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Enquête. Boutef, roi d’Algérie

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  • Enquête. Boutef, roi d’Algérie

    Enquête. Boutef, roi d’Algérie

    On le disait "créature de l’armée". Non seulement il a réussi à s’en émanciper, mais il a élargi son pouvoir jusqu’aux limites de l’autocratie. Pourtant, les Algériens l’adorent…


    "Pendant 10 ans, le peuple algérien a souffert du terrorisme, et il s'est senti seul. Vous n'avez rien fait pour lui. Aujourd’hui (haussant le ton), vous êtes enfin venus le soutenir". En faisant mine de gronder ses pairs chefs d’état, présents à l’ouverture du sommet d’Alger de la ligue arabe, Abdelaziz Bouteflika plante ses yeux dans la caméra – la télévision algérienne diffuse son discours en direct.

    Applaudissements, et ébauches de vivats dans la salle. Le président s'était déjà fait applaudir, quelques minutes plus tôt, en stigmatisant l’Amérique de Bush et son "Grand Moyen Orient" en des termes à peines voilés. Ce Boutef-là, les Algériens l’adorent. Pour sa gouaille contrôlée, sa "présence" sur les tribunes, ses crescendos savamment calculés. Le petit homme ("je fais trois centimètres de plus que Napoléon", a-t-il lâché un jour en public) se veut un géant politique. L’histoire tranchera, mais en attendant, les Algériens voient volontiers en lui, comme l'écrivait le quotidien Liberté au lendemain de ce discours, une sorte de Houari Boumediene des années 2000.

    C’est d’ailleurs le cœur de leur dilemme. Les Algériens doivent-ils remercier leur président de leur faire vivre des réminiscences de leur belle époque, ces glorieuses années 70 durant lesquelles l’Algérie toisait les grandes puissances, brandissait sa révolution et son "million de martyrs" en modèle pour le tiers-monde nouvellement indépendant ? Ou doivent-ils, au contraire, se mordre les doigts d’avoir reculé de 30 ans, eux qui n’aspiraient qu’à la "normalité" et à la démocratie, après 10 ans de guerre civile ?


    Pacificateur ou manœuvrier ?

    Après 200.000 morts, "les évènements", comme on les qualifie pudiquement ici, sont bel et bien révolus. Plus de 6000 terroristes "repentis" ont bénéficié des amnisties prévues par la fameuse loi de "concorde civile" (adoptée par un référendum lancé à l’initiative de Bouteflika en 2000) et ont pu quitter le maquis. Depuis, la tension est indiscutablement retombée. Il y a quatre ans à peine, les Algériens rentraient chez eux avant la tombée de la nuit et s’y calfeutraient jusqu’au lendemain. Les téméraires qui s’aventuraient hors de la capitale couraient toujours le risque de tomber sur un "faux barrage", dressé par des fanatiques déguisés en policiers. Aujourd’hui, à la Madrague, banlieue d’Alger connue pour ses cabarets, les jeunes font la fête tard dans la nuit, et empruntent sans méfiance les "clan" (taxis clandestins) pour rentrer chez eux, en traversant des quartiers qui, il n'y a pas si longtemps, passaient pour des coupe-gorge. "La paranoïa est en baisse", résume Khaled, jeune chômeur de Bab el Oued.

    Pour une large partie de la population, c’est à "Boutef" qu’on doit cette spectaculaire embellie. "Faux, s’insurge cet ancien ministre. La concorde civile a été lancée avant son arrivée, lui n’a fait que prendre le train en marche – il y était d'ailleurs contraint, c'était en quelque sorte inclu dans son 'cahier des charges'. De toutes façons, même si ça et là, on a protesté contre les mécanismes de la loi, tout le monde, au fond, voulait sortir de la crise, les maquisards, l'armée, et bien sûr le peuple. Après 10 ans de tueries, tous les Algériens étaient épuisés, prêts à se réconcilier". C’est justement sur un programme de "réconciliation nationale" que Bouteflika a raflé 84% des suffrages lors de la présidentielle de 2004 – verrouillage des médias publics et contrôle de l'appareil administratif aidant. Il n'empêche… Les voix de protestataires sont vite retombées face à la popularité manifeste de "Boutef", considéré par la population – à tort ou à raison – comme le "pacificateur" de l'Algérie. Ce score spectaculaire a donné au président une légitimité aussi forte qu’inespérée. Celui qui, à son premier mandat, passait pour être "le président de l’armée" est devenu le "président du peuple".

    Impression renforcée par la démission du puissant chef d'état major interarmes Mohamed Lamari en août 2004, soit quelques mois après la réélection triomphale de Bouteflika – une réélection dont Lamari ne voulait pas, mais contre laquelle il n'a rien pu faire. L'idée que le "vrai pouvoir", en Algérie, est entre les mains de l'armée, est pourtant largement répandue – et notamment au Maroc. "C'est très caricatural et de plus en plus faux, répond l'ancien ministre, qui sait de quoi il parle. Le vrai pouvoir n'appartient à personne en particulier, il est dilué entre divers groupes d'influence, qui ne relèvent pas forcément de l'armée. Et l'armée elle-même est très divisée. Il suffit d'être un peu habile – et Bouteflika l'est – pour jouer sans peine de ses divisions. Hormis la concorde civile, l'armée n'a rien imposé au président".

