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"L'attitude de la France à l'égard de la Tunisie n'est pas accidentelle"

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  • "L'attitude de la France à l'égard de la Tunisie n'est pas accidentelle"

    Par Marc Epstein, publié le 02/02/2011



    LEXPRESS.fr publie le coup de gueule de deux universitaire contre la faiblesse de la recherche consacrée au Maghreb. C'est la principale origine, selon eux, de la surprise totale ressentie à Paris face à la révolution tunisienne.

    LEXPRESS.fr publie le salutaire coup de gueule de deux universitaires, Khadija Mohsen-Finan (Paris VIII) et Pierre Vermeren (Paris I), contre la faiblesse de la recherche consacrée au Maghreb. C'est la principale origine, selon eux, de la surprise totale ressentie à Paris face à la révolution tunisienne.
    Dans leur texte, les auteurs dénoncent le conformisme des diplomates et l'aveuglement des politiques. Sur ce dernier point, une récente déclaration de la ministre des Affaires étrangères semble leur donner raison. Le 22 janvier, trois jours avant les premières manifestations hostiles au régime de Moubarak, Michèle Alliot-Marie, en visite au Caire, a loué « l'Etat égyptien, avec ses caractéristiques de démocratie et de tolérance », saluant en particulier « l'unité nationale ». Ces propos étaient tenus dix jours après que la chef de notre diplomatie ait vanté le savoir-faire français pour « régler les situations sécuritaires », lors d'un débat à l'Assemblée nationale sur la contestation du régime de Ben Ali en Tunisie.
    L'angle mort de la recherche française sur le Maghreb
    Les Tunisiens se souviendront longtemps du 14 janvier, quand l'édifice du système Ben Ali s'est écroulé comme un château de cartes, révélant une fragilité insoupçonnée. Mais ils garderont aussi à l'esprit ceux qui les ont aidé à fracturer "le mur de Berlin arabe", et ceux qui ont tenté, jusqu'au dernier souffle, de le colmater, en proposant à la Tunisie le "savoir-faire français" en matière de "technique de maintien de l'ordre". Car au-delà de la formule, il s'agissait d'étouffer le cri de colère, de haine et de révolte de jeunes gens réclamant du travail, de la dignité, et la liberté. Liberté, égalité...
    La France a mal évalué la situation, nous dit-on. En effet, cette erreur d'appréciation a profondément choqué les Maghrébins, et désorienté les Européens du Nord, habitués à suivre la position française en ce domaine. Par la voix de son ministre des Affaires étrangères, la France proposait d'apporter une réponse sécuritaire à une crise politique profonde, en passe d'emporter un régime honni.
    Cette déclaration n'a pourtant guère surpris les rares chercheurs qui travaillent sur le Maghreb. Pour eux, cet aveuglement tient au fait que la France ne connaît plus le Maghreb, ni ne se donne les moyens de le connaître. La langue arabe, qui est devenue celle des États vis-à-vis de leurs sociétés, n'est qu'exceptionnellement maîtrisée. Quant aux langues de communication courante, l'arabe dialectal maghrébin (darijat) et les langues amazighes (berbères), elles sont tout simplement ignorées. Tout se passe comme si la langue française, qui n'est réellement maîtrisée que par une minorité de Maghrébins, était un véhicule universel de communication.
    De ce fait, la France politique, journalistique et économique, comme celle des experts, a construit une image simpliste des trois pays du Maghreb central. L'Algérie est considérée comme un pays "difficile". Le Maroc a la palme de l'ouverture et du développement. Et la Tunisie était un "pôle de stabilité avec 5% de croissance, en dépit de menus problèmes dans la gestion des droits de l'homme".
    Les chercheurs n'ont pourtant cessé de montrer que l'islamisme fleurit dans les sociétés bloquées, corrompues et autoritaires
    Nul besoin de dépasser ces clichés puisque, comparé au Proche-Orient, "il ne se passait rien au Maghreb". La France et l'Union européenne voulurent voir dans leur immobile glacis maghrébin le fruit d'une gouvernance ayant des vertus particulières. Les pouvoirs en place y constituaient un "rempart" contre l'islamisme. Et ils empêchaient une émigration incontrôlable vers l'Europe.
    Les chercheurs n'ont pourtant cessé de montrer que l'islamisme fleurit dans les sociétés bloquées, corrompues et autoritaires. Et l'on observe aisément que, sans un filet continu d'émigration, ces régimes ne pouvaient subsister. Mais ni la diplomatie ni l'exécutif français n'en avaient cure, du fait de leurs « contraintes » propres...
