surprendre. Plusieurs facteurs ont peut-être concouru à précipiter la fin du régime. Premier facteur : le déplacement des émeutes de la périphérie au centre même du pouvoir, la capitale Tunis. Tant que le conflit restait confiné aux villes de province, le régime pouvait encore donner l’impression qu’il contrôlait la situation et pouvait tenter de calmer les choses par des mesures symboliques comme le limogeage du gouverneur de Sidi Bouzid, la ville où tout a commencé. Mais la contagion à Tunis a irréversiblement changé la donne. Deuxième facteur : la ténacité des émeutiers. Ils n’ont rien lâché, durant près d’un mois : ils se sont montrés déterminés, malgré les morts qui se multipliaient, à aller jusqu’au bout. Troisième facteur : les déclarations de Ben Ali. Il n’a pas joué toutes ses cartes d’un coup, il a gardé les plus fortes pour la fin : l’organisation de législatives anticipées, son départ en 2014, la liberté d’expression. Mais ces annonces, surprenantes de la part d’un président qui n’avait jamais rien cédé, ne pouvaient signifier que deux choses : soit qu’il gagnait du temps, formulant des promesses dont il pourrait se dédire une fois le calme revenu auquel cas il n’était pas crédible et il fallait poursuivre la lutte. Soit cela signifiait qu’il était à ce point affaibli qu’il cédait volontiers sur des points forts, auquel cas il suffirait de poursuivre encore le mouvement un tout petit peu pour le faire flancher. Et c’est ce qui s’est passé.
Quelle est la force de ce mouvement ? Sa demande sociale ? Politique ?
La révolte est partie d’un événement dramatique, l’immolation de Mohamed Bouzidi : elle n’était ni planifiée, ni pensée, ni dirigée par un quelconque parti ou groupe. C’est un mouvement d’exaspération collective, dont la grande force a été de se transformer progressivement, passant d’une revendication d’abord économique à une contestation franche du pouvoir en place. Cette transformation a été possible parce que la grande force de la Tunisie, c’est sa société civile : le mouvement a changé de nature dès lors que les avocats, les étudiants, les journalistes, ont adhéré à la mobilisation. L’émeute populaire a eu en quelque sorte un effet révélateur, exhumant toutes les aigreurs et frustrations du peuple tunisien, des frustrations qui se sont réunies spontanément, naturellement, en un torrent de colère qui a fini par emporter le régime.
Pourquoi en Tunisie ?
Comme dit précédemment, une des grandes forces de la Tunisie est sa société civile : il y a eu très vite des relais de cette révolte qui ont pu mobiliser de plus en plus de monde partout dans le pays. Il y avait aussi beaucoup d’activistes tunisiens à travers le monde qui très vite se sont fait l’écho des événements. Par ailleurs, deuxième élément, les Tunisiens ont été très unis durant cette révolte, unis je dirai par un sentiment patriotique très fort : l’hymne national était chanté dans toutes les manifestations, les Tunisiens n’ont eu de cesse de crier leur respect et leur amour pour leur nation. C’est un élément très fort, qui montre qu’ils n’associent pas ou plus Ben Ali à la Tunisie, alors que dans beaucoup d’autres pays arabes, la figure du dirigeant est étroitement liée à l’idée de la nation.
Cela semble être un mouvement jeune, progressiste, on ose dire de gauche ?
C’est un mouvement de jeunes, c’est vrai. Ce sont eux qui ont nourri depuis le début la révolte, parce que tout simplement ce sont eux, et c’est le cas dans la plupart du monde arabe, qui paient le prix fort de politiques éducatives et sociales désastreuses. C’est ensuite qu’ils ont été rejoints par les intellectuels, par les opposants politiques. Ces jeunes réclament un vrai changement : ils ne se contenteront pas du départ de Ben Ali, ils veulent une vraie démocratie, ils veulent de la justice sociale. Ils veulent tout simplement pouvoir compter sur un avenir plus digne. Alors oui, on peut dire que c’est un mouvement de gauche ; mais dans ce cas, tous les mouvements de contestation ou d’opposition dans le monde arabe pourraient être dits « de gauche » puisque tous réclament cette même justice sociale et cette même démocratie.
Où sont passés les Islamistes ?
Le régime tunisien a pris soin de museler les islamistes et de les écarter : petite parenthèse, c’est tout de même une sacrée ironie du sort que celui-là même qui a combattu ces islamistes se retrouve aujourd’hui réfugié au pays du wahhabisme, la tendance la plus rigoriste de l’islam dont s’inspirent tous les mouvements islamistes du monde…Je crois qu’avec cette révolte tunisienne, les islamistes (pas seulement tunisiens, mais partout) ont perdu définitivement ce qui les faisait prospérer jusqu’à maintenant : ils se sont en effet toujours posés en champion de la contestation, cherchant à soulever les masses contre les régimes en place corrompus et vendus à l’Occident impie. Le premier moteur des islamistes, c’est la frustration et la colère de la rue arabe. Aujourd’hui, les Tunisiens ont montré que la révolution pouvait se faire sans eux. Ils ont ravi aux islamistes leur seul programme, leur seule idée : la révolution. Et pour ça, merci aux Tunisiens.
Fera-t-il tâche d'huile au Maghreb ? Et au delà ?
Là où le mouvement a commencé à faire des émules, c’est surtout en Algérie : au Maroc, les événements tunisiens ne sont pas vraiment couverts, de peur de susciter des manifestations de soutien qui pourraient dégénérer. En Algérie en revanche, on a vu des jeunes descendre aussi dans la rue, mais sans que cela ne prenne l’ampleur tunisienne. En Egypte, mais surtout en Jordanie, où de nombreux manifestants défilent, les choses risquent en revanche de se corser. Je ne suis pas sûre que cela aille aussi loin que pour la Tunisie, mais deux choses importantes sont à noter. D’une part, il est fort probable que les dirigeants du monde arabe lâchent un peu de lest sur certaines questions pour éviter tout conflit : Moubarak par exemple pourrait y réfléchir à deux fois maintenant avant de proposer son fils comme candidat à sa succession, d’autant qu’il sait très bien que l’armée ne l’accepterait pas. Auquel cas, si l’armée et le peuple se retournent contre lui, c’en est fini de son régime. Ensuite, je crois que la rue arabe a vécu par procuration ce dont elle a toujours rêvé : grâce aux Tunisiens, elle a retrouvé une fierté et une dignité qu’elle n’avait plus connu depuis les guerres pour les indépendances. C’est un aspect fondamental, quand on sait qu’aujourd’hui, chaque fois que les opinions arabes s’expriment, on leur répond : « mais vous avez tous des régimes corrompus, il n’y a aucune démocratie dans la région ». Pour la première fois, ce monde arabe retrouve une légitimité, une image positive. Quelque part il entre de nouveau dans l’histoire. Et ce n’est pas rien.
Sylvie Braiban
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