  • #2
    État fort ou présidence forte ?

    Les optimistes pouvaient donc considérer qu'à sa réélection, le président avait un boulevard devant lui, et pouvait appliquer toutes les réformes qu'il voulait. La question est : le voulait-il ?

    Il n’en fait pas mystère, Bouteflika est partisan d’un "état fort". Entendons, d’une "présidence forte". La première chose qu’il a faite, une fois réélu, a été de "récupérer ses prérogatives" – en fait centraliser les prérogatives de ses ministres, en signant des ordonnances présidentielles à tour de bras. Aujourd’hui, c’est lui qui nomme quasiment tous les responsables publics du pays, jusqu’aux secrétaires généraux des mairies ! "Même le chef du bureau d’Air Algérie de Rabat est nommé par Bouteflika", affirme ce fin connaisseur des rouages présidentiels.

    Dans tout cela, la démocratie n’est pas vraiment à l’ordre du jour. On peut reprocher beaucoup de choses au président algérien, sauf l'ambiguïté. Ainsi, parmi ses déclarations les plus fameuses : "Tant que je suis là, il n'y aura pas d'ouverture de l'audiovisuel" (l'Algérie ne dispose toujours que d'une seule chaîne de télé, l'ENTV – équivalent de notre RTM en plus stalinien encore, si c'est possible). Autre morceau de bravoure du président, en réponse à des militants qui réclamaient le pluralisme syndical : "Un seul syndicat nous suffit". Bouteflika a aussi déclaré, le plus clairement du monde, aux féministes mécontentes de sa réformette du code du statut personnel du mois dernier : "Ne comptez pas sur moi pour contrevenir aux préceptes coraniques". Il a même fait dans la provocation, en déclarant à ces mêmes féministes : "Les femmes ont encore beaucoup à apprendre, elles n'ont pas encore la capacité de remplacer les hommes, dans beaucoup de domaines".

    Si les rares actes terroristes dont on entend encore parler relèvent plus du banditisme et n'ont plus qu'une valeur résiduelle, l’Algérie n’en vit pas moins, aujourd’hui encore, sous le régime de l’état d’urgence. Ce n’est plus justifié, mais cela reste commode, puisque les réunions publiques sont toujours interdites. Les manifestations en faveur de la présidence obtiennent volontiers des dérogations, mais quand des militants de Ghardaïa (à 700 Km au sud d’Alger) se sont réunis pour réclamer le respect des droits de l'homme, il y a quelques mois, tous ont été emprisonnés. La presse n'a pas manqué de s'en indigner, mais cela n'a rien changé. "Avec Bouteflika, c'est cause toujours. Et si tu causes trop, on te harcèle judiciairement", soupire Ali Djerri, PDG d'Al Khabar, le quotidien le plus vendu d'Algérie. Aux journalistes, Bouteflika a réservé une de ses provocations les plus célèbres, en citant comme exemple… la presse tunisienne – "responsable" selon lui, alors qu'elle est quasi-inexistante à force de peur et d'autocensure.

    Les journaux algériens, eux, conservent la liberté d'écrire sur à peu près tout, sans se faire saisir ni censurer. "Mais il faut guetter, après, le retour de bâton, témoigne Ali Djerri. Moi, chaque mardi, j'ai tribunal !". En 2001, à mi-mandat présidentiel, les peines prévues dans le code pénal pour délits de presse ont été alourdies : jusqu’à 5 ans de prison. Ces peines ont évidemment valeur coercitive. Mais "Bouteflika est bien trop rusé pour les appliquer, et s'attirer les foudres de toutes les ONG internationales de défense de la liberté de la presse", reconnaît Omar Belhouchet, directeur du quotidien Al Watan. Résultat, les journalistes sont toujours condamnés à des peines avec sursis, et à de lourdes amendes se comptant parfois en millions de dinars. Mohamed Benchicou, directeur du Matin et auteur de "Bouteflika, une imposture algérienne", est l'exception qui confirme la règle. Et encore, la justice a bien pris soin de le condamner pour délinquance fiscale…

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    • #3
      Autocrate ou Zaïm ?

      Que reste-t-il ? Les partis ? Avant sa réélection, Bouteflika avait failli perdre le contrôle du puissant Front de Libération Nationale (FLN), dont un congrès avait adoubé son ancien dauphin et grand rival Ali Benflis comme candidat à la présidentielle. Mais les alliés du président sortant avaient réussi à invalider ce congrès, et Benflis a été laminé en 2004. Depuis, le président a fermement repris le contrôle du parti historique et de ses satellites – dont le Rassemblement national Démocratique (RND), sous l’étiquette duquel Bouteflika a été réélu en 2004. Au Parlement, le FLN dispose de 211 sièges sur 381 – largement plus que la majorité absolue. Quand aux islamistes "légaux" du Hamas, ils n’ont d’autre choix que de composer avec le président…

