Plus de 30 tentatives d’immolation par le feu. La symbolique est forte, amplifiée par le cas tunisien et exige des analyses et, surtout, des réponses. El Watan Week-end a donné la parole à trois Algériens qui ont attenté ainsi à leur vie et a tenté de comprendre cet acte extrême.
A la source, le feu
Un peu d’ordre. Après l’eau, source de toutes les choses, la terre, matière première d’Adam, il y a le feu, essence de Satan, troisième élément de la création chez les musulmans, mais premier ailleurs, chez les Grecs ou les Mazdéens perses par exemple. Sacrificiel et purificateur comme l’enfer, le feu est tout autant un mythe oriental qu’un instrument politique, compris entre désespoir et protestation.
Première cause de décès chez les femmes en Inde, l’immolation par le feu est partout présente dans la tradition hindouiste et bouddhiste. Tout le monde se rappelle dans les années 1970 ces bonzes entrant tranquillement dans un feu pour protester contre l’invasion américaine. Ou du Tibétain en 1998, criant «Vive le dalaï-lama», entrant sagement dans son propre feu, ou encore des cinq membres de la secte Falungong immolés sur la place Tiananmen en 2001.
Recoupée par la tradition chiite, l’immolation par le feu s’est calquée sur une vieille tradition mazdéenne, adorateurs du feu, et ces dernières années, beaucoup de militants iraniens se sont immolés par le feu pour protester. Si chez les crypto-chiites maghrébins, on préfère l’aspect sacrificiel par le sang, humain ou animal, Bouazizi, l’auto-immolateur tunisien, dont une avenue porte désormais le nom à Tunis, n’est pourtant pas le premier, même si la (déjà) trentaine de cas algériens avoue avoir été séduite par cet exemple.
En Tunisie même, fin décembre, un jeune s’immolait par le feu pour des raisons de cœur. En Algérie, depuis au moins six ans, un peu partout, pour différentes raisons, les gens s’allument, le cas le plus spectaculaire ayant été ce couple à Chlef qui s’est immolé par le feu et a brûlé sa maison avec leurs enfants dedans. Rejoignant un vieux rituel gaulois, suicide de guerriers sans espoir consistant à mettre le feu à sa maison et se précipiter dans les flammes.
Un mythe tchèque ?
A Prague, en 1969, un jeune étudiant s’immolait par le feu pour protester contre l’occupation soviétique, bientôt suivi par 24 autres. En 2003, pour protester contre la guerre en Irak, deux étudiants praguois se sont à leur tour immolés. Pour revenir en Algérie, il faut bien rapprocher cette forme de suicide aux attentats kamikazes, se tuer volontairement en adressant un message de pureté, indépendamment de l’acte, moral ou pas.
Si officiellement, l’origine du kamikaze est japonaise, les premiers attentats-suicide sont attribués à une secte, celle des Assassins de Hassan Sabbah, mystique politique qui envoyait des tueurs endoctrinés assassiner une personnalité, tout en sachant que le tueur ne s’en sortira pas. L’Algérie aura donc tout connu, après les kamikazes, ont suivi les harraga, qui «brûlent» littéralement, puis les auto-immolateurs qui se brûlent à leur tour.
Avec le recul, le règne Bouteflika aura été celui de ces harraga, phénomène ayant explosé au début des années 2000, mais aussi celui de l’immolation par le feu, phénomène tout récent, forme de suicide collectif géant. Triste bilan, surtout pour un homme qui, à l’origine, était venu éteindre les flammes. Qui les a rallumées ailleurs.
-Senouci Touati. Mostaganem : Je ne suis pas fou, j’ai voulu me sacrifier !
«J’encaisse depuis des années en silence. Khezit echitane (j’ai maudit le diable) et j’ai résisté à cette petite voix en moi qui me disait de le faire. Mais c’en était trop. Trop de hogra, trop de mépris, trop de détresse et aucune autre issue que la mort», raconte Touati Senouci, 34 ans, chômeur, le Mostaganémois qui a tenté de s’immoler par le feu samedi dernier et qui se remet à peine de ses blessures.
Bandages à la main et la jambe gauches, pansement sur la tête, Senouci a quitté l’hôpital depuis trois jours, mais il reste quelque peu déboussolé et a du mal à réaliser tout ce qui lui arrive. «C’était le seul moyen de dénoncer la hogra, le mépris, la mal-vie dans laquelle on s’engouffre», ajoute-t-il. Senouci s’est aspergé d’essence et n’a pas hésité à allumer le feu sur ses jambes, en face de la sûreté de wilaya de sa ville. Il a été secouru après avoir perdu connaissance.
