Ci-dessous, un texte trés émouvant signé Leïla Aslaoui, une femme démocrate, courageuse et dont le patriotisme ne se dément pas.
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Lettre à mon père - Aux enfants des victimes du terrorisme qui ont fait le serment de ne pas pardonner à Nesma et Rachad
Tôt ce matin, je me suis recueilli sur ta tombe. Je l’ai fleurie, puis j’ai posé ma tête sur ton épaule et me mis à te raconter une foule de choses. Toutes ces choses enfouies en moi, que toi seul connais. J’ai pris l’habitude de te parler depuis ce jour où accompagné de ma mère, celle-ci me dit : «Tu peux tout lui dire, les morts sont tout ouïe.» La première fois, les mots qui me brûlaient les lèvres ne venaient pas.
«Absurde ! me disais-je. Comment donc une pierre tombale glaciale, pouvait-elle accomplir ce miracle ?» peu à peu je m’habituai à ces moments d’intimité. Nous deux, père et personne d’autre. Dans ces lieux de repos éternel toi et moi pour nous connaître, puisqu’ils ne nous ont pas accordé ce droit. Eux tes assassins. N’est-ce pas déraisonnable, diraient certains, de commencer ma journée de collégien avec une telle morbidité ? A quoi bon leur répondre puisqu’ils se sont octroyé le droit de rendre leur sentence : «Allons donc ! la vie continue» ou encore : «La vie reprend ses droits ?». Bavards... verbeux... ennuyeux ô père, si seulement ils pouvaient se taire ! Aujourd’hui père, je voudrai que tu dises à ton fils ce qu’est la mort. Oui père, qu’est-ce que la mort ? Est-ce cette séparation qui fait si mal ? Est-ce un voyage sans retour ? un dernier baiser que tu as posé sur ma joue de bébé tandis que je dormais encore, le matin funeste où tes tueurs t’attendaient ? Est-ce un ultime souhait ? Lequel as-tu formulé ce matin-là, père ? La mort était dans la maison, elle était penchée sur mon berceau et je dormais. J’avais six mois et j’ignorais que je ne te connaîtrai jamais.
J’ai treize ans aujourd’hui, je suis ton fils père et les souvenirs de ma mère sont mes souvenirs. Mes seuls souvenirs, c’est elle qui m’a dit comment tu es tombé à terre après la première balle, comment tu as tenté de te relever. Le second tueur a tiré... tiré. Il ne t’a laissé aucune chance. C’était en 1993. Ceux qui t’accompagnèrent à ta dernière demeure dirent que tu étais jeune pour mourir. Tu venais de fêter ta trente-cinquième année. As-tu seulement choisi d’être une victime ? As-tu choisi de mourir criblé de balles ? Aujourd’hui, peux-tu dire à ton fils qui sont donc les mères de ces monstres, capables telle une bête féroce, de saigner, de lacérer un homme sans défense ? Je veux seulement que tu me répondes. Que tu dises à ton fils comment il est possible de se créer une vie après la dévastation ? Avoir de bonnes notes, être un bon, voire excellent élève, passer des examens, embrasser une profession ? Oui père, je te fais le serment de ne jamais te décevoir mais je te supplie de me dire comment ont-ils pensé que toutes ces choses ensevelies en moi, ces choses cruelles qui me rongent la vie allaient être balayées d’un revers de la main appelé «décret pour la paix et la réconciliation» ? Que de fois aije dit à maman : «N’en parlons plus !» croyant me préserver en faisant de ton assassinat un effroyable silence. Mon silence. Mon supplice muet.