    C'est probablement au nom de ces "contraintes", que le "statut avancé" de l'Union européenne est généreusement octroyé, au risque de le vider de son sens. Le Maroc en bénéficie déjà, malgré la régression en matière de libertés publiques. Et depuis 2008, des négociations sont menées pour l'attribuer à la Tunisie, "en signe d'encouragement, pour qu'elle amorce des réformes en matière de gouvernance".
    L'attribution abusive par l'UE du statut avancé instaure une relation particulière avec les Etats du Sud de la Méditerranée. Les paramètres d'attribution, qui sont flous, découragent l'action des Maghrébins à revendiquer une meilleure gouvernance, une ouverture politique, et les conditions d'un Etat de droit. Par rapport aux exigences qui furent adressées aux pays de l'Est, il s'agit d'un véritable marché de dupes.
    L'attribution abusive par l'UE du statut avancé décourage l'action des Maghrébins à revendiquer une meilleure gouvernance
    Fondées sur des intérêts bien compris, ces relations ne font aucune part à la connaissance réelle de ces pays. En témoigne l'indigence de la recherche sur le Maghreb en France. À Sciences-Pô comme à l'ENA, qui forment diplomates et administrateurs, l'objet Maghreb n'existe quasiment plus. À Aix-en-Provence, qui fut le principal pôle de la connaissance de la région, le Maghreb se réduit comme une peau de chagrin. Dans les universités, les postes de professeurs fondent chaque année depuis quinze ans, et les perspectives sont très sombres. En outre, les moyens de la recherche sont limités, faute d'équipes et laboratoires de recherches. Certes, il existe des centres de recherches français à Rabat et à Tunis, mais leurs moyens sont très réduits, sous la tutelle du Ministère des Affaires étrangères.
    Quant aux think tanks, ils se contentent de répondre aux demandes de leurs commanditaires, et sont de ce fait tenus de s'adapter à l'inertie dominante, en prenant soin de ne pas avancer la moindre idée iconoclaste. Ce conformisme ambiant rend inaudibles les quelques chercheurs qui, s'appuyant sur des sources et investigations de terrain, tentent d'éclairer la réalité des systèmes politiques, militaires et économiques, le comportement des élites, la frustration des sociétés et les dérives dynastiques.
    Qu'une poignée de francs-tireurs de la recherche ose remettre en cause la doxa française n'a aucun effet. Car d'une part, si la réalité du terrain est plus ou moins perçue par certains acteurs de ce jeu de rôle, ils se gardent bien de le coucher par écrit, respect des formes oblige. Et d'autre part, ils savent que la réalité et les complexités du terrain n'intéressent que modérément les politiques pour lesquels ils écrivent: le conformisme est donc de règle. Il en résulte une littérature diplomatique (les fameux TD de l'ambassadeur de France à Tunis par exemple) peu ou prou conforme à ceux qu'écrivent les autorités politiques du pays hôte. Les télégrammes de Wikileaks ont de ce point de vue mis à jours d'autres pratiques diplomatiques. Dans ce contexte, toute voix hétérodoxe est inaudible, qu'elle remonte des milieux de la recherche, ou, plus étonnant encore, des services de renseignements français (ainsi que l'a rapporté par le Canard enchaîné du 19 janvier sur la crise tunisienne).
    Par la grâce de ces blancs seings, les Etats du Maghreb ont les coudées franches, et jouissent d'une totale impunité envers leurs opposants. Paupérisés et marginalisés, ceux-ci ne bénéficient presque jamais de l'écoute des diplomates français. Dans certains cas, ils s'entendent signifier que leur présence n'est pas souhaitable dans les centres français, la colère des autorités pouvant conduire à la fermeture du centre, privant ainsi leurs collègues de publications... Parfois, leur extravagant combat pour les libertés les conduit à l'exil.
    Non, l'attitude de la France à l'égard de la Tunisie durant l'insurrection de janvier 2011 ne fut ni surprenante, ni accidentelle. Elle s'inscrit dans un désintérêt, qui relève du mépris, pour le Sud de la Méditerranée. Et lorsqu'ils décideront de réhabiliter leur influence dans cette arrière-cour, les Français risquent de se heurter à un acteur international hégémonique qui aura su, à peu de frais, habilement corriger son image auprès d'un monde arabe meurtri et délaissé.
    Khadija Mohsen-Finan (Paris VIII) et Pierre Vermeren (Paris I), enseignants-chercheurs sur le Maghreb contemporain.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill
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