La montée de l'islamisme
Ma fille Karima s'est mariée en 1991. Avant tout, j'étais contente de la voir épouser un homme qu'elle aimait. Les noces furent célébrées le 5 septembre 1991 dans une Algérie où l'état d'urgence1 et le couvre-feu venaient d'être instaurés. Nous avions prévu une soirée dans la salle des fêtes de l'hôtel Aletti, sur les quais. Tous les invités durent arriver avant l'heure du couvre-feu, en début de soirée, et ne quittèrent les lieux qu'à sa levée, à cinq heures du matin.
Le mari de Karima vient de l'extrême est du pays. Moi, sa mère, suis d'origine kabyle, native d'Oujda, au Maroc, tout à l'ouest, et je me suis mariée avec un enfant de Tlemcen, à l'ouest. Mon fils, lui, a épousé une native d'Alger. Je suis ravie de constater qu'à nous quatre nous couvrons presque l'ensemble du Maghreb. On ne peut pas dire que nous ayons des oeillères régionalistes
À ma retraite, je me suis rendu compte que la situation de l'Algérie me faisait peur. Je me sentais de plus en plus mal à l'aise et ne comprenais pas l'atmosphère de violence et d'intolérance qui régnait. La souffrance était partout. J'avais très mal vécu la sanglante manifestation du 5 octobre 1988 et me disais qu'il fallait prêter attention par priorité aux conditions de vie de notre population, ce que personne ne faisait. J'en rendais responsables les cadres du FLN et le gouvernement dont le travail me paraissait superficiel. Les problèmes n'étaient ni abordés ni résolus, le peuple manquait de logements et de travail; chacun y perdait de sa dignité. Or, après tant et tant de privations, les Algériens méritaient bien un peu de mieux-être!
En 1991, époque où je me suis sentie seule et dépassée par les événements du pays, j'ai pris la décision de faire de la peinture comme dérivatif. Je me suis inscrite aux Beaux-Arts. Depuis longtemps, je ressentais le besoin de m'exprimer par le dessin et la couleur, mais n osais passer à l'acte. J'ai commencé par le fusain, j'ai même essayé la peinture sur soie, puis me suis enfin spécialisée dans les reproductions : j'estime encore prématuré de vouloir créer mes propres toiles...
L'annexe des Beaux-Arts était située sur la place du Premier-Mai. Les cours avaient lieu dans une sorte de sous-sol. J'étais entourée de jeunes, ce qui me plaisait bien. Tout le monde me respectait, et c'était réciproque. Je ne leur avais pas conté mon histoire, mais certains savaient que j'étais une ancienne moudjahida.
En plein milieu de la place, d'immenses chapiteaux avaient été dressés par les islamistes. Tous les jours, les rues d'Alger étaient remplies de manifestants: «démocrates» ou «islamistes». Le quartier général de ces derniers était justement la place du Premier-Mai. Après mon cours de peinture, empoignant ma béquille, je rejoignais tranquillement les rangs adverses, ceux des démocrates...
Ces manifestations étaient dramatiques. «Pour lui nous mourrons, pour lui nous vivrons [l'État islamique, s'entend] ! » scandaient les islamistes, alors que, de notre côté, nous affirmions de même vouloir mourir, mais pour défendre cette fois la République démocratique et populaire. Nous persistions à réclamer une Algérie strictement algérienne et je me sentais pour ma part plus algérienne que jamais.
Les islamistes avaient déclaré que la peinture était contraire à la religion musulmane. Je me fichais éperdument de ce genre de prescription «religieuse». Lorsqu'ils décrétèrent que les femmes n'avaient plus le droit de se baigner ni de se mettre en maillot de bain, ma réaction fut de m'inscrire sans plus tarder à la piscine du Premier-Mai, la natation étant indiquée pour mon fragile état de santé. Trois séances par semaine me coûtaient fort cher, mais me faisaient un grand bien physique autant que psychologique.
Tous les jours j'assistais sur la place au même manège des femmes portant le hidjab s'engouffraient sous la tente, accompagnées de «barbus», et en ressortaient une vingtaine de minutes plus tard. J'étais curieuse de savoir ce qui se passait sous ce chapiteau devant lequel ces hommes faisaient la chaîne dès le matin. J'ai fini par comprendre que les islamistes avaient transformé la place en un lieu de coucherie et de camping permanent. Officiellement, ils mettaient en pratique le fameux zaoudj el-moutaa, le «mariage de jouissance» autorisé par l'« État islamique». À mes yeux, il s'agissait ni plus ni moins que de prostitution organisée et légalisée par une fatwah2. Concrètement, cela se passait de la façon suivante : femmes et hommes se bousculaient sous la tente, un religieux prononçait quelques sourates du Coran pour les unir, et le couple se réfugiait dans un coin pour copuler. Mariés, leur rapport sexuel devenait licite. En ressortant de la tente, le mariage était dissous.
…
1. En décembre 1991, au premier tour des élections législatives, le Front islamique du salut (FIS) obtient 43,72 % des suffrages et 188 sièges (sur 430). Le gouvernement décide alors de suspendre le processus électoral: le second tour, prévu en janvier 1992, n'aura pas lieu. En février, l'état d'urgence est instauré. En mars, le FIS est dissous.