Soudain, le jour où ils ont décidé que toi et tes bourreaux étiez égaux, ma blessure s’est mise à saigner à nouveau. Le mal est aussi présent qu’au jour où il est survenu. Vois père, ton fils ne pleure jamais. Parce que je n’ai jamais su pleurer ton absence. Tu es en moi... tu es en moi et j’entends cette voix sourde gronder en moi. Elle dit qu’elle a tout son temps... qu’elle attend... elle me fait peur et elle attend... Tu es en moi père. Ma violence aussi. Je suis seul à la voir, à l’entendre. Elle gronde... gronde et me fait peur. Père, peux-tu dire à ton fils ce qu’est le pardon ? J’ai eu beau chercher dans les livres, je n’ai trouvé aucune réponse à même de me satisfaire. Père, peut-on pardonner à la place des morts ? Père, peut-on pardonner à la place des vivants et des morts ? Père, peut-on pardonner à ceux qui n’ont pas imploré mon pardon ? J’aurais pu vivre heureux à tes côtés, j’aurais pu profiter de ton savoir, de ton intelligence, toi qui fus exécuté parce que intellectuel. J’aurais pu goûter à ton affection. Tu aurais pu chérir ton fils. J’avais six mois, tu avais trente-cinq ans. Je ne devais pas vivre orphelin.
Tu ne devais pas mourir assassiné. Maman ne devait pas être veuve. Assassiné ! voilà bien un mot qui m’est familier. Peut-être est-ce au berceau qu’il a résonné dans mes oreilles ? Il s’est approprié ma vie et il me hante de jour comme de nuit. On ne peut pas oublier ASSASSINE. Et aujourd’hui père, ils croient pouvoir me sommer de jeter aux orties ton souvenir. En 1993, tu fus assassiné. Cela a été. Cela a existé. Cela sera pour toujours. Je suis ton fils, père et tu es en moi. Repose en paix père, tu ne dois rien à ton fils. Tu lui a donné plus que la vie, plus qu’un parchemin, la fierté de porter ton nom et d’être l’héritier d’une magnifique page d’histoire. Douloureuse, mais si belle ! Tu es mon père, le républicain victime de leur haine et de leur barbarie. Eux tes bourreaux. Eux auxquels ton fils ne pardonnera jamais. Je t’en fais le serment père.
Ton fils bien-aimé
(c) Le soir d'Algérie
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Lettre à mon père - Aux enfants des victimes du terrorisme qui ont fait le serment de ne pas pardonner à Nesma et Rachad
Tôt ce matin, je me suis recueilli sur ta tombe. Je l’ai fleurie, puis j’ai posé ma tête sur ton épaule et me mis à te raconter une foule de choses. Toutes ces choses enfouies en moi, que toi seul connais. J’ai pris l’habitude de te parler depuis ce jour où accompagné de ma mère, celle-ci me dit : «Tu peux tout lui dire, les morts sont tout ouïe.» La première fois, les mots qui me brûlaient les lèvres ne venaient pas.
«Absurde ! me disais-je. Comment donc une pierre tombale glaciale, pouvait-elle accomplir ce miracle ?» peu à peu je m’habituai à ces moments d’intimité. Nous deux, père et personne d’autre. Dans ces lieux de repos éternel toi et moi pour nous connaître, puisqu’ils ne nous ont pas accordé ce droit. Eux tes assassins. N’est-ce pas déraisonnable, diraient certains, de commencer ma journée de collégien avec une telle morbidité ? A quoi bon leur répondre puisqu’ils se sont octroyé le droit de rendre leur sentence : «Allons donc ! la vie continue» ou encore : «La vie reprend ses droits ?». Bavards... verbeux... ennuyeux ô père, si seulement ils pouvaient se taire ! Aujourd’hui père, je voudrai que tu dises à ton fils ce qu’est la mort. Oui père, qu’est-ce que la mort ? Est-ce cette séparation qui fait si mal ? Est-ce un voyage sans retour ? un dernier baiser que tu as posé sur ma joue de bébé tandis que je dormais encore, le matin funeste où tes tueurs t’attendaient ? Est-ce un ultime souhait ? Lequel as-tu formulé ce matin-là, père ? La mort était dans la maison, elle était penchée sur mon berceau et je dormais. J’avais six mois et j’ignorais que je ne te connaîtrai jamais.
