Rome, février 2003 : Serge Boidevaix, une ancienne figure de la diplomatie française, dîne avec Tarek Aziz, vice-premier ministre irakien. Les deux hommes se connaissent bien. La guerre en Irak est imminente - elle éclatera le 20 mars. A l'ONU, la France a bataillé pour tenter de l'empêcher.
M. Boidevaix, ancien conseiller diplomatique de Jacques Chirac dans les années 1970, ancien secrétaire général du ministère des affaires étrangères, ambassadeur de France à vie, a noué depuis longtemps une "relation de confiance" avec le dignitaire irakien. Saddam Hussein avait fait de Tarek Aziz l'interlocuteur privilégié des réseaux français de soutien à l'Irak. Par son entremise, Serge Boidevaix a, accessoirement, gagné de l'argent.
Le ministre irakien, façade avenante du régime de Bagdad, est ce jour-là en Italie sur invitation de l'évêque des chaldéens, une communauté catholique d'Orient à laquelle il appartient. L'ex-diplomate français lui demande : "Que peut faire la France ?" Sous-entendu : pour éviter la guerre. L'Irakien reste muet. Des larmes lui montent aux yeux. "Il savait déjà que les choses étaient décidées", confiera plus tard M. Boidevaix.
Cette scène est un concentré des liens tissés, sur trente ans, entre Paris et Bagdad. Depuis, l'invasion américaine a laminé le petit monde des réseaux franco-irakiens. Deux enquêtes vont achever de les disgracier. Celle, d'abord, de l'ancien chef de la réserve fédérale américaine, Paul Volcker, chargé par l'ONU de tirer au clair les détournements du système "Pétrole contre nourriture", qui a rendu un rapport accablant, en octobre 2005. Celle aussi du juge d'instruction français Philippe Courroye, qui enquête depuis 2002 sur des malversations concernant la société Total et s'appuie sur les informations de M. Volcker pour élargir son champ d'investigation aux ramifications, en France, du programme "Pétrole contre nourriture".
"Bons de pétrole" contre lobbying. A ce jour, douze personnes sont mises en examen, en France, pour "trafic d'influence" et "corruption d'agent public étranger" dans cette affaire. La dernière en date (le 6 avril) est l'ancien ministre de l'intérieur, Charles Pasqua.
Serge Boidevaix, lui, s'est retrouvé devant le juge Courroye dès le 8 septembre 2005. Devant lui, il a décrit comment il avait monnayé ses entrées auprès du régime irakien à un groupe de trading pétrolier, Vitol, basé en Suisse. Et expliqué que les bons d'achat accordés par Bagdad étaient parfaitement légaux, l'ONU en ayant connaissance.
Il a aussi évoqué les failles du système onusien "Pétrole contre nourriture", mis en place en 1996 pour permettre à l'Irak de se fournir, dans le cadre de l'embargo international, en aliments, médicaments puis biens d'équipement civils, en utilisant ses revenus pétroliers. "Je crois que, si le système est mal fichu, il est logique de le contourner", a dit l'ancien diplomate au juge.
Le régime de Saddam Hussein avait savamment détourné "Pétrole contre nourriture". Il délivrait des bons de pétrole à des personnalités triées sur le volet, desquelles il attendait, en échange, des activités de lobbying pour la levée de sanctions frappant l'Irak depuis la première guerre du Golfe (1991). "Dès le départ, dit le rapport Volcker, l'Irak préférait vendre son pétrole à des compagnies et des individus originaires de pays perçus comme "amis" de l'Irak, en particulier s'ils étaient membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, et capables potentiellement d'alléger les sanctions." De fait, la Russie et la France ont été courtisées en priorité.
En principe, les échanges de l'Irak étaient placés sous le contrôle étroit du Comité des sanctions de l'ONU. En réalité, le système avait pris l'eau : le régime irakien se livrait à une intense contrebande pétrolière. Il imposait en outre à ses clients et fournisseurs de lui verser des "surcharges" sur les ventes de brut et des commissions - de l'ordre de 10 % - sur le volet nourriture. Le système a rapporté d'énormes revenus illicites à l'entourage de Saddam Hussein, pendant que 26 millions d'Irakiens souffraient de l'embargo.
Tarek Aziz est aujourd'hui détenu dans une prison américaine en Irak. Serge Boidevaix, lui, est toujours président de la Chambre de commerce franco-arabe, où il a été élu en 2002, mais il fait face à de lourdes accusations. L'ancien diplomate français a été interrogé pendant cinq heures par l'équipe de Paul Volcker. Il a eu l'occasion d'évoquer de quoi étaient faits les liens entre Paris et Bagdad, depuis les années Pompidou : calculs diplomatiques, appétits économiques, amitiés personnelles, réseaux à la confluence de la politique et du pétrole.