2. Fatwah: ordonnance édictée par une autorité religieuse.
Ma fille Karima s'est mariée en 1991. Avant tout, j'étais contente de la voir épouser un homme qu'elle aimait. Les noces furent célébrées le 5 septembre 1991 dans une Algérie où l'état d'urgence1 et le couvre-feu venaient d'être instaurés. Nous avions prévu une soirée dans la salle des fêtes de l'hôtel Aletti, sur les quais. Tous les invités durent arriver avant l'heure du couvre-feu, en début de soirée, et ne quittèrent les lieux qu'à sa levée, à cinq heures du matin.
Le mari de Karima vient de l'extrême est du pays. Moi, sa mère, suis d'origine kabyle, native d'Oujda, au Maroc, tout à l'ouest, et je me suis mariée avec un enfant de Tlemcen, à l'ouest. Mon fils, lui, a épousé une native d'Alger. Je suis ravie de constater qu'à nous quatre nous couvrons presque l'ensemble du Maghreb. On ne peut pas dire que nous ayons des oeillères régionalistes
À ma retraite, je me suis rendu compte que la situation de l'Algérie me faisait peur. Je me sentais de plus en plus mal à l'aise et ne comprenais pas l'atmosphère de violence et d'intolérance qui régnait. La souffrance était partout. J'avais très mal vécu la sanglante manifestation du 5 octobre 1988 et me disais qu'il fallait prêter attention par priorité aux conditions de vie de notre population, ce que personne ne faisait. J'en rendais responsables les cadres du FLN et le gouvernement dont le travail me paraissait superficiel. Les problèmes n'étaient ni abordés ni résolus, le peuple manquait de logements et de travail; chacun y perdait de sa dignité. Or, après tant et tant de privations, les Algériens méritaient bien un peu de mieux-être!
En 1991, époque où je me suis sentie seule et dépassée par les événements du pays, j'ai pris la décision de faire de la peinture comme dérivatif. Je me suis inscrite aux Beaux-Arts. Depuis longtemps, je ressentais le besoin de m'exprimer par le dessin et la couleur, mais n osais passer à l'acte. J'ai commencé par le fusain, j'ai même essayé la peinture sur soie, puis me suis enfin spécialisée dans les reproductions : j'estime encore prématuré de vouloir créer mes propres toiles...
L'annexe des Beaux-Arts était située sur la place du Premier-Mai. Les cours avaient lieu dans une sorte de sous-sol. J'étais entourée de jeunes, ce qui me plaisait bien. Tout le monde me respectait, et c'était réciproque. Je ne leur avais pas conté mon histoire, mais certains savaient que j'étais une ancienne moudjahida.
En plein milieu de la place, d'immenses chapiteaux avaient été dressés par les islamistes. Tous les jours, les rues d'Alger étaient remplies de manifestants: «démocrates» ou «islamistes». Le quartier général de ces derniers était justement la place du Premier-Mai. Après mon cours de peinture, empoignant ma béquille, je rejoignais tranquillement les rangs adverses, ceux des démocrates...
Ces manifestations étaient dramatiques. «Pour lui nous mourrons, pour lui nous vivrons [l'État islamique, s'entend] ! » scandaient les islamistes, alors que, de notre côté, nous affirmions de même vouloir mourir, mais pour défendre cette fois la République démocratique et populaire. Nous persistions à réclamer une Algérie strictement algérienne et je me sentais pour ma part plus algérienne que jamais.
Les islamistes avaient déclaré que la peinture était contraire à la religion musulmane. Je me fichais éperdument de ce genre de prescription «religieuse». Lorsqu'ils décrétèrent que les femmes n'avaient plus le droit de se baigner ni de se mettre en maillot de bain, ma réaction fut de m'inscrire sans plus tarder à la piscine du Premier-Mai, la natation étant indiquée pour mon fragile état de santé. Trois séances par semaine me coûtaient fort cher, mais me faisaient un grand bien physique autant que psychologique.
Tous les jours j'assistais sur la place au même manège des femmes portant le hidjab s'engouffraient sous la tente, accompagnées de «barbus», et en ressortaient une vingtaine de minutes plus tard. J'étais curieuse de savoir ce qui se passait sous ce chapiteau devant lequel ces hommes faisaient la chaîne dès le matin. J'ai fini par comprendre que les islamistes avaient transformé la place en un lieu de coucherie et de camping permanent. Officiellement, ils mettaient en pratique le fameux zaoudj el-moutaa, le «mariage de jouissance» autorisé par l'« État islamique». À mes yeux, il s'agissait ni plus ni moins que de prostitution organisée et légalisée par une fatwah2. Concrètement, cela se passait de la façon suivante : femmes et hommes se bousculaient sous la tente, un religieux prononçait quelques sourates du Coran pour les unir, et le couple se réfugiait dans un coin pour copuler. Mariés, leur rapport sexuel devenait licite. En ressortant de la tente, le mariage était dissous.
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Récit recueilli par Anne NIVAT
Fayard/Calmann-Lévy
2001
Pages 237 à 244
1. En décembre 1991, au premier tour des élections législatives, le Front islamique du salut (FIS) obtient 43,72 % des suffrages et 188 sièges (sur 430). Le gouvernement décide alors de suspendre le processus électoral: le second tour, prévu en janvier 1992, n'aura pas lieu. En février, l'état d'urgence est instauré. En mars, le FIS est dissous.
2. Fatwah: ordonnance édictée par une autorité religieuse.
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