J’ai treize ans aujourd’hui, je suis ton fils père et les souvenirs de ma mère sont mes souvenirs. Mes seuls souvenirs, c’est elle qui m’a dit comment tu es tombé à terre après la première balle, comment tu as tenté de te relever. Le second tueur a tiré... tiré. Il ne t’a laissé aucune chance. C’était en 1993. Ceux qui t’accompagnèrent à ta dernière demeure dirent que tu étais jeune pour mourir. Tu venais de fêter ta trente-cinquième année. As-tu seulement choisi d’être une victime ? As-tu choisi de mourir criblé de balles ? Aujourd’hui, peux-tu dire à ton fils qui sont donc les mères de ces monstres, capables telle une bête féroce, de saigner, de lacérer un homme sans défense ? Je veux seulement que tu me répondes. Que tu dises à ton fils comment il est possible de se créer une vie après la dévastation ? Avoir de bonnes notes, être un bon, voire excellent élève, passer des examens, embrasser une profession ? Oui père, je te fais le serment de ne jamais te décevoir mais je te supplie de me dire comment ont-ils pensé que toutes ces choses ensevelies en moi, ces choses cruelles qui me rongent la vie allaient être balayées d’un revers de la main appelé «décret pour la paix et la réconciliation» ? Que de fois aije dit à maman : «N’en parlons plus !» croyant me préserver en faisant de ton assassinat un effroyable silence. Mon silence. Mon supplice muet.
Soudain, le jour où ils ont décidé que toi et tes bourreaux étiez égaux, ma blessure s’est mise à saigner à nouveau. Le mal est aussi présent qu’au jour où il est survenu. Vois père, ton fils ne pleure jamais. Parce que je n’ai jamais su pleurer ton absence. Tu es en moi... tu es en moi et j’entends cette voix sourde gronder en moi. Elle dit qu’elle a tout son temps... qu’elle attend... elle me fait peur et elle attend... Tu es en moi père. Ma violence aussi. Je suis seul à la voir, à l’entendre. Elle gronde... gronde et me fait peur. Père, peux-tu dire à ton fils ce qu’est le pardon ? J’ai eu beau chercher dans les livres, je n’ai trouvé aucune réponse à même de me satisfaire. Père, peut-on pardonner à la place des morts ? Père, peut-on pardonner à la place des vivants et des morts ? Père, peut-on pardonner à ceux qui n’ont pas imploré mon pardon ? J’aurais pu vivre heureux à tes côtés, j’aurais pu profiter de ton savoir, de ton intelligence, toi qui fus exécuté parce que intellectuel. J’aurais pu goûter à ton affection. Tu aurais pu chérir ton fils. J’avais six mois, tu avais trente-cinq ans. Je ne devais pas vivre orphelin.
Tu ne devais pas mourir assassiné. Maman ne devait pas être veuve. Assassiné ! voilà bien un mot qui m’est familier. Peut-être est-ce au berceau qu’il a résonné dans mes oreilles ? Il s’est approprié ma vie et il me hante de jour comme de nuit. On ne peut pas oublier ASSASSINE. Et aujourd’hui père, ils croient pouvoir me sommer de jeter aux orties ton souvenir. En 1993, tu fus assassiné. Cela a été. Cela a existé. Cela sera pour toujours. Je suis ton fils, père et tu es en moi. Repose en paix père, tu ne dois rien à ton fils. Tu lui a donné plus que la vie, plus qu’un parchemin, la fierté de porter ton nom et d’être l’héritier d’une magnifique page d’histoire. Douloureuse, mais si belle ! Tu es mon père, le républicain victime de leur haine et de leur barbarie. Eux tes bourreaux. Eux auxquels ton fils ne pardonnera jamais. Je t’en fais le serment père.
Ton fils bien-aimé
(c) Le soir d'Algérie
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