Sur le plan du savoir, la civilisation islamique a été le porte-drapeau de la science et de la connaissance durant tout le Moyen-âge. Les musulmans vivaient une époque de faste et de rayonnement scientifique dans tous les domaines, au moment où l’Europe entrait dans une période sombre de son histoire.
Dès la troisième décennie après l’apparition de l’Islam, l’Etat auquel cette religion donna naissance étendit ses frontières à l’ouest jusqu’en Egypte, à l’est jusqu’à l’Asie Mineure et la Perse. Des conditions favorables encouragèrent l’intégration par les conquérants des acquis culturels de leurs concitoyens, en particulier depuis le début du règne omeyyade en l’an 661 de l’ère chrétienne. Ainsi, le processus de réception des connaissances et des biens culturels étrangers se développa rapidement dans la première moitié du VIIIe siècle, tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif, et s’étendit à presque toutes les disciplines de l’époque.
Les connaissances, théories, procédés et instruments hérités des autres cultures furent utilisés ou perfectionnés dans le nouveau milieu culturel mais furent aussi considérablement élargis et amenés à un haut niveau par la création de nouvelles disciplines.
Début de la stagnation et causes de la fin de la période de créativité
Ce brillant essor scientifique ne dura que quelques siècles et seul son souvenir demeura dans les documents historiques. En effet, la créativité scientifique commença à s’affaiblir vers le milieu du XVIe siècle et à stagner à partir du tournant des XVIe et XVIIe siècles. Cette grande mutation qui eut lieu à la fois soudainement et progressivement bascula en quelques siècles le centre de gravité de l’ancien monde. Cette question a été l’objet d’analyse de multiples conférences internationales, mais il est important que chaque individu s’engage personnellement à éclairer ses multiples dimensions. Différents termes ont été employés pour définir ce phénomène : déclin culturel, ankylose, kulturver fall (dégradation culturelle) ou kulturzer fall (délabrement culturel).
Les recherches menées sur les origines historiques de cette question donnèrent naissance à de nombreuses assertions. Il faut toutefois noter que, bien que le début du XVIIe siècle soit souvent évoqué comme l’époque du déplacement du pouvoir de l’aire culturelle arabo-islamique, les racines historiques de ce phénomène remontent à bien avant cette époque.
"A partir du IXe siècle, apparaît un débat sur les sciences. Or cela correspond à la période où l’on assiste à un développement tous azimuts des activités intellectuelles, refusant pratiquement tout contrôle. Les textes fondateurs sont alors interprétés de manière très "ouverte", même si, ici ou là, des voix se sont élevées pour s’opposer à ces interprétations et pour condamner certaines sciences. Il est arrivé que des historiens très postérieurs, parfois actuels, rapportent ces jugements, ces débats de façon totalement anhistorique, partielle, sans référence au contexte social, au moment de cette civilisation où ils ont eu lieu.’’ [1]
Il n’est pas inopportun d’évoquer le rôle d’Al-Ghazali (1058-1111), autrefois connu en Occident sous le nom d’Algazel. Grand philosophe et théologien, il s’interrogea sur le bien fondé de l’exercice des sciences rationnelles et s’engagea à concilier la philosophie et la religion. Il rédigea à cette intention deux ouvrages intitulés Les intentions des philosophes (Maqâsid al-Falâsifa) et L’Incohérence des philosophes (Tahâfut al-Falâsifa), où il s’attaque à la philosophie grecque, s’y opposant en vingt questions touchant l’homme, le monde et Dieu. La publication de ces deux ouvrages fut le point de départ du déclin de la pensée grecque dans le monde islamique et provoqua un retentissement considérable dans ce monde.
Restriction de la raison
Selon une certaine opinion, cette transmutation profonde est à l’origine de la dévalorisation des tendances schismatiques en faveur de tendances ascétiques. Le règne des premiers califes abbassides (750-1258) fut marqué par la naissance d’un mouvement religieux plutôt rationaliste surnommé "Mutazilite". Les mutazilites se manifestèrent au début de la période abbasside comme adversaires des zindiqs, dualistes perses zoroastriens, qui tentèrent de s’y opposer. Leur nom signifie "ceux qui s’abstiennent", mais on ne sait pas de quoi. Ils constituèrent une école importante qui fut adoptée officiellement par Al Ma’mûn en 827, et persécutée plus tard à partir du califat d’Al Muttawakkil (849). Se basant sur les méthodes dialectiques grecques dans l’argumentation et la défense de la foi, les mutazilites ouvrirent ainsi la voie aux discussions philosophiques dans le monde musulman.