Les "amis français" de Saddam Hussein. Les amis du régime irakien se répartissaient en trois catégories : idéologues, affairistes et militants-affairistes. Serge Boidevaix fait partie des idéologues. Il a été l'un des concepteurs de la "politique arabe de la France" depuis les années 1970, lorsqu'il dirigeait le cabinet du ministre des affaires étrangères Michel Jobert.
Frappé par la crise du pétrole de 1973, Paris cherchait à déployer son influence au Proche-Orient, face aux Britanniques et aux Américains. L'Irak, avec ses deuxièmes réserves pétrolières au monde, était un interlocuteur choyé. Alors qu'en 1972 le Baas y nationalise le carburant, la Compagnie française des pétroles (CFP), un ancêtre de Total, y conserve des facilités. Jacques Chirac, premier ministre, reçoit en 1975 à Paris Saddam Hussein, qu'il qualified' "ami personnel". Bien des personnalités françaises vont parcourir, durant la seconde moitié des années 1990, la route vers l'Irak, alors sous embargo.
Serge Boidevaix, âgé de plus de 70 ans, est un habitué. Dans la capitale irakienne, il loge à l'Hôtel Rachid ou dans une maison louée du quartier de Karada, non loin de la villa de l'ambassade de France, dont il a eu les clés. Fin 1993, le Quai d'Orsay lui a confié une mission : faire libérer d'Abou Ghraib un jeune Français, Jean-Luc Barrière, capturé par les Irakiens après s'être égaré dans le désert.
Les cas Boidevaix et Mérimée. Serge Boidevaix a déclaré au juge Courroye avoir été "en liaison constante avec le Quai d'Orsay" lorsqu'il faisait ses voyages à Bagdad, où le recevait Tarek Aziz. "J'apportais mon éclairage", a-t-il expliqué. Et il ne s'est pas caché de ses activités commerciales. A partir de 1998, la société SB Consultants, qu'il a fondée, a passé un contrat avec le courtier Vitol. M. Boidevaix accompagne à Bagdad une dirigeante américaine de cette firme, Robin D'Alessandro. Elle lui avait dit, avant de le recruter : "Les Irakiens ne veulent traiter qu'avec des Français ou des Russes !"
M. Boidevaix, ancien conseiller diplomatique de Jacques Chirac dans les années 1970, ancien secrétaire général du ministère des affaires étrangères, ambassadeur de France à vie, a noué depuis longtemps une "relation de confiance" avec le dignitaire irakien. Saddam Hussein avait fait de Tarek Aziz l'interlocuteur privilégié des réseaux français de soutien à l'Irak. Par son entremise, Serge Boidevaix a, accessoirement, gagné de l'argent.
Le ministre irakien, façade avenante du régime de Bagdad, est ce jour-là en Italie sur invitation de l'évêque des chaldéens, une communauté catholique d'Orient à laquelle il appartient. L'ex-diplomate français lui demande : "Que peut faire la France ?" Sous-entendu : pour éviter la guerre. L'Irakien reste muet. Des larmes lui montent aux yeux. "Il savait déjà que les choses étaient décidées", confiera plus tard M. Boidevaix.
Cette scène est un concentré des liens tissés, sur trente ans, entre Paris et Bagdad. Depuis, l'invasion américaine a laminé le petit monde des réseaux franco-irakiens. Deux enquêtes vont achever de les disgracier. Celle, d'abord, de l'ancien chef de la réserve fédérale américaine, Paul Volcker, chargé par l'ONU de tirer au clair les détournements du système "Pétrole contre nourriture", qui a rendu un rapport accablant, en octobre 2005. Celle aussi du juge d'instruction français Philippe Courroye, qui enquête depuis 2002 sur des malversations concernant la société Total et s'appuie sur les informations de M. Volcker pour élargir son champ d'investigation aux ramifications, en France, du programme "Pétrole contre nourriture".
"Bons de pétrole" contre lobbying. A ce jour, douze personnes sont mises en examen, en France, pour "trafic d'influence" et "corruption d'agent public étranger" dans cette affaire. La dernière en date (le 6 avril) est l'ancien ministre de l'intérieur, Charles Pasqua.