      Alors, Bouteflika autocrate ? Aussi étrange que cela puisse paraître, il n’est pas perçu comme tel par la plus grande partie de la population, qui lui sait gré non seulement d’avoir "instauré la paix et la sécurité", mais aussi d’avoir ramené l’Algérie au devant de la scène internationale. La politique étrangère est, indéniablement, le grand talent de celui qui a été ministre des AE de Boumediene à 26 ans. Au sortir des 10 ans de guerre civile, le pays était encore isolé du monde. C’est à Boutef qu’il doit d’être devenu, depuis, membre du conseil de sécurité de l’ONU, puis de l’Organisation Mondiale du Commerce. En 1999, il a abrité le sommet de l’OUA à Alger, et la semaine dernière, celui de la Ligue arabe… Aux yeux des masses populaires, Boutef incarne, en quelque sorte, "la fierté de l’Algérie". Les élites, elles, désespèrent de le voir incarner le progrès, ou l’ouverture démocratique. Mais tant que ces mêmes élites ne sont pas significatives politiquement, cela reste un vœu pieux…

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      • #4
        Reportage. "Bab El Oued, c’est pas l’Algérie. On est presque autonomes, ici !"


        Ils s’appellent Khaled et Mourad. Ce qu’ils font dans la vie ? "Chômeurs, bien sûr !, répondent-ils en partant d’un grand éclat de rire. à Bab El Oued, on est tous des chômeurs, mais ma baynach fina, c’est-ce pas khouya ?". En effet, ils n’en ont pas spécialement l’air. 25-26 ans, mal rasés mais jeans à la mode, baskets, blouson de cuir pour l’un, veste en daim pour l’autre, Khaled et Mourad ont l’air de ce qu’ils sont : des jeunes qui se débrouillent à coup de Trabendo, vente et achat de bricoles, téléphones portables, DVD piratés, Haschisch, pourquoi pas ?

        Nous sommes dans un minuscule café populaire du mythique quartier algérois de Bab El Oued. 150.000 personnes entassées dans d’immenses cités-dortoirs, des dizaines de milliers de jeunes "hittistes" adossés chacun à son coin de mur, à guetter le passant et une idée de business. Un emploi ? La simple idée que ça puisse exister fait rire les deux jeunes hommes. "Pas ici, en tout cas…". Un de leurs héros, entre un chanteur de Raï et Abdelmalek Cherrat ("celui qui a marqué le but contre vous à Sfax") s’appelle Rafik Moumen Khalifa. Ce businessman algérien avait défrayé la chronique en montant un empire (banque, télévision, compagnie aérienne, médicaments…) avec des fonds occultes, avant de ruiner tous ses partenaires et de se réfugier à Londres, sous le coup de plusieurs mandats d’arrêt internationaux. "D’où il sortait son argent, c’est pas notre problème. Ce qu’on sait, c’est qu’il donnait du travail aux jeunes. Ces salopards de politiciens ont fini par l’avoir".

        Question absurde : ressentent-ils d’une manière ou d’une autre, la présence de l’état ? "Bab El Oued, c’est pas l’Algérie, on est presque autonomes ici, répond Mourad, fièrement. Je connais tous les hommes politiques français parce que je regarde la parabole. à part Boutef, je ne connais aucun homme politique algérien". Les intégristes ? "Ils vivent leur vie tranquilles, c’est plus comme avant quand ils venaient nous parler. Même el ghachi (l’analphabète), ils n’arrivent plus à l’embrigader. Les gens ne sont plus dupes, ils ont fait beaucoup de mal à l’Algérie". Il y a 10 ans, aucun étranger à Bab El Oued n’osait s’y aventurer, le risque de se faire trancher la gorge était trop élevé. Et aujourd’hui ? "La paranoïa a baissé", commente sobrement Khaled. Sur ces entrefaites, deux petites étoiles filantes, jetées du dehors, glissent comme l’éclair sur le sol du café. Tout le monde se bouche instantanément les oreilles, avant que deux fortes détonations ne retentissent, et qu’un petit nuage blanc ne s’élève de sous une table. Des pétards… Les clients du café reprennent leurs conversations, compréhensifs. Le mouloud approche, il faut bien que les gosses s’amusent…

        Khaled et Mourad veulent savoir si c’est vrai qu’au Maroc, on expose à la vente des joints roulés sur des petites tables, à la manière des cigarettes au détail. Ils ont l’air déçus que ce ne soit pas le cas. "Ça pourrait être un bon business", dit Mourad, rêveur. Ils veulent savoir, maintenant, comment les Marocains voient les Algériens. à la réponse "comme des gens sanguins, toujours prêts à la bagarre", Khaled répond, sourire en coin : "C’est vrai, ça ! J’ai toujours mon couteau sur moi". La bonne blague ! Mais Khaled ne blague pas. Il sort un cran d’arrêt de la poche arrière de son jean's et l’y remet discrètement, expliquant que chaque matin, avant de sortir de chez lui, il doit d’abord sentir la présence rassurante d’"el mouss" dans sa poche. "On fait tous comme ça, khouya". Puis, l’air grave : "on sait jamais…"


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