Ils s’appuyaient principalement sur une argumentation rationnelle et dialectique des versets du Coran. Cette pensée religieuse spéculative de première importance se développa à Bassora et triompha au IXe siècle sous le califat de Ma’mûn. En partant d’une démarche basée sur le scepticisme, ils sondaient les différentes dimensions des questions métaphysiques. Ayant dominé pendant une période assez courte, ce mouvement connut un déclin rapide de par ses opposition aux traditionalistes à l’esprit étroit, et fut discrédité par la brutalité des moyens employés pour l’imposer.
Ses thèses furent fortement décriées par les adeptes de la lecture littérale du Coran et les enseignants des Hadiths, rassemblés sous l’égide d’ibn Hanbal, auteur de la jurisprudence islamique la plus stricte. Il faut toutefois noter que la diffusion des préceptes du mutazilisme, devenue sous Ma’mûn la grande autorité religieuse, eut des retentissements favorables au progrès scientifique de l’époque. En effet, sous le jeune gouvernement abbasside, le Moyen-Orient, notamment Bagdad, devint le lieu d’un formidable éveil de la pensée philosophique et scientifique grecque. Grâce au vaste mouvement de traduction des textes grecs anciens, initié par Ma’mûn, la vie intellectuelle des musulmans connut une longue période de faste.
Les œuvres des Grecs Ptolémée, Galien, Platon, Aristote, Porphyre, Euclide et autres furent traduites en arabe, parfois après avoir été, dans un premier temps, traduites du grec en syriaque. Des centres de traduction et d’études furent inaugurés en imitation de la ’’Maison de la Sagesse’’ que Ma’mûn avait fondée à Bagdad. Ce phénomène social s’étendait à l’ensemble de l’élite de la société abbasside, c’est-à-dire les califes et les princes, les fonctionnaires civils et les chefs militaires, les marchands et les banquiers et les professeurs et les savants. Il fut subventionné par d’énorme fonds, à la fois publics et privés. Ce courant intellectuel fut poursuivi par la génération suivante.
Cette école dût plus tard affronter les ascétiques, parfois surnommés les "traditionalistes" qui s’en tenaient à l’interprétation basée uniquement sur la lecture littérale sans employer les méthodes méditatives ou logiques. Il faut toutefois noter que ce courant religieux fut révisé au cours des décennies, et qu’il acquerra sous Ghazâli et Fakhr Râzi, un caractère plutôt philosophique. Probablement menacé et défié par l’école juridique fondée par Abul-Hassan al-Ash’ari, le calife Al-Motawakkil abandonna le mutazilisme pour des raisons politiques et revint à la doctrine traditionnelle, plus conforme à la lettre de la Révélation.
La diffusion de la pensée acharite restreignit non seulement le développement des sciences rationnelles et spéculatives, mais mit également fin à la liberté d’expression théologique et scientifique. D’autre part, la domination du soufisme ou mystique musulman, aux XIIe et XIIIe siècles, contribua à la mise aux bans de l’usage de l’argumentation philosophique. Cette période de l’histoire retrace ainsi la forte volonté politique de restriction du courant intellectuel et de renforcement de la pratique superficielle de l’acharisme.
Il ne fait aucun doute que l’adhésion de Motawakkil et l’intérêt qu’il manifesta pour la pensée acharite représente une raison majeure dans le processus qui mena au retardement scientifique du monde islamique, mais ne put interrompre sur le champ l’essor scientifique de son propre temps, car l’essentiel de cet essor eut lieu aux IVe et Ve siècles de l’hégire, c’est-à-dire deux à trois siècles après le développement des idées acharites. En réalité, les stratégies politiques des califes abbassides n’étaient que des tentatives destinées à faire taire la pensée rationnelle, qui allait forcément conclure à l’illégitimité du califat des Abbassides.