Serge Boidevaix, lui, s'est retrouvé devant le juge Courroye dès le 8 septembre 2005. Devant lui, il a décrit comment il avait monnayé ses entrées auprès du régime irakien à un groupe de trading pétrolier, Vitol, basé en Suisse. Et expliqué que les bons d'achat accordés par Bagdad étaient parfaitement légaux, l'ONU en ayant connaissance.
Il a aussi évoqué les failles du système onusien "Pétrole contre nourriture", mis en place en 1996 pour permettre à l'Irak de se fournir, dans le cadre de l'embargo international, en aliments, médicaments puis biens d'équipement civils, en utilisant ses revenus pétroliers. "Je crois que, si le système est mal fichu, il est logique de le contourner", a dit l'ancien diplomate au juge.
Le régime de Saddam Hussein avait savamment détourné "Pétrole contre nourriture". Il délivrait des bons de pétrole à des personnalités triées sur le volet, desquelles il attendait, en échange, des activités de lobbying pour la levée de sanctions frappant l'Irak depuis la première guerre du Golfe (1991). "Dès le départ, dit le rapport Volcker, l'Irak préférait vendre son pétrole à des compagnies et des individus originaires de pays perçus comme "amis" de l'Irak, en particulier s'ils étaient membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, et capables potentiellement d'alléger les sanctions." De fait, la Russie et la France ont été courtisées en priorité.
En principe, les échanges de l'Irak étaient placés sous le contrôle étroit du Comité des sanctions de l'ONU. En réalité, le système avait pris l'eau : le régime irakien se livrait à une intense contrebande pétrolière. Il imposait en outre à ses clients et fournisseurs de lui verser des "surcharges" sur les ventes de brut et des commissions - de l'ordre de 10 % - sur le volet nourriture. Le système a rapporté d'énormes revenus illicites à l'entourage de Saddam Hussein, pendant que 26 millions d'Irakiens souffraient de l'embargo.
Tarek Aziz est aujourd'hui détenu dans une prison américaine en Irak. Serge Boidevaix, lui, est toujours président de la Chambre de commerce franco-arabe, où il a été élu en 2002, mais il fait face à de lourdes accusations. L'ancien diplomate français a été interrogé pendant cinq heures par l'équipe de Paul Volcker. Il a eu l'occasion d'évoquer de quoi étaient faits les liens entre Paris et Bagdad, depuis les années Pompidou : calculs diplomatiques, appétits économiques, amitiés personnelles, réseaux à la confluence de la politique et du pétrole.
Les "amis français" de Saddam Hussein. Les amis du régime irakien se répartissaient en trois catégories : idéologues, affairistes et militants-affairistes. Serge Boidevaix fait partie des idéologues. Il a été l'un des concepteurs de la "politique arabe de la France" depuis les années 1970, lorsqu'il dirigeait le cabinet du ministre des affaires étrangères Michel Jobert.
Frappé par la crise du pétrole de 1973, Paris cherchait à déployer son influence au Proche-Orient, face aux Britanniques et aux Américains. L'Irak, avec ses deuxièmes réserves pétrolières au monde, était un interlocuteur choyé. Alors qu'en 1972 le Baas y nationalise le carburant, la Compagnie française des pétroles (CFP), un ancêtre de Total, y conserve des facilités. Jacques Chirac, premier ministre, reçoit en 1975 à Paris Saddam Hussein, qu'il qualified' "ami personnel". Bien des personnalités françaises vont parcourir, durant la seconde moitié des années 1990, la route vers l'Irak, alors sous embargo.
Serge Boidevaix, âgé de plus de 70 ans, est un habitué. Dans la capitale irakienne, il loge à l'Hôtel Rachid ou dans une maison louée du quartier de Karada, non loin de la villa de l'ambassade de France, dont il a eu les clés. Fin 1993, le Quai d'Orsay lui a confié une mission : faire libérer d'Abou Ghraib un jeune Français, Jean-Luc Barrière, capturé par les Irakiens après s'être égaré dans le désert.
Les cas Boidevaix et Mérimée. Serge Boidevaix a déclaré au juge Courroye avoir été "en liaison constante avec le Quai d'Orsay" lorsqu'il faisait ses voyages à Bagdad, où le recevait Tarek Aziz. "J'apportais mon éclairage", a-t-il expliqué. Et il ne s'est pas caché de ses activités commerciales. A partir de 1998, la société SB Consultants, qu'il a fondée, a passé un contrat avec le courtier Vitol. M. Boidevaix accompagne à Bagdad une dirigeante américaine de cette firme, Robin D'Alessandro. Elle lui avait dit, avant de le recruter : "Les Irakiens ne veulent traiter qu'avec des Français ou des Russes !"
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