"Après leur conquête de l'Espagne, les Arabes firent de fréquentes incursions en
France, mais rien n'indique qu'ils aient jamais songé à s'y établir sérieusement. Ainsi
qu'on l'a fait justement remarquer, le climat trop froid de ce pays ne pouvait guère les
tenter. Ce n'était que dans les régions tempérées du midi qu'ils pouvaient prospérer, et
ce ne fut, en effet, que dans les parties les plus méridionales de la France qu'ils
séjournèrent pendant longtemps.
Lorsque les Arabes parurent en France au huitième siècle de notre ère, le pays
était gouverné par des princes connus sous le nom de rois fainéants. Livré à la plus
complète anarchie féodale, il offrait une proie facile aux envahisseurs. Aussi ces
derniers s'emparèrent-ils sans peine de la plupart des villes du midi. Après avoir
conquis Narbonne dans le Languedoc, et avoir assiégé inutilement en 721 Toulouse,
capitale de l'Aquitaine, ils prirent successivement Carcassonne, Nîmes, Lyon, Mâcon,
Autun, etc., et se répandirent dans toute la vallée du Rhône, dans le Dauphiné et la
Bourgogne.
Toute la moitié de la France actuelle, depuis les bords de la Loire jusqu'à la
Franche-Comté, fut graduellement envahie par eux. Leur intention n'étant pas de se
fixer définitivement dans le pays, ils se bornaient à occuper militairement des points
importants destinés à servir de centres pour diriger de nouvelles incursions dans les
régions où ils espéraient trouver occasion de faire du butin.
La plus importante de ces incursions fut celle que commandait Abdérame, et
qu'arrêta près de Poitiers, en 732 de notre ère, Charles Martel.
Après avoir réuni une armée assez importante en Espagne, Abdérame passa la
Garonne, s'empara de Bordeaux malgré la résistance des Aquitains et des Vascons,
commandés par le duc Eudes, puis se dirigea vers Poitiers.
Eudes alla implorer le secours de Charles Martel qui, avec le titre de maire du
palais, régnait, au nom de deux faibles rois mérovingiens, sur l'Austrasie et la
Neustrie. « Plusieurs seigneurs français, dit un chroniqueur arabe, étant allés se
plaindre à Charles de l'excès des maux occasionnés par les musulmans, et parlant de
la honte qui devait rejaillir sur le pays, si on laissait ainsi des hommes armés à la
légère, et en général dénués de tout appareil militaire, braver des guerriers munis de
cuirasses et armés de tout ce que la guerre peut offrir de plus terrible, Charles
répondit : « Laissez-les faire, ils sont au moment de leur plus grande audace, et
comme un torrent qui renverse tout sur son passage. L'enthousiasme leur tient lieu de
cuirasses, et le courage, de place forte. Mais quand leurs mains seront pleines de
butin, quand ils auront pris du goût pour les belles demeures et les aises de la vie,
quand l'ambition se sera emparée des chefs, que la division aura pénétré dans leurs
rangs, alors nous irons à eux, sûrs de la victoire. » Le raisonnement de Charles Martel
était juste, mais il fallait que la terreur qu'inspiraient les Arabes fût bien grande pour
qu'on préférât les laisser d'abord piller les pays qu'ils traversaient, plutôt que de tâcher
de les arrêter.
Abdérame put donc continuer sans crainte sa marche triomphale, ravager les
fertiles plaines qui séparent Bordeaux de Tours et s'emparer des richesses des villes.
La règle invariable des Arabes étant, comme nous l'avons vu par de nombreux
exemples, de ne jamais se livrer au pillage dans les pays où ils voulaient s'établir, la
conduite d'Abdérame suffirait à prouver à elle seule qu'en venant en France, il ne
rêvait qu'une expédition fructueuse. Elle le fut tellement du reste que quand les
Arabes arrivèrent près de Tours, ils étaient entravés par leur butin au point de ne plus
pouvoir avancer qu'avec peine. Apprenant l'arrivée de Charles Martel, qui avait
convoqué dans un ban général les guerriers des royaumes réunis précédemment sous
le sceptre de Clovis, Abdérame pensa que le moment de la retraite était venu et
redescendit vers Poitiers. Suivi de près par Charles Martel, il finit par se décider à lui
livrer bataille.
L'armée de Charles Martel se composait de Bourguignons, d'Allemands, de
Gaulois, et celle d'Abdérame d'Arabes et de Berbères. Le combat resta indécis une
partie de la journée, mais le soir, un corps de soldats francs s'étant détaché du gros de
l'armée pour se porter vers le camp des musulmans, ces derniers quittèrent le champ
de bataille en désordre pour aller défendre leur butin, et cette manoeuvre maladroite
entraîna leur perte. Ils durent battre en retraite et retourner dans les provinces du sud.
Charles Martel les suivit de loin. Arrivé devant Narbonne, il l'assiégea inutilement, et
s'étant mis alors, suivant l'habitude de l'époque, à piller tous les pays environnants, les
seigneurs chrétiens s'allièrent aux Arabes pour se débarrasser de lui, et l'obligèrent à
battre en retraite. Bientôt remis de l'échec que leur avait infligé Charles Martel, les
musulmans continuèrent à occuper leurs anciennes positions, et se maintiennent
encore en France pendant deux siècles. En 737, le gouverneur de Marseille leur livre
la Provence, et ils occupent Arles. En 889, nous les retrouvons encore à Saint-Tropez,
et ils se maintiennent en Provence jusqu'à la fin du dixième siècle. En 935, ils pénètrent
dans le Valais et la Suisse. Suivant quelques auteurs, ils seraient même arrivés
jusqu'à Metz.
Le séjour des Arabes en France, plus de deux siècles après Charles Martel, nous
prouve que la victoire de ce dernier n'eut en aucune façon l'importance que lui attribuent
tous les historiens. Charles Martel, suivant eux, aurait sauvé l'Europe et la
chrétienté. Mais cette opinion, bien qu'universellement admise, nous semble entièrement
privée de fondement. L'expédition d'Abdérame n'était qu'une campagne destinée
à enrichir ses soldats, en leur procurant l'occasion de faire un riche butin. Sans le fils
de Pepin d'Héristal, l'expédition se fût terminée par le pillage de Tours et de quelques
autres villes, et les Arabes se fussent, suivant leur habitude, éloignés pour reparaître
sans doute les années suivantes, jusqu'au jour où ils eussent rencontré une coalition
capable de les repousser. Charles Martel ne réussit à les chasser d'aucune des villes
qu'ils occupaient militairement. Il fut obligé définitivement de battre en retraite
devant eux et de les laisser continuer à occuper tranquillement tous les pays dont ils
s'étaient emparés. Le seul résultat appréciable de sa victoire fut de rendre les Arabes
moins aventureux dans leurs razzias vers le nord de la France ; résultat utile,
assurément, mais insuffisant tout à fait à justifier l'importance attribuée à la victoire
du guerrier franc. (...)
La Civilisation Des Arabes Ebook PDF
Description du livre :
Livres I (Le milieu et la race) et II (Les origines de la civilisation Arabe)
Livre III (L'empire des Arabes)
Livres IV (Les moeurs et les institutions des Arabes)
Livres V (La civilisation des Arabes) et VI (La décadence de la civilisation Arabe)
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