La suite...
Dès la troisième décennie après l’apparition de l’Islam, l’Etat auquel cette religion donna naissance étendit ses frontières à l’ouest jusqu’en Egypte, à l’est jusqu’à l’Asie Mineure et la Perse. Des conditions favorables encouragèrent l’intégration par les conquérants des acquis culturels de leurs concitoyens, en particulier depuis le début du règne omeyyade en l’an 661 de l’ère chrétienne. Ainsi, le processus de réception des connaissances et des biens culturels étrangers se développa rapidement dans la première moitié du VIIIe siècle, tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif, et s’étendit à presque toutes les disciplines de l’époque.
Les connaissances, théories, procédés et instruments hérités des autres cultures furent utilisés ou perfectionnés dans le nouveau milieu culturel mais furent aussi considérablement élargis et amenés à un haut niveau par la création de nouvelles disciplines.
Début de la stagnation et causes de la fin de la période de créativité
Ce brillant essor scientifique ne dura que quelques siècles et seul son souvenir demeura dans les documents historiques. En effet, la créativité scientifique commença à s’affaiblir vers le milieu du XVIe siècle et à stagner à partir du tournant des XVIe et XVIIe siècles. Cette grande mutation qui eut lieu à la fois soudainement et progressivement bascula en quelques siècles le centre de gravité de l’ancien monde. Cette question a été l’objet d’analyse de multiples conférences internationales, mais il est important que chaque individu s’engage personnellement à éclairer ses multiples dimensions. Différents termes ont été employés pour définir ce phénomène : déclin culturel, ankylose, kulturver fall (dégradation culturelle) ou kulturzer fall (délabrement culturel).
Les recherches menées sur les origines historiques de cette question donnèrent naissance à de nombreuses assertions. Il faut toutefois noter que, bien que le début du XVIIe siècle soit souvent évoqué comme l’époque du déplacement du pouvoir de l’aire culturelle arabo-islamique, les racines historiques de ce phénomène remontent à bien avant cette époque.
"A partir du IXe siècle, apparaît un débat sur les sciences. Or cela correspond à la période où l’on assiste à un développement tous azimuts des activités intellectuelles, refusant pratiquement tout contrôle. Les textes fondateurs sont alors interprétés de manière très "ouverte", même si, ici ou là, des voix se sont élevées pour s’opposer à ces interprétations et pour condamner certaines sciences. Il est arrivé que des historiens très postérieurs, parfois actuels, rapportent ces jugements, ces débats de façon totalement anhistorique, partielle, sans référence au contexte social, au moment de cette civilisation où ils ont eu lieu.’’ [1]
Il n’est pas inopportun d’évoquer le rôle d’Al-Ghazali (1058-1111), autrefois connu en Occident sous le nom d’Algazel. Grand philosophe et théologien, il s’interrogea sur le bien fondé de l’exercice des sciences rationnelles et s’engagea à concilier la philosophie et la religion. Il rédigea à cette intention deux ouvrages intitulés Les intentions des philosophes (Maqâsid al-Falâsifa) et L’Incohérence des philosophes (Tahâfut al-Falâsifa), où il s’attaque à la philosophie grecque, s’y opposant en vingt questions touchant l’homme, le monde et Dieu. La publication de ces deux ouvrages fut le point de départ du déclin de la pensée grecque dans le monde islamique et provoqua un retentissement considérable dans ce monde.
Restriction de la raison
Selon une certaine opinion, cette transmutation profonde est à l’origine de la dévalorisation des tendances schismatiques en faveur de tendances ascétiques. Le règne des premiers califes abbassides (750-1258) fut marqué par la naissance d’un mouvement religieux plutôt rationaliste surnommé "Mutazilite". Les mutazilites se manifestèrent au début de la période abbasside comme adversaires des zindiqs, dualistes perses zoroastriens, qui tentèrent de s’y opposer. Leur nom signifie "ceux qui s’abstiennent", mais on ne sait pas de quoi. Ils constituèrent une école importante qui fut adoptée officiellement par Al Ma’mûn en 827, et persécutée plus tard à partir du califat d’Al Muttawakkil (849). Se basant sur les méthodes dialectiques grecques dans l’argumentation et la défense de la foi, les mutazilites ouvrirent ainsi la voie aux discussions philosophiques dans le monde musulman.
Ils s’appuyaient principalement sur une argumentation rationnelle et dialectique des versets du Coran. Cette pensée religieuse spéculative de première importance se développa à Bassora et triompha au IXe siècle sous le califat de Ma’mûn. En partant d’une démarche basée sur le scepticisme, ils sondaient les différentes dimensions des questions métaphysiques. Ayant dominé pendant une période assez courte, ce mouvement connut un déclin rapide de par ses opposition aux traditionalistes à l’esprit étroit, et fut discrédité par la brutalité des moyens employés pour l’imposer.
Ses thèses furent fortement décriées par les adeptes de la lecture littérale du Coran et les enseignants des Hadiths, rassemblés sous l’égide d’ibn Hanbal, auteur de la jurisprudence islamique la plus stricte. Il faut toutefois noter que la diffusion des préceptes du mutazilisme, devenue sous Ma’mûn la grande autorité religieuse, eut des retentissements favorables au progrès scientifique de l’époque. En effet, sous le jeune gouvernement abbasside, le Moyen-Orient, notamment Bagdad, devint le lieu d’un formidable éveil de la pensée philosophique et scientifique grecque. Grâce au vaste mouvement de traduction des textes grecs anciens, initié par Ma’mûn, la vie intellectuelle des musulmans connut une longue période de faste.
Les œuvres des Grecs Ptolémée, Galien, Platon, Aristote, Porphyre, Euclide et autres furent traduites en arabe, parfois après avoir été, dans un premier temps, traduites du grec en syriaque. Des centres de traduction et d’études furent inaugurés en imitation de la ’’Maison de la Sagesse’’ que Ma’mûn avait fondée à Bagdad. Ce phénomène social s’étendait à l’ensemble de l’élite de la société abbasside, c’est-à-dire les califes et les princes, les fonctionnaires civils et les chefs militaires, les marchands et les banquiers et les professeurs et les savants. Il fut subventionné par d’énorme fonds, à la fois publics et privés. Ce courant intellectuel fut poursuivi par la génération suivante.
Cette école dût plus tard affronter les ascétiques, parfois surnommés les "traditionalistes" qui s’en tenaient à l’interprétation basée uniquement sur la lecture littérale sans employer les méthodes méditatives ou logiques. Il faut toutefois noter que ce courant religieux fut révisé au cours des décennies, et qu’il acquerra sous Ghazâli et Fakhr Râzi, un caractère plutôt philosophique. Probablement menacé et défié par l’école juridique fondée par Abul-Hassan al-Ash’ari, le calife Al-Motawakkil abandonna le mutazilisme pour des raisons politiques et revint à la doctrine traditionnelle, plus conforme à la lettre de la Révélation.
La diffusion de la pensée acharite restreignit non seulement le développement des sciences rationnelles et spéculatives, mais mit également fin à la liberté d’expression théologique et scientifique. D’autre part, la domination du soufisme ou mystique musulman, aux XIIe et XIIIe siècles, contribua à la mise aux bans de l’usage de l’argumentation philosophique. Cette période de l’histoire retrace ainsi la forte volonté politique de restriction du courant intellectuel et de renforcement de la pratique superficielle de l’acharisme.
Il ne fait aucun doute que l’adhésion de Motawakkil et l’intérêt qu’il manifesta pour la pensée acharite représente une raison majeure dans le processus qui mena au retardement scientifique du monde islamique, mais ne put interrompre sur le champ l’essor scientifique de son propre temps, car l’essentiel de cet essor eut lieu aux IVe et Ve siècles de l’hégire, c’est-à-dire deux à trois siècles après le développement des idées acharites. En réalité, les stratégies politiques des califes abbassides n’étaient que des tentatives destinées à faire taire la pensée rationnelle, qui allait forcément conclure à l’illégitimité du califat des Abbassides.
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