A travers le pays, ils sont 11 à avoir tenté cette forme de contestation, à quelques jours ou heures d’intervalles, mais Senouci n’avait même pas entendu parler des autres cas déclarés ailleurs avant de passer à l’acte.
Seuil de révolte
«Pourquoi ne pas déclencher des émeutes, une mobilisation pacifique pour revendiquer au lieu d’importer des pratiques contraires à la religion ?», se demande une habitante du centre-ville. Adel, vendeur de cigarettes ambulant rencontré au boulevard Benyahia Abdelkader, à quelques mètres du lieu où Senouci a tenté de se suicider, répond : «Quand on arrive à un certain seuil de révolte et de souffrance, on ne peut qu’exploser.»
Et d’ajouter : «Ce n’est pas nouveau dans la région, mon frère s’est immolé par le feu en 2003, pour presque les mêmes raisons que Senouci : chômage, indifférence des autorités locales, hogra.» «J’ai voulu me sacrifier, je voulais faire entendre ma voix et servir la cause des autres que j’aurais laissé derrière moi», raconte Senouci. Pourquoi avoir tenté l’extrême ? «J’étais contractuel dans l’armée et j’ai été écarté en 2002 à cause d’un retard que j’ai fait alors que j’étais en permission. J’étais malade et je l’ai justifié. Depuis, j’ai perdu mon poste et je galère pour avoir droit à une pension. J’ai déposé des requêtes mais l’administration m’ignore», explique-t-il.
Senouci avait alors 22 ans. Depuis, il vit avec six membres de sa famille dans un F3 exigu. Il a déposé plusieurs demandes d’emploi restées sans suite, et n’a trouvé que la rue pour survivre : il gère le parking de la cité 5 Juillet 1962. «La semaine dernière, un homme s’est fait poignarder dans le quartier, j’ai alerté la police. Après qu’ils aient identifié l’agresseur, certains officiers m’ont harcelé pour que je témoigne, mais j’ai refusé, car je n’ai rien vu. Ils n’ont pas cessé alors de m’intimider pour me faire passer pour le témoin dont ils avaient besoin, c’en été trop», confie-t-il. «Il s’est brûlé et va brûler en enfer, son acte est méprisable», condamne un vieil homme adossé à l’un des murs mitoyens avec le siège de la sûreté de wilaya. Un autre ayant assisté à la scène souligne ne pas comprendre «cet effet de mode dans la détresse».
«Toute ma tête»
Certains condamnent, d’autres s’émeuvent alors que d’autres encore en profitent pour pointer du doigt les dirigeants politiques : «Ces jeunes sont livrés à eux-mêmes, c’est atroce», s’exclame Naïma, une habitante du quartier. D’autres encore, surtout du côté des autorités, préfèrent mettre ces signaux de détresse sur le compte de la… folie ! A quelques mètres du commissariat central de Mostaganem, un officier de policier esquisse un sourire dès que le nom de Senouci est prononcé : «C’est un malade mental, il ne voulait même pas mourir, c’était juste pour faire l’intéressant !», dit-il en manipulant son talkie-walkie. «S’il avait voulu se tuer, il aurait utilisé plus d’essence, cet homme est simplement fou», lâche l’officier qui résout aussi simplement le «cas» Senouci. Pour le représentant de la loi, il ne s’agit ni de contestation ni d’exemple tunisien à suivre.
Ce qu’en pense Senouci ? «Dès que j’ai repris connaissance, la police est venue me chercher de la maison pour prendre ma déposition et comprendre mes réelles motivations, ils ont reçu l’ordre de Hamel (patron de la DGSN, ndlr) disaient-ils. Ils m’ont aussi emmené chez un psychiatre avec qui j’ai discuté et qui a bien compris que malgré cet acte de désespoir, j’avais toute ma tête. Je ne les laisserai pas me faire passer pour un fou!», explique-t-il calmement.
-Fatema. Sidi Bel Abbès : Je n’ai pas supporté de voir ma mère humiliée à l’APC
«Je voulais mourir, je veux encore mourir», s’exclame Fatema sur un ton suppliant. Première Algérienne à avoir tenté de s’immoler, cette quadragénaire, divorcée, ne regrette pas son acte. C’est la première chose qu’elle précise après avoir soulevé le rideau de la porte d’entrée de l’habitation où elle vit à Bordj Djaâfar, un village au sud de Sidi Bel Abbès. Assise sur un tapis qui centre une pièce quasiment vide, Fatema montre du doigt les deux pièces de sa maison en énumérant les membres de la famille Abou : dix personnes. «On vit avec la pension de ma mère, 6000 DA par mois, et personne ne travaille à la maison», précise-t-elle.
Il y a 20 ans, alors fraîchement mariée à un homme de Tellagh, elle rêvait d’une vie paisible et simple, mais sept mois passés sans tomber enceinte ont mis fin à ce rêve.
Depuis, elle résiste aux pressions de ses frères qui ne veulent plus d’elle, notamment parce qu’elle ne s’entend pas avec l’une de ses belles sœurs. Demandes de logement et d’emploi déposées à l’APC sont restées sans suite : «Ils n’ont même pas voulu me recruter comme femme de ménage parce que je suis divorcée et sans enfant, la loi ne le permet pas, disent-ils.» Lundi dernier, une rumeur circulait dans le quartier : «L’APC a lancé une opération de restauration des habitations précaires.»
Fatema raconte que sa mère s’est présentée, mais a été sévèrement rabrouée : «Je n’ai pas supporté de la voir éplorée et humiliée, je suis donc allée à l’APC de Sidi Ali Benyoub. Ils m’ont dit que dix cas ont été choisis, on a retiré notre dossier de la liste en me précisant que si ça ne me plaisait pas, je n’avais qu’à me plaindre ! Jai pris de l’essence de la moto de mon frère et je suis repartie à l’APC. Je voulais qu’ils me voient mourir.»
L’émotion est trop forte, Fatema éclate en sanglots puis se calme pour poursuivre : «Je me suis aspergée d’essence mais un policier m’a confisqué le briquet.» Elle ajoute : «Je voulais juste mourir.» Mais elle n’a déjà plus de mots. Sa mère poursuit : «Une délégation envoyée par le wali est venue visiter notre habitation ce matin. A-t-on le droit d’espérer ?»
Chawki Amari, Mélanie Matarese, Ramdane Koubabi, Ghellab Smail
A la source, le feu
Un peu d’ordre. Après l’eau, source de toutes les choses, la terre, matière première d’Adam, il y a le feu, essence de Satan, troisième élément de la création chez les musulmans, mais premier ailleurs, chez les Grecs ou les Mazdéens perses par exemple. Sacrificiel et purificateur comme l’enfer, le feu est tout autant un mythe oriental qu’un instrument politique, compris entre désespoir et protestation.
Première cause de décès chez les femmes en Inde, l’immolation par le feu est partout présente dans la tradition hindouiste et bouddhiste. Tout le monde se rappelle dans les années 1970 ces bonzes entrant tranquillement dans un feu pour protester contre l’invasion américaine. Ou du Tibétain en 1998, criant «Vive le dalaï-lama», entrant sagement dans son propre feu, ou encore des cinq membres de la secte Falungong immolés sur la place Tiananmen en 2001.
Recoupée par la tradition chiite, l’immolation par le feu s’est calquée sur une vieille tradition mazdéenne, adorateurs du feu, et ces dernières années, beaucoup de militants iraniens se sont immolés par le feu pour protester. Si chez les crypto-chiites maghrébins, on préfère l’aspect sacrificiel par le sang, humain ou animal, Bouazizi, l’auto-immolateur tunisien, dont une avenue porte désormais le nom à Tunis, n’est pourtant pas le premier, même si la (déjà) trentaine de cas algériens avoue avoir été séduite par cet exemple.
En Tunisie même, fin décembre, un jeune s’immolait par le feu pour des raisons de cœur. En Algérie, depuis au moins six ans, un peu partout, pour différentes raisons, les gens s’allument, le cas le plus spectaculaire ayant été ce couple à Chlef qui s’est immolé par le feu et a brûlé sa maison avec leurs enfants dedans. Rejoignant un vieux rituel gaulois, suicide de guerriers sans espoir consistant à mettre le feu à sa maison et se précipiter dans les flammes.
Un mythe tchèque ?
A Prague, en 1969, un jeune étudiant s’immolait par le feu pour protester contre l’occupation soviétique, bientôt suivi par 24 autres. En 2003, pour protester contre la guerre en Irak, deux étudiants praguois se sont à leur tour immolés. Pour revenir en Algérie, il faut bien rapprocher cette forme de suicide aux attentats kamikazes, se tuer volontairement en adressant un message de pureté, indépendamment de l’acte, moral ou pas.
Si officiellement, l’origine du kamikaze est japonaise, les premiers attentats-suicide sont attribués à une secte, celle des Assassins de Hassan Sabbah, mystique politique qui envoyait des tueurs endoctrinés assassiner une personnalité, tout en sachant que le tueur ne s’en sortira pas. L’Algérie aura donc tout connu, après les kamikazes, ont suivi les harraga, qui «brûlent» littéralement, puis les auto-immolateurs qui se brûlent à leur tour.
Avec le recul, le règne Bouteflika aura été celui de ces harraga, phénomène ayant explosé au début des années 2000, mais aussi celui de l’immolation par le feu, phénomène tout récent, forme de suicide collectif géant. Triste bilan, surtout pour un homme qui, à l’origine, était venu éteindre les flammes. Qui les a rallumées ailleurs.
-Senouci Touati. Mostaganem : Je ne suis pas fou, j’ai voulu me sacrifier !
«J’encaisse depuis des années en silence. Khezit echitane (j’ai maudit le diable) et j’ai résisté à cette petite voix en moi qui me disait de le faire. Mais c’en était trop. Trop de hogra, trop de mépris, trop de détresse et aucune autre issue que la mort», raconte Touati Senouci, 34 ans, chômeur, le Mostaganémois qui a tenté de s’immoler par le feu samedi dernier et qui se remet à peine de ses blessures.
Bandages à la main et la jambe gauches, pansement sur la tête, Senouci a quitté l’hôpital depuis trois jours, mais il reste quelque peu déboussolé et a du mal à réaliser tout ce qui lui arrive. «C’était le seul moyen de dénoncer la hogra, le mépris, la mal-vie dans laquelle on s’engouffre», ajoute-t-il. Senouci s’est aspergé d’essence et n’a pas hésité à allumer le feu sur ses jambes, en face de la sûreté de wilaya de sa ville. Il a été secouru après avoir perdu connaissance.
A travers le pays, ils sont 11 à avoir tenté cette forme de contestation, à quelques jours ou heures d’intervalles, mais Senouci n’avait même pas entendu parler des autres cas déclarés ailleurs avant de passer à l’acte.
Seuil de révolte
«Pourquoi ne pas déclencher des émeutes, une mobilisation pacifique pour revendiquer au lieu d’importer des pratiques contraires à la religion ?», se demande une habitante du centre-ville. Adel, vendeur de cigarettes ambulant rencontré au boulevard Benyahia Abdelkader, à quelques mètres du lieu où Senouci a tenté de se suicider, répond : «Quand on arrive à un certain seuil de révolte et de souffrance, on ne peut qu’exploser.»
Et d’ajouter : «Ce n’est pas nouveau dans la région, mon frère s’est immolé par le feu en 2003, pour presque les mêmes raisons que Senouci : chômage, indifférence des autorités locales, hogra.» «J’ai voulu me sacrifier, je voulais faire entendre ma voix et servir la cause des autres que j’aurais laissé derrière moi», raconte Senouci. Pourquoi avoir tenté l’extrême ? «J’étais contractuel dans l’armée et j’ai été écarté en 2002 à cause d’un retard que j’ai fait alors que j’étais en permission. J’étais malade et je l’ai justifié. Depuis, j’ai perdu mon poste et je galère pour avoir droit à une pension. J’ai déposé des requêtes mais l’administration m’ignore», explique-t-il.
Senouci avait alors 22 ans. Depuis, il vit avec six membres de sa famille dans un F3 exigu. Il a déposé plusieurs demandes d’emploi restées sans suite, et n’a trouvé que la rue pour survivre : il gère le parking de la cité 5 Juillet 1962. «La semaine dernière, un homme s’est fait poignarder dans le quartier, j’ai alerté la police. Après qu’ils aient identifié l’agresseur, certains officiers m’ont harcelé pour que je témoigne, mais j’ai refusé, car je n’ai rien vu. Ils n’ont pas cessé alors de m’intimider pour me faire passer pour le témoin dont ils avaient besoin, c’en été trop», confie-t-il. «Il s’est brûlé et va brûler en enfer, son acte est méprisable», condamne un vieil homme adossé à l’un des murs mitoyens avec le siège de la sûreté de wilaya. Un autre ayant assisté à la scène souligne ne pas comprendre «cet effet de mode dans la détresse».
«Toute ma tête»
Certains condamnent, d’autres s’émeuvent alors que d’autres encore en profitent pour pointer du doigt les dirigeants politiques : «Ces jeunes sont livrés à eux-mêmes, c’est atroce», s’exclame Naïma, une habitante du quartier. D’autres encore, surtout du côté des autorités, préfèrent mettre ces signaux de détresse sur le compte de la… folie ! A quelques mètres du commissariat central de Mostaganem, un officier de policier esquisse un sourire dès que le nom de Senouci est prononcé : «C’est un malade mental, il ne voulait même pas mourir, c’était juste pour faire l’intéressant !», dit-il en manipulant son talkie-walkie. «S’il avait voulu se tuer, il aurait utilisé plus d’essence, cet homme est simplement fou», lâche l’officier qui résout aussi simplement le «cas» Senouci. Pour le représentant de la loi, il ne s’agit ni de contestation ni d’exemple tunisien à suivre.
Ce qu’en pense Senouci ? «Dès que j’ai repris connaissance, la police est venue me chercher de la maison pour prendre ma déposition et comprendre mes réelles motivations, ils ont reçu l’ordre de Hamel (patron de la DGSN, ndlr) disaient-ils. Ils m’ont aussi emmené chez un psychiatre avec qui j’ai discuté et qui a bien compris que malgré cet acte de désespoir, j’avais toute ma tête. Je ne les laisserai pas me faire passer pour un fou!», explique-t-il calmement.
-Fatema. Sidi Bel Abbès : Je n’ai pas supporté de voir ma mère humiliée à l’APC
«Je voulais mourir, je veux encore mourir», s’exclame Fatema sur un ton suppliant. Première Algérienne à avoir tenté de s’immoler, cette quadragénaire, divorcée, ne regrette pas son acte. C’est la première chose qu’elle précise après avoir soulevé le rideau de la porte d’entrée de l’habitation où elle vit à Bordj Djaâfar, un village au sud de Sidi Bel Abbès. Assise sur un tapis qui centre une pièce quasiment vide, Fatema montre du doigt les deux pièces de sa maison en énumérant les membres de la famille Abou : dix personnes. «On vit avec la pension de ma mère, 6000 DA par mois, et personne ne travaille à la maison», précise-t-elle.
Il y a 20 ans, alors fraîchement mariée à un homme de Tellagh, elle rêvait d’une vie paisible et simple, mais sept mois passés sans tomber enceinte ont mis fin à ce rêve.
Depuis, elle résiste aux pressions de ses frères qui ne veulent plus d’elle, notamment parce qu’elle ne s’entend pas avec l’une de ses belles sœurs. Demandes de logement et d’emploi déposées à l’APC sont restées sans suite : «Ils n’ont même pas voulu me recruter comme femme de ménage parce que je suis divorcée et sans enfant, la loi ne le permet pas, disent-ils.» Lundi dernier, une rumeur circulait dans le quartier : «L’APC a lancé une opération de restauration des habitations précaires.»
Fatema raconte que sa mère s’est présentée, mais a été sévèrement rabrouée : «Je n’ai pas supporté de la voir éplorée et humiliée, je suis donc allée à l’APC de Sidi Ali Benyoub. Ils m’ont dit que dix cas ont été choisis, on a retiré notre dossier de la liste en me précisant que si ça ne me plaisait pas, je n’avais qu’à me plaindre ! Jai pris de l’essence de la moto de mon frère et je suis repartie à l’APC. Je voulais qu’ils me voient mourir.»
L’émotion est trop forte, Fatema éclate en sanglots puis se calme pour poursuivre : «Je me suis aspergée d’essence mais un policier m’a confisqué le briquet.» Elle ajoute : «Je voulais juste mourir.» Mais elle n’a déjà plus de mots. Sa mère poursuit : «Une délégation envoyée par le wali est venue visiter notre habitation ce matin. A-t-on le droit d’espérer ?»
Chawki Amari, Mélanie Matarese, Ramdane Koubabi, Ghellab